Un « trouple » au bord de l’implosion: c’est la guerre entre le PS, la FGTB et Solidaris (analyse)
Les échanges entre syndicat et parti socialistes autour du projet de loi «anticasseurs» sont d’une violence inédite. Rupture en vue?
Le trompeur jaloux est une des pires figures de tout ce que la masculinité toxique a offert à la société. Incapable de reconnaître ses propres turpitudes, il les reproche, en outre, à ses partenaires. Dans ce que la science des relations amoureuses appelle désormais un trouple, de surcroît élargi comme l’est l’Action commune socialiste, chacun accuse l’autre de le tromper, et tous se taxent de jalousie déplacée. Trois mâles dirigent aujourd’hui mutualité, syndicat et parti socialistes. Les deux premiers sont liégeