La neige, le deuil, l’amour

Hiner Saleem a tourné l’attachant Vodka Lemon en Arménie, mais c’est au peuple kurde que le cinéaste dédie son beau travail de poète et de citoyen

(1) Jeu de mots en anglais sur le décalage d' » Irak Forever « ( » Irak pour toujours « ) et, en ajoutant un simple  » n « ,  » Irak Fornever  » ( » Irak pour jamais « ).

Hiner Saleem est également l’auteur d’un récit autobiographique passionnant, Le Fusil de mon père, un livre paru aux éditions du Seuil et où il retrace une enfance marquée par la prise de pouvoir de Saddam Hussein, les persécutions et la fuite d’Irak à l’âge de 17 ans.

Ceux et celles qui regardèrent, le soir de la chute de Bagdad et du régime de Saddam Hussein, le journal télévisé de France 2 n’auront pas oublié les mots fermes, sans détour, du réalisateur kurde Hiner Saleem. Invité sur un plateau où il ne masqua pas son bonheur de voir le tyran vaincu, le cinéaste ne cherchait pas à se montrer politiquement correct, ni à faire la fine bouche devant la déroute du bourreau de son peuple. L’absence de courage n’est pas la marque de celui qui s’en ira tourner, à l’automne prochain, au Kurdistan irakien, un film au titre ironique d’ Irak Fornever (1).

Le réalisateur de l’endiablé Vive la mariée… et la libération du Kurdistan (1997) nous offre en attendant une bien attachante tranche de cinéma vivant avec Vodka Lemon, un film qu’il a tourné dans les montagnes arméniennes, au milieu de paysages superbes. Les premières images montrent un lit glisser à la manière d’un traîneau sur une route enneigée. Un vieil homme est couché dans l’étonnant véhicule qui fonce à toute allure, finissant par rejoindre un cortège où il s’arrêtera, permettant au vieillard û en fait, un musicien û de prendre son instrument et de se mettre à jouer… Certainement une des séquences d’ouverture les plus singulières et les plus engageantes vues depuis plusieurs années, cette scène annonce la manière drolatique et poétique dont Hiner Saleem conduira tout son film. Vodka Lemon a pour principal décor un petit village kurde du Caucase. Hamo, la soixantaine portant beau et de faux airs d’Omar Sharif, y vit sa retraite d’officier de l’Armée rouge. Il va fleurir quotidiennement la tombe de son épouse et en ôter la neige. Un jour, il remarque une veuve d’une cinquantaine d’années qui nettoie de même la tombe de son mari. Dans le bus qui les ramène au village, leurs regards se croiseront. En attendant plus. Hamo trouvera en rentrant une lettre de son fils, émigré à Paris. L’argent espéré ne sera pas dans l’enveloppe, lui qui serait pourtant venu bien à point pour le père démuni avec sa pension de sept malheureux dollars par mois. Mais le vieil homme préfère désormais penser à la belle Nina qu’aux problèmes de la vie quotidienne…

Un artiste libre

D’autres personnages viendront mettre leur grain de sel dans la chronique originale qu’est le film de Saleem. Questions de générations, débats idéologiques, tactiques de survie seront au menu des rebondissements d’une action menée sans hâte inutile, avec un rare sens des lieux, des êtres et des sentiments. Vodka Lemon est né d’une phrase d’un poème kurde que le réalisateur se plaît à citer :  » Je me souviens de mon enfance et elle est toute blanche, blanche de neige, toute blanche à l’exception d’une tache noire : celle de la robe de ma mère…  » Ce point de départ  » probablement inconscient  » a mené à une accumulation de notes (prises au café, dans le train) jusqu’au moment où  » les choses se cristallisent  » et où Hiner Saleem se met à  » écrire comme habité, de manière irrationnelle, les mots et les images coulant comme d’une source intérieure, sans recul analytique ou intellectuel, dans une logique primitive.  »

De ce processus organique,  » où une idée qui paraissait initialement cruciale devient soudain inutile, alors qu’une autre aux allures mineures prend tout à coup une dimension formidable « , est venu  » le synopsis indispensable pour la recherche d’un budget, du financement du film « . Saleem préférerait travailler sans scénario du tout, en complète liberté, mais il sait bien que les réalités matérielles s’y opposent.  » J’ai donc présenté un script à peu près normal, sourit-il, alors que souvent une phrase me suffirait pour avoir toute une séquence, tant les images du film se déroulent sans cesse dans ma tête bien avant que je le tourne.  » Une fois la production franco-suisse-arménienne de Vodka Lemon assurée, le cinéaste put comme à son habitude  » tout oublier et recommencer dans la liberté qu’un artiste se doit de conserver pour rester vrai, sincère.  »  » Je ne pense pas forcément le soir ce que je pensais le matin, explique Hiner Saleem. Et il m’arrive, juste avant de tourner une scène, d’avoir une nouvelle idée et de renoncer à ce qui était prévu pour la suivre. Le risque m’est nécessaire. Evidemment, quand ça marche, tout le monde est content, mais dans le cas contraire, on me dira que je n’ai pas respecté mon contrat !  »

Le tournage de Vodka Lemon s’est déroulé dans des conditions difficiles, exigeant du réalisateur et de son équipe complice une résistance et une détermination féroces. Deux qualités que Hiner Saleem juge très naturelles de la part de Kurdes, descendants d’un peuple sans pays, nié dans ses aspirations et souvent opprimé par le pouvoir des nations entre lesquelles son territoire s’est vu disperser. Très sensible à cette cause vécue de l’intérieur, par l’héritage du passé comme par l’engagement présent, le cinéaste n’entend pas pour autant user du cinéma comme d’une machine propagandiste. Il propose avec plus de vérité, plus de modestie, un regard où la vérité humaine, la juste observation de la manière dont vivent les gens, passe à travers le prisme d’une subjectivité clairement revendiquée par un artiste ne se refusant aucun élan poétique, mais néanmoins  » soucieux d’éviter toute prétention.  »  » Je n’ai aucune leçon de morale à donner, aucun monde idéal à proposer, conclut Hiner Saleem, je suis simplement sensible à tout, et de cette sensibilité naît un cinéma offert en partage, imposé à personne. Je n’ai pas la rage militante, je vis dans le doute, et j’aime bien ce doute, je sais bien que le monde n’est pas fait de méchants absolus et de gentils totalement innocents. En l’homme le plus pourri en apparence, je serai capable d’apercevoir une lueur positive, un petit quelque chose de bon…  »

Propos recueillis par Louis Danvers

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire