Zelensky à Izium en septembre
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Volodymyr Zelensky : « Poutine va tomber. C’est une question de temps » (interview)

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« Nous ne sommes pas en guerre contre la Russie, la Russie est en guerre contre nous sur notre territoire. Les Russes doivent se retirer », déclare le président ukrainien Volodymyr Zelensky à nos confrères de The Economist. Il appelle les Russes à s’opposer à Poutine.

Cet automne, la reprise de Kherson, ville portuaire stratégique, a constitué un tournant crucial dans la guerre en Ukraine. Auparavant, des villes plus petites avaient été libérées, notamment la ville d’Izioum, au nord. Mais la libération, selon le président ukrainien Volodymyr Zelensky, n’a pas seulement provoqué une grande joie. « Il est effrayant de voir comment les villes libérées ont changé sous l’occupation », déclare Volodymyr Zelensky depuis son bureau de Kiev. « Avant la guerre, je visitais régulièrement ces belles petites villes. Maintenant que nous les avons libérées, nous voyons ce qui a été fait à la population ».

Le président ne fait pas seulement référence à la destruction matérielle. « Malheureusement, je dois aussi admettre que la propagande du Kremlin fonctionne, avec des conséquences terribles. Les personnes restées sur place ont été coupées de tout moyen de communication et ont perdu le contact avec leurs amis et parents qui avaient fui. Elles étaient complètement isolées, comme si on leur avait soudainement mis un casque sur la tête, comme un astronaute. Tout ce qu’on leur a dit, c’est que les Russes étaient venus les sauver et que c’étaient les Ukrainiens qui les bombardaient. Le Kremlin a tout bouleversé et il est difficile de lutter contre une telle désinformation. Maintenant que nous libérons ces régions, nous comprenons combien les gens ont souffert, combien ils ont été brisés et torturés ».

Où s’arrête cette propagande russe ? Y a-t-il une frontière ?

Volodymyr Zelensky: Elle est diffusée bien au-delà des frontières de la Russie et de l’Ukraine. Elle fonctionne en Europe, aux États-Unis, en Israël, voire en Inde, en Chine et dans le monde arabe. C’est un format très efficace, un mélange de patriotisme, d’arrogance, de racisme et autres, tout comme la propagande nazie de l’époque. Cela ne veut pas dire que toute personne qui succombe à cette propagande est une mauvaise personne. Il est tout simplement très difficile de lutter contre la désinformation. Livres, plateformes médiatiques, réseaux sociaux : il faut obtenir un maximum d’informations de différentes sources. La lutte contre la désinformation russe est une tâche gigantesque.

La situation en Ukraine est-elle plus calme aujourd’hui qu’au début de la guerre?

Non. À l’est, la situation est très difficile. À Bakhmout, Soledar, dans la région de Kharkiv, à Kreminna et Svatove, les combats sont intenses, avec des roquettes, de l’artillerie, tout. Au sud, dans la région d’Azov et dans certains villages de la région de Zaporijjia, il n’y a rien. Pas d’électricité, pas d’eau. A Kherson, les gens sont très heureux que nous les ayons libérés. Mais sur la rive opposée du Dnipro, les Russes pointent leur artillerie sur la ville. Hier encore, les gars qui bombardent Kherson ont dit que les Russes et les Ukrainiens sont un seul peuple. Les choses sont moins dangereuses à Kiev en ce moment, bien que les Russes nous bombardent à nouveau avec des missiles et des drones iraniens.

Au début de la guerre, nous vous avons demandé ce que vous entendiez par « victoire ». Vous avez dit alors : « Sauver autant de vies que possible ». Car le territoire n’est rien de plus qu’un sol. Sans les gens, ça ne veut rien dire. Pensez-vous différemment aujourd’hui?

Non, mon attitude n’a pas changé. Le fait que les gens aient résisté à l’invasion montre qu’ils ont une vérité simple, et pour eux, elle réside dans leur famille, leur pays, leur drapeau. Lorsqu’ils défendent le pays, il ne s’agit pas pour eux de quelque chose d’abstrait, mais de leur propre vie et de leur droit à l’existence. Ils ne peuvent pas vivre sans leur famille, leurs enfants, leur terre, leur maison. Toutes ces choses font partie du peuple. Les gens ne veulent pas changer ça, et ils ne veulent pas changer leur identité. Ils veulent la défendre. Le peuple ukrainien ne veut pas faire de compromis sur le territoire. Il ne veut pas de dialogue avec les personnes qui ont déclenché la guerre. Les Ukrainiens les haïssent. C’est la vérité. La haine n’est pas le plus beau sentiment de l’humanité, mais lorsque vous êtes attaqué – et pratiquement toutes les familles ont perdu quelqu’un à ce jour – c’est une réaction normale. C’est une tragédie pour les familles qui ont perdu des enfants. Je ne veux pas vivre plus longtemps que mes enfants.

Aujourd’hui, vous êtes confronté au choix d’aller de l’avant – vous avez parlé tout à l’heure de « rétablir les limites de 1991 » – ou de décider que ce prix serait trop élevé.

