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Taxer les surprofits? « Limiter les bénéfices des entreprises serait un signal, et c’est faisable »

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

« Pour les entreprises du secteur énergétique, ces bénéfices tombent du ciel. Elles n’ont rien fait pour ça », déplore l’économiste Bertrand Candelon (UCLouvain).

Le contexte

Pendant que la facture de gaz et d’électricité des Belges augmente, les profits des entreprises énergétiques suivent la même courbe ascendante. Indécent ? L’idée d’une taxe exceptionnelle sur les suprofits revient de plus en plus sur la table des politiques. Qui devraient en discuter ce mercredi après-midi lors du Codeco « énergie ».

Bertand Candelon, professeur de finances à l’UCLouvain, a participé au groupe d’experts « pouvoir d’achat et compétitivité » qui a remis son rapport début juillet au gouvernement fédéral. Il est plutôt
favorable à la taxation des surprofits et des Gafa. Mais davantage à l’échelle internationale. Et il déplore la précipitation avec laquelle se règlent ces questions… « Le problème était là avant », soupire-t-il.

La notion de « surprofit » est plus éthique qu’économique, non ?

Je n’aime pas trop le terme « surprofit », je parlerais plutôt de « rente », qui est bien une notion économique. Taxer les rentes, c’est taxer des revenus qui ne sont générés ni par le risque ni par l’investissement. Si vous avez un jardin et que vous ne le cultivez pas mais que sa valeur est multipliée par
dix ou cent parce que le marché immobilier explose, vous n’avez rien fait pour… Ici, pour les entreprises du secteur énergétique, ça tombe du ciel. Elles n’ont rien fait de particulier ou de différent par rapport aux années précédentes, et leur bénéfice explose. N’est-ce pas contradictoire avec le principe d’économie de marché, du jeu de l’offre et de la demande ? C’est difficile à mesurer. L’Etat ne sait pas, comme ça, décider d’un taux de profit qu’on considérerait inadmissible. Quand ils négocient avec les géants de l’industrie extractive, les pays du Moyen-Orient ou d’Afrique intègrent toujours une clause sur la rente, pour limiter les bénéfices trop importants, avec un impôt progressif selon la marge de l’entreprise. Dans le cas qui nous préoccupe, il est compliqué de se dire qu’on va le faire, car les Engie, Total et compagnie répondront
qu’ils ont investi dans leurs activités, qu’ils ont pris des risques ou que les années précédentes n’étaient pas aussi profitables. Mais ça serait un signal, et c’est faisable.

Bertrand Candelon
Bertrand Candelon Professeur de finance à l’UCLouvain et directeur de la recherche – Louvain Finance © National

Ne serait-il pas plus transparent et plus efficace d’augmenter les impôts sur les bénéfices de toutes les sociétés, quel que soit le secteur, en fonction de la hauteur de leur marge ?

Imaginez une entreprise de capital-risque qui réalise un superprofit : elle a pris ce risque et elle en est récompensée. Pourquoi la punir ? Alors, introduire une progressivité sur les marges imposables, avec une déduction sur les risques pris et les investissements effectués, pourquoi pas ? Mais en ce moment, c’est sur le secteur énergétique, et notamment dans la renégociation des accords, que l’effort devait être porté. Notamment sur le nucléaire. Ce qui m’a étonné, c’est qu’il n’y avait pas, dans les accords signés avec Engie, de clause là-dessus : on perçoit soit un taux proportionnel, soit un simple forfait sur les réacteurs prolongés plus récemment. Ça devrait être progressif, y compris, d’ailleurs, pour le gaz, voire pour les autres sources d’énergie. Un taux progressif favorise l’investissement, et est aussi avantageux pour les producteurs lorsque les prix sont bas, car les taux le seraient également. Avec des mesures d’exemption pour les investissements dans la transition vers l’indépendance énergétique, bien sûr. Car l’autre bénéficiaire de ces rentes, c’est l’Etat, qui n’a pas suffisamment favorisé cette transition.

« Si la Belgique se lance dans une augmentation des impôts toute seule, les effets seront contre-productifs… »

Bertrand Candelon

Les multinationales de l’énergie affichent des bénéfices gigantesques. Mais elles ne sont pas basées en Belgique. Cela ne rend-il pas un peu vain l’agitation sur cette taxation des surprofits ?

On est face à deux problèmes. Le premier, c’est de renégocier des contrats en marche. Changer des
contrats, normalement, ça se fait en amont, pas en aval. Le second, c’est l’internationalisation. Ces entreprises sont peu ou pas localisées en Belgique. Cette dernière peut taper sur la table, mais alors, elles
délocaliseront. Elles peuvent même décider, dans un cas extrême, d’arrêter d’approvisionner la Belgique.
Son pouvoir de négociation par rapport à Total ou à Engie est très faible. C’est pour cela que je suis
plutôt favorable à des négociations à l’échelon européen. Pour un petit pays, seul, c’est assez difficile à faire.

Si on rapporte un taux de 25 % au gros milliard de surprofits identifiés, on obtient un rendement de quelques centaines millions d’euros. C’est presque anecdotique eu égard à la gravité de la crise et aux besoins des ménages et de certaines entreprises…

Certainement pas. Même si ça peut être un signal. Nous, nous participons en payant nos factures ; ces
acteurs peuvent faire un effort, qui ne changera pas tout, certes, mais qui montrera que nous sommes tous dans la même situation. Ce n’est pas de l’économie ou de la finance, mais la situation sociale exige des politiques plus interventionnistes. En France, Emmanuel Macron se souvient des gilets jaunes et il renforce l’intervention de l’Etat sur ces questions, ce qui est plus facile pour lui que pour la Belgique puisqu’il existe chez nos voisins une entreprise d’Etat qui produit de l’électricité, et que le gouvernement a décidé de renationaliser. Toutefois, à un moment donné, la France devra payer cette facture. Et puis, surtout, il y a une nécessité de coopération internationale…

Comme pour la taxe Gafa, sachant que le gouvernement prévoit, en 2023, un rendement de 100 millions d’euros, mais qu’il attend, dans le même temps, la concrétisation d’initiatives lancées par l’Union européenne puis l’OCDE…

Ça, c’est une des limites européennes, l’absence d’harmonisation fiscale. Si la Belgique se lance dans une augmentation des impôts toute seule, les effets seront contreproductifs…

Que fait-on si rien ne se fait aux échelons supérieurs ?

Imaginez que la Belgique augmente les impôts sur les Gafam. A quoi cela servirait-il ? Il faut vraiment
veiller à analyser les conséquences d’une telle décision. La Belgique est déjà un des pays les plus imposés,
sans être le plus dynamique dans l’activité économique, loin de là. Il faut repenser tout ce système. Ce qui est dommage, c’est que c’est toujours en période de crise qu’on prend ce genre de décisions sur des
questions pas évidentes du tout, au moment le moins propice pour tenir un débat serein. Ce n’est pas en
période de guerre que l’on prépare la guerre. Que de temps perdu !

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