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Dépénaliser les drogues ? «On n’en sortira pas avec des politiques de répression»

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour Michaël Hogge, chargé de projets à Eurotox, la dépénalisation des drogues est une alternative à tenter. Car la répression fait pire que bien. Et que rien n’arrête les organisations criminelles aux commandes du trafic de stupéfiants.

A l’origine, certaines populations d’Amérique latine mâchaient des feuilles de coca pour tenir le coup durant les longues heures où elles travaillaient dans les champs. Aujourd’hui, cet usage existe toujours. Mais celui de la forme transformée de la coca, la cocaïne, dont les effets sont beaucoup plus marqués, est bien plus préoccupant: sentiment d’euphorie et de puissance, absence de fatigue, diminution de l’appétit, suppression des douleurs… «La cocaïne donne l’impression à celui qui la consomme qu’il se sent davantage en possession de ses moyens et prêt à relever les défis de la vie moderne», résume Michaël Hogge, chargé de projets chez Eurotox, l’Observatoire socio-épidémiologique alcool-drogues en Wallonie et à Bruxelles.

« Si nous n’agissons pas sur les déterminants plus généraux de la santé – sociaux et économiques, il restera compliqué de limiter la casse »

Michael Hogge

Comment expliquez-vous le succès croissant de ce produit?

Son succès est à mettre en perspective avec la logique capitaliste, et les valeurs néolibérales qui en sont les conséquences, des sociétés occidentales. Ces dernières nous poussent, dans toutes les sphères de nos vies quotidienne, professionnelle, familiale, relationnelle et sociale, à essayer d’être le plus performant et le plus efficace possible. Nos sociétés laissent peu de place à l’échec et ne le valorisent pas assez: on essaie d’éviter d’être faible. Nous internalisons très jeune cette logique de la performance. Car les enfants imitent les adultes, qui se comparent tout le temps. Cela les imprègne au point qu’ils sont parfois en compétition avec eux-mêmes, avec l’obsession de faire toujours plus et mieux.

Ce contexte favorise le recours à divers moyens pour essayer d’accroître les performances. Or, la solution pharmacologique est la plus facile, la plus accessible et la plus immédiate. Même si c’est illusoire, parce que si on en consomme trop régulièrement, les effets indésirables de la cocaïne suppriment les bénéfices d’amélioration des fonctions attentionnelles, de la confiance en soi ou de la désinhibition pour qui est trop timide.

Michaël Hogge
Michaël Hogge © DR

Quels sont les publics concernés par la consommation de cocaïne?

Toutes les classes sociales et toutes les professions qui doivent «tenir le coup». Le milieu de la nuit, bien sûr, mais aussi les métiers où l’on est sur le devant de la scène, dans les médias, la politique ou en lien avec la justice. Plutôt des fonctions intellectuelles donc, même si d’autres y recourent. Pour être performant, il n’y a d’ailleurs pas que la cocaïne. On citera aussi le speed, les boissons énergisantes, très consommées, ou certains médicaments.

Il y a dix ans, le crack était courant aux Etats-Unis. Se répand-il désormais ici?

La cocaïne transformée en crack est également problématique. Dans les pays occidentaux, son usage se généralise, surtout auprès des usagers les plus vulnérables, entre autres dans la rue. Il suffit d’ajouter de l’ammoniaque ou du bicarbonate de soude à la cocaïne pour obtenir un produit beaucoup plus euphorisant mais aussi beaucoup plus addictif encore, qui débouche sur des consommations compulsives. Celles-ci ont des effets graves sur l’hygiène de vie en général ainsi que des effets psychologiques, comme l’agressivité, la paranoïa, les troubles du sommeil, etc.

D’aucuns considèrent que c’est du côté de la demande des consommateurs qu’il faut agir pour tenter de résoudre les problèmes liés aux stupéfiants à Anvers. Cette analyse est-elle correcte?

L’ offre et la demande sont évidemment liées. Mais il est illusoire de croire qu’on puisse totalement effacer la demande. L’usage de drogues a toujours existé et existera toujours, pour une série de raisons: améliorer ses performances, transcender qui l’on est, soulager des douleurs psychologiques ou physiques, des psychotraumatismes, de l’anxiété ou de la dépression…. Il y a le plaisir qu’on en retire, aussi, ce qui compte dans une société hédoniste, tournée vers l’immédiateté du plaisir.

La population, dans son ensemble, est-elle suffisamment informée sur le sujet?

D’un point de vue politique, on ne prend pas assez en compte l’importance d’informer sur ces questions pour faire en sorte que l’impact, sur la santé et la société, de l’usage des drogues – qu’on ne pourra d’ailleurs jamais empêcher – soit le plus faible possible. Ce travail d’information devrait se faire sur le long terme, dès l’adolescence. Or, les campagnes actuelles se limitent à quelques petites annonces, parfois à la télévision, sur les dangers des drogues, alors que les jeunes ne sont pas sensibles aux dangers. Ce n’est pas comme ça qu’on les accroche… Il faut les informer sur les bénéfices de ces produits, parce qu’il y en a, sinon on ne les consommerait pas, et sur les risques de la consommation, notamment en matière de dépendance. Si ces efforts d’information étaient consentis, on aurait moins de consommations problématiques. Je pense que l’on gagnerait à traiter les usagers de manière plus neutre, à les déstigmatiser.

