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Siphonnage de données, absence de contrôle : pourquoi le monde se méfie de TikTok

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Avec plus d’un milliard de fans à travers le monde, TikTok s’est imposée en un temps record comme l’application la plus populaire auprès des jeunes internautes. Aux Etats-Unis, où elle compte 150 millions d’utilisateurs mensuels et supplante Twitter et Facebook, elle est pourtant à deux doigts de se faire «swiper». Fin de l’hégémonie?

Sept ans après son lancement, le projet d’hébergement de vidéos courtes de l’entreprise technologique chinoise ByteDance séduit toujours autant les 15-25 ans, nettement moins ceux qui les gouvernent et qui la soupçonnent de transférer les données personnelles des utilisateurs américains et européens vers la Chine. C’est au pays du premier amendement, celui, dans la Constitution, censé protéger et garantir la liberté d’expression, que la situation est la plus litigieuse.

Déjà exclue des smartphones du personnel des agences fédérales américaines depuis janvier, la plateforme risque le bannissement pur et simple si elle ne parvient pas à convaincre tant les démocrates que les républicains de son indépendance envers le gouvernement chinois, et de sa capacité à protéger les plus jeunes utilisateurs contre les contenus dangereux ou inappropriés.

A quel point la plateforme, qui a atteint un chiffre d’affaires de dix milliards de dollars, souffre-t-elle de ces sanctions?

En témoigne l’ambiance électrique autour de l’audition musclée devant le Congrès de Shou Zi Chew. On était loin de la légèreté des vidéos de tortues se délectant de quelques fraises et des imitations de Mercredi Addams. Le jeune et discret PDG de TikTok s’est à ce point fait bousculer en commission parlementaire que ses partisans et les fans de l’application se sont empressés de prendre sa défense en ligne, tandis que des représentants du gouvernement chinois raillaient l’obstination américaine, qualifiant les membres du Congrès de vieux «ignorants de la techno- logie», «déconnectés», «paranoïaques et moralisateurs».

Espionnage et autres petits écarts

Côté américain, les craintes sont réelles, et elles ne sont pas infondées: en décembre 2022, ByteDance avait admis que certains de ses employés avaient eu accès aux données des utilisateurs européens de la plateforme pour traquer des journalistes qui avaient enquêté sur elle. L’entreprise dépense pourtant sans compter – et depuis quelques années déjà – pour soigner son image et se refaire une cyber- virginité. Elle aurait ainsi dépensé plus de 1,5 milliard de dollars dans le projet Texas. Annoncé en juillet 2022, le programme vise à rapatrier la totalité des données de l’application sur des serveurs entièrement basés aux Etats-Unis et administrés par la société américaine Oracle. Le plan est également censé mettre fin à l’ingérence du gouvernement chinois dans le contenu de l’application et à la manipulation des algorithmes à des fins de propagande.

ByteDance, société mère de TikTok, affiche un chiffre d'affaires de 80 milliards de dollars.
ByteDance, société mère de TikTok, affiche un chiffre d’affaires de 80 milliards de dollars. © getty images

Une déclinaison du projet Texas, destinée à rassurer les autorités européennes cette fois, a suivi en mars 2023. Baptisé Clover, le programme permettra, promet ByteDance, de créer une enclave autonome et sécurisée pour les données des utilisateurs européens de TikTok. Comment? En introduisant des passerelles de sécurité limitant l’accès aux employés de la société à ces données.

Clover, chiffré à 1,2 milliard de dollars, prévoit en outre le transfert et le stockage des données à partir de cette année dans trois centres européens, deux en Irlande et un en Norvège, et un meilleur filtrage des contenus susceptibles de nuire aux jeunes. A priori, le cahier des charges est rempli. Reste à savoir qui contrôlera tout ça et avec quels moyens…

C’est que l’appli n’est pas tombée en disgrâce qu’aux Etats-Unis. En Europe aussi, ByteDance est accusée d’être sous la coupe de Pékin. L’enjeu est tout aussi colossal puisqu’on dénombre à peu près autant d’utilisateurs européens qu’américains. Fin février, la Commission européenne, suivie du Parlement européen qui lui a emboîté le pas, a formellement interdit à son personnel d’installer le réseau social sur ses tablettes et smartphones, y compris les appareils personnels, si ceux-ci contiennent des applications officielles, en vue de protéger les institutions contre les cybermenaces. Depuis, les mesures restrictives à l’encontre de la plateforme se sont faites aussi virales que les vidéos de ses meilleurs TikTokeurs.

Plusieurs pays européens déconseillent ou interdisent dorénavant à leurs fonctionnaires d’installer l’application sur leur matériel professionnel. C’est le cas des Pays-Bas, de la Norvège, du Danemark, de la Suède, de la France et du Royaume-Uni.