Pourquoi suis-je contre le gel de cette guerre ? Parce que nous avons vu dans le Donbass (NDLR: la région orientale déjà partiellement occupée par les séparatistes russes depuis 2014), ce qui se passe. Les Russes s’emparent d’une partie du territoire, puis se retiennent pendant un certain temps pour reprendre des forces, puis occupent encore plus de territoire. Comprenez bien: nous ne sommes pas en guerre contre la Russie, la Russie est en guerre contre nous sur notre territoire. Les Russes doivent se retirer. Et évidemment, ils devront payer pour cela pour les générations à venir. Tant que nous n’aurons pas récupéré notre territoire, la guerre ne sera pas terminée. Pourquoi devrions-nous accepter la situation actuelle et laisser le Donbass, la Crimée et une partie du sud à la Russie ? Nous ne pouvons pas faire ça, personne ne nous pardonnerait.

Mais combien de vies supplémentaires cela va-t-il coûter ?

Les Russes ont envahi notre pays, semant la mort et la destruction. Alors, que devons-nous dire à la population ? « Laissez les Russes prendre tout ce qui est à nous, et nous irons en Pologne » ? Beaucoup de gens sont partis, mais la plupart sont restés et ils défendront leur pays jusqu’à leur dernier souffle.

Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, parle d’un arrangement où les frontières d’avant le 24 février seraient rétablies. Voyez-vous cela comme un scénario possible ?

Cela ne peut être le point final, car nous ne savons pas quelles garanties de sécurité nous obtiendrions. Nous avons déjà eu le Mémorandum de Budapest (traité de 1994 qui stipulait que l’Ukraine renonçait à ses armes nucléaires en échange de garanties de sécurité). On m’a dit alors : « Ne vous inquiétez pas, tout ira bien maintenant qu’il n’y a plus d’armes nucléaires. Le monde entier renonce à ses armes nucléaires ». Mais le monde entier ne s’est pas engagé dans cette voie, comme nous l’avons vu. Nous avons donné des armes nucléaires et les avons échangées contre des garanties de sécurité. Ces garanties ont-elles fonctionné ? Non. Pourquoi seule l’Ukraine paie-t-elle un prix aussi élevé ? Nous sommes reconnaissants envers nos alliés, mais nous en payons le prix. Récemment, le président de la Fédération de Russie a déclaré que la conquête des territoires autour de la mer d’Azov était une réussite majeure, et que l' »opération militaire spéciale » pourrait se poursuivre pendant longtemps. Il a également fait référence à Pierre le Grand, en disant quelque chose comme : « Il n’a pas réussi, mais moi si ». Nous ne sommes pas en rendez-vous chez un psychiatre. C’est réel.

Comment pouvez-vous faire comprendre à Poutine qu’il ne peut pas gagner cette guerre?

La fin est déjà claire. Pourquoi je dis que nous devrions revenir aux frontières d’origine ? Parce que, sinon, Poutine reviendra. Vous comprenez ? L’Ukraine n’est pas dans l’OTAN. Quelles sont nos garanties de sécurité ? Si les Russes reviennent, les pays occidentaux nous aideront-ils à nouveau avec des armes ? Ces armes peuvent-elles vraiment nous protéger contre une invasion à grande échelle ? Si Poutine se retire maintenant derrière les frontières de 1991, nous pourrons emprunter la voie difficile de la diplomatie. La décision lui appartient.

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Cela signifie que le régime de Poutine doit d’abord tomber.

Plus vite la guerre prendra fin et plus vite la Russie reconnaîtra son erreur tragique, plus longtemps le président pourra sauvegarder sa vie et celle de son entourage.

À quel point pensez-vous qu’il est important de continuer à parler avec le peuple russe ?

Les habitants de Russie ont toléré que le dirigeant choisi par eux déclenche une guerre sanglante dans un autre pays. Sont-ils responsables ? Oui. Vous avez des criminels, mais aussi des gens qui se sont tus pendant très longtemps et qui ont ensuite dit : « Nous ne pouvons pas rester silencieux ». S’ils sont convaincus d’être de bons Russes, ils s’opposeront à Poutine et feront tout ce qu’ils peuvent pour faire tomber son régime. Et il finira par tomber. C’est une question de temps. Si le régime tombe et que vous étiez là et avez fait tout ce que vous pouviez, le monde entier vous applaudira. Prouvez-le à vos enfants. N’ayez pas peur, sortez, parlez. Quelle importance s’ils vous enferment pendant 25 jours ? Ici en Ukraine, ils tuent des gens, enlèvent des enfants à leurs familles. Ne dites pas après 25 jours de prison que vous en avez assez fait. Non, vous n’avez pas fait assez. Pourquoi pas ? Parce que vous avez gardé le silence pendant des années. Et vous n’êtes pas coupable par rapport à moi, vous êtes coupables par rapport à vous. Poutine connaît son public. Il n’aurait jamais commencé cette guerre s’il avait su que la société russe ne le soutiendrait pas. Par conséquent, après le 24 février, tout le monde est coupable. Poutine est-il courageux ? Non. C’est un opportuniste. Le fait qu’il ait attaqué l’Ukraine signifie que la société russe le soutenait.

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