On n’informe pas assez, et bien, la population sur ce qu’est une drogue, au-delà de nos représentations, sur le peu de différences qui existent, fondamentalement, entre les drogues et les médicaments vendus en pharmacie. Si c’était le cas, les responsables politiques seraient peut-être davantage prêts à tenter des actions plus innovantes et audacieuses, sans craindre de perdre leur électorat. La seule information ne suffirait évidemment pas. Nous vivons dans une société très dure, avec beaucoup d’inégalités sociales qui ont tendance à se transformer en inégalités de santé: nous ne sommes pas égaux face aux risques de dépendance aux produits. Si nous n’agissons pas sur les déterminants plus généraux de la santé – sociaux et économiques –, il restera compliqué d’être efficace et de limiter la casse.

Renforcer la répression à Anvers, est-ce la mesure qui s’impose?

Les trafics de drogue sont des moyens très opportuns et très attractifs pour permettre aux organisations criminelles, petites ou grandes, d’enregistrer rapidement d’importants bénéfices. Rien n’arrête ces organisations. Plus on tente de les freiner, plus elles deviennent violentes. Des études l’attestent: plus on essaie de lutter contre ces marchés et plus cela occasionne des violences. Car pour répondre aux politiques plus fermes mises en place par le pouvoir politique, les organisations qui peuvent résister à ce bras de fer et aux cartels rivaux se renforcent, grandissent et engrangent encore plus de bénéfices.

A Anvers, on voit se multiplier des faits de violence habituels en Amérique latine mais qui étaient jusqu’ici peu présents chez nous…

C’est très inquiétant. Et il n’y a pas de solution miracle. Mais si on décriminalisait la vente de drogues, on permettrait aux consommateurs de sortir de la clandestinité. On aurait alors plus de chances de les toucher pour leur apporter les soins nécessaires et les informer. C’ est ce qu’on fait avec l’héroïne, délivrée en certains lieux dans des salles de consommation contrôlée. Bien sûr, cela a un coût et peut sembler en contradiction avec les valeurs de notre société. Mais cet accompagnement permettrait aussi à certains usagers de sortir de la petite criminalité, car se procurer de la drogue, et donc de l’argent, a des conséquences en matière de criminalité. Bien sûr, cette manière de procéder ne serait pas, en soi, suffisante. Il faut aussi accepter que des gens souhaitent consommer des substances psychoactives autres que celles qui sont légalement accessibles, comme l’alcool et le tabac. Il faut accepter des usages plus hédonistes ou plus fonctionnels de ces produits, les encadrer, autoriser certains produits pour certains types de consommation précis. Ce serait un moyen de venir à bout du problème, au moins partiellement. Une alternative à tenter. Parce que la prohibition entraîne beaucoup de dommages, à tous niveaux.

« Il faut accepter des usages plus hédonistes ou plus fonctionnels, autoriser certains produits pour certains types de consommation ».

Michael Hogge

Toute politique de répression serait donc vaine?

On n’en sortira pas avec ces politiques. A supposer que l’on parvienne à tout cadenasser à Anvers – il faudrait des moyens colossaux pour pouvoir contrôler tous les conteneurs entrants –, les pouvoirs publics ne feraient que déplacer le problème. Les organisations criminelles trouveront toujours des solutions pour acheminer les produits et engranger des bénéfices. Si ce n’est plus avec des conteneurs, ce sera peut-être avec de petits avions ou bateaux privés, ailleurs.

Dispose-t-on de données chiffrées précises pour mesurer la réalité de la consommation de cocaïne en Belgique?

Non. Les chiffres officiels dont on dispose sont très en deçà de la réalité. Selon l’enquête de santé publique de Sciensano, réalisée en 2018, 1,5% des 15-64 ans disent avoir consommé de la cocaïne au moins une fois au cours des douze mois précédents. Mais cette enquête ne tient pas compte des sans-abri qui consomment en rue, ni de ceux qui sont en traitement. En outre, elle s’appuie sur des réponses fournies uniquement par des volontaires. Beaucoup de gens n’y participent donc pas. On passe ainsi à côté de la mesure exacte de la problématique. La prochaine enquête aura lieu cette année… On manque actuellement d’un baromètre pour prendre la mesure de la consommation, de ses conséquences sur la santé publique et des moyens à allouer à la recherche dans le cadre de cette lutte, etc. Un tel outil de mesure serait pourtant très utile pour mener des politiques publiques performantes.

Le milieu de la nuit est loin d'être le seul concerné. Toutes les professions où il faut «tenir le coup» peuvent l'être.
Le milieu de la nuit est loin d’être le seul concerné. Toutes les professions où il faut «tenir le coup» peuvent l’être. © GETTY IMAGES

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