La visite du conseiller fédéral Ignazio Cassis à Kiev, en 2022, n’a pas dissipé les critiques sur l'équité suisse. © BELGA IMAGE

Guerre en Ukraine : le dilemme de la Suisse face aux réexportations d’armes

François Janne d'Othée

Les Occidentaux mettent la pression pour que la Suisse assouplisse sa position. Mais elle privilégie sa neutralité à la solidarité avec l’Ukraine en guerre.

En face du château de Chillon, sur les bords du lac Léman, un fort militaire, tapi sous la montagne et camouflé par la falaise, a fait partie du système de défense suisse de 1940 à 1995. Aujourd’hui, on peut le visiter. De l’armurerie au réfectoire, du poste de commandement à l’infirmerie, on se promène dans un dédale de couloirs, où on tombe sur des personnages plus vrais que nature. On s’y croirait. Le slogan du fort? «L’histoire en direct.» Personne n’imaginait qu’il se ferait rattraper par l’actualité de la guerre en Ukraine.

Allemagne, Espagne, Danemark…

La Suisse, qui n’est membre ni de l’Otan ni de l’Union européenne, n’est pas immunisée contre les agressions. Mais c’est moins son armée que sa neutralité qui l’a sauvée durant les deux guerres mondiales, même si ce fut au prix de ventes d’armes aux nazis. Or, cette neutralité irrite aujourd’hui l’UE car elle met au second plan la nécessaire solidarité. Ainsi, l’Allemagne comptait exporter vers l’Ukraine des munitions helvétiques pour le char antiaérien Gepard. Mais Berne lui a prestement rappelé qu’elle s’était engagée à ne pas les transmettre à des pays en guerre… L’Espagne et le Danemark ont également essuyé des refus catégoriques.

Une neutralité dogmatique

Perçue comme dogmatique par les partenaires occidentaux, la neutralité suisse leur semble dans ce cas précis un prétexte trop commode. La convention de La Haye de 1907, qui la fonde, ne dit rien sur le transfert d’armes, direct ou indirect. Elle se borne à déclarer que la Suisse ne peut pas participer à des guerres. En 1924, le protocole de Genève stipule que la guerre d’agression n’est plus acceptable et préconise l’assistance à toute victime d’agression. Il a fallu attendre 1972 pour qu’une loi suisse interdise d’exporter des armes vers des pays en conflit, et 1996 pour que soit inscrite la nécessaire autorisation avant toute réexportation.

Liberté et démocratie

«La Suisse fait face à un dilemme, constate la philosophe politique Katja Gentinetta, chargée de cours aux universités de Lucerne et Zurich. Elle est neutre mais aussi membre à part entière de l’ONU depuis 2002. A ce titre, elle est appelée à se prononcer contre tout recours à la force. Mon pays se voit donc forcé de condamner l’agression de l’Ukraine. Doit-il pour autant participer directement à l’effort de guerre? Non. Mais je ne vois aucune raison de refuser à l’agressé le droit d’utiliser nos armes.» Selon elle, si l’attaque russe concerne directement la liberté et la démocratie, «elle concerne aussi la Suisse».

Les « bons offices » suisses

Ce refus helvétique mène à un double paradoxe: la Confédération développe une industrie de l’armement destinée à l’exportation (près d’un milliard d’euros en 2022), veut se rapprocher de l’Otan et de l’UE, mais interdit toute réexportation d’armes vers l’Ukraine.

D’autre part, elle se refuse à livrer des armes à Kiev, mais en vend directement à l’Arabie saoudite qui n’a rien d’un modèle démocratique et a trempé durant huit années dans un conflit meurtrier au Yémen.

Sans parler des sanctions européennes envers la Russie, que Berne n’a consenti à appliquer que du bout des lèvres, après qu’Ursula von der Leyen a empoigné son téléphone. Pour appuyer sa neutralité, Berne avance souvent ses missions de «bons offices» dans les conflits. Mais la Norvège remplit le même rôle, tout en étant membre de l’Otan.

Blocage politique

Aujourd’hui, la situation est bloquée. «Le pouvoir fédéral, désuni, n’a pas le courage de prendre une position claire sur le sujet, d’autant que les élections se tiendront à l’automne, souligne Katja Gentinetta. C’est le même gouvernement qui a stoppé les négociations autour de l’accord-cadre avec l’UE. Il s’agit en fait du même débat: veut-on s’ouvrir à l’Europe?» Au Parlement, seule une minorité de députés soutient la réexportation des armes suisses. Des initiatives ont vu le jour, mais, jusqu’à présent, aucune n’a abouti.

Seules des pressions extérieures parviendront à infléchir le cours de sa neutralité.

«Seules des pressions extérieures parviendront à infléchir le cours de la neutralité suisse», estime Katja Gentinetta. Ce ne serait pas la première fois, si l’on se réfère aux assouplissements dans le secret bancaire ou les sanctions contre la Russie. Berne commence également à plancher sur des pistes pour confisquer les milliards gelés des oligarques russes sous sanctions.

A la différence de l’Autriche

En Autriche aussi, la neutralité, imposée par l’URSS en 1955 en échange d’un retour à l’indépendance, est un pilier de l’identité nationale. Le pays n’est membre d’aucune alliance militaire. Mais contrairement à la Suisse, l’Autriche fait partie de l’Union européenne… et n’est pas un grand producteur d’armes.

Lors de sa visite en Ukraine en février dernier, le président autrichien Alexander Van der Bellen a souligné que la neutralité de son pays était militaire mais pas morale. Autrement dit, l’Autriche ne livrera pas d’armes à l’Ukraine mais continuera à la soutenir sur le plan politique et humanitaire.

Pas une fin en soi

Faut-il, en Suisse également, inscrire la neutralité permanente dans la Constitution? C’est le vœu des promoteurs d’une initiative populaire qui espèrent qu’elle débouchera sur un référendum. En vertu de cette proposition, la Suisse serait empêchée d’adhérer à une alliance militaire ou de défense, à moins d’être elle-même agressée. La Suisse ne pourrait plus infliger de sanctions à l’égard d’Etats. Ni autoriser la réexportation d’armes.

L’initiative devra récolter cent mille signatures d’ici au 8 mai 2024. «Si elle aboutit, la neutralité sera gravée dans le marbre et il sera très difficile d’en sortir, conclut Katja Gentinetta. Or, la première déclaration officielle de la neutralité suisse, en 1674, stipulait qu’elle était un moyen de préserver l’indépendance, et non une fin en soi. On pouvait y mettre un terme si le contexte l’imposait.» En faisant un bond dans le temps, c’est le choix que vient d’opérer la Finlande, officiellement neutre, en devenant le 31e membre de l’Otan.

Katja Gentinetta, chargée de cours aux universités de Lucerne et Zurich.
Katja Gentinetta, chargée de cours aux universités de Lucerne et Zurich. © Benjamin Hofer

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