Trois centres européens de stockage, dont celui de Green Mountain en Norvège, devraient sécuriser les données des utilisateurs européens de TikTok.
Trois centres européens de stockage, dont celui de Green Mountain en Norvège, devraient sécuriser les données des utilisateurs européens de TikTok. © CTS Nordics

En Belgique, où TikTok compte à peu près quatre millions d’utilisateurs, l’interdiction émanant du Conseil national de sécurité (CNS) s’applique à tous les fonctionnaires fédéraux, aux ministres et aux membres de leur cabinet. Elle a depuis été étendue à la Flandre, la Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale.

Certains gouvernements sont plus remontés que d’autres: les Pays-Bas et l’Italie, par exemple, ont lancé deux enquêtes, l’une relative au non-respect de la législation européenne sur la protection des données (RGPD), l’autre à l’absence de contrôle efficace des contenus dangereux pour la santé mentale des utilisateurs (suicide, troubles alimentaires…).

La concurrence est forte. Les interdictions visant TikTok sont une bonne nouvelle pour Google.

Hors Europe, TikTok a littéralement été débranchée dans plusieurs Etats. En juin 2020 en Inde, ByteDance a soudainement été privée des données de quelque deux cents millions d’utilisateurs et de la créativité de milliers de producteurs de contenus.

Course aux Reels

A quel point TikTok, qui a atteint un chiffre d’affaires mondial de près de dix milliards de dollars en 2022 (contre 4,6 milliards en 2021) et compte 730 millions d’utilisateurs rien que sur le territoire chinois, souffre-t-elle de ces sanctions? Après tout, ByteDance, sa société mère, affiche un chiffre d’affaires annuel de 80 milliards de dollars.

«Tout dépend de sa capacité à monétiser les données des utilisateurs auprès des publicitaires et combien cette monétisation pourrait lui rapporter, évalue Paul Belleflamme, professeur d’économie à l’UCLouvain et spécialiste des plateformes digitales. En Europe, le Digital Services Act (NDLR: qui doit entrer en vigueur en septembre 2023) représente tout de même une mesure importante et pourrait mener à une crise plus générale, entraînant une baisse des revenus publicitaires. Dans ce cas, l’entreprise sera peut-être contrainte de revoir sa stratégie de monétisation et de créer une version payante pour les accès à valeur ajoutée ou pour faire authentifier son compte, comme c’est déjà le cas sur d’autres plateformes.»

Le secteur de la vidéo courte est très concurrentiel. Chacun y cherche à se différencier, surtout depuis l'arrivée de TikTok.
Le secteur de la vidéo courte est très concurrentiel. Chacun y cherche à se différencier, surtout depuis l’arrivée de TikTok. © tiktok

«On est dans un secteur où la concurrence est très forte et où chacun cherche le moyen de se différencier, surtout depuis l’arrivée de TikTok, poursuit l’économiste. Les mesures de restriction ou les interdictions visant la plateforme sont évidemment une bonne nouvelle pour Google, bien qu’il soit difficile de prédire si les utilisateurs reviendront vers Facebook et YouTube pour autant. On peut présumer qu’un rééquilibrage se fera. Le fait qu’il n’existe aucune propriété intellectuelle sur le mode de fonctionnement des applications permet aux concurrents de mettre en place eux aussi un service de vidéos courtes. Mais à côté de TikTok, ils font tout de même figure de copistes.» L’opération séduction bat son plein. En septembre dernier, la plateforme YouTube annonçait qu’elle partagerait désormais ses revenus publicitaires avec les créateurs de contenus courts (Reels), à condition que ceux-ci capitalisent mille abonnés et dépassent les dix millions de vues au cours des nonante derniers jours. Un privilège exclusivement réservé jusque-là aux créateurs de contenus plus longs.

A l’occasion de la présentation des résultats trimestriels de sa société, en juillet 2022, Mark Zuckerberg a reconnu que les formats Reels ne se monétisaient pas encore au même rythme que le flux ou les stories. «En théorie, nous pourrions pousser moins fort sur la croissance de Reels, mais ce serait pire pour nos produits et nos activités à plus long terme, car nous sommes convaincus que Reels augmentera l’engagement global et finira par se monétiser de manière proche du flux feed (NDLR: le fil d’actualité)».

Face à l’appât du gain et au besoin toujours plus pressant de scroller, les mises en garde des organismes de sécurité et de protection des données ne pèsent pas bien lourd. La grande majorité des utilisateurs identifient difficilement à quels risques ils pourraient s’exposer s’ils ne sont ni politiciens, ni journalistes, ni opposants à un régime autoritaire. «On observe une conscientisation de plus en plus forte mais il y a toujours ce paradoxe concernant la vie privée: les internautes assurent que le respect de la vie privée est important pour eux mais ils ne font rien pour la protéger, parce que cela leur demande du temps et de l’énergie. Par ailleurs, ils ne voient pas nécessairement en quoi le fait que le gouvernement chinois puisse savoir qu’ils ont regardé trois vidéos de chats est problématique. Le risque global est déjà mal évalué, le risque individuel, lui, est perçu comme futile.» Jusqu’à ce qu’une mésaventure ou une mauvaise expérience en ligne le leur rappelle.

730 000 000

Tel est le nombre d’utilisateurs actifs de TikTok (Douyin) rien qu’en Chine, en décembre 2022.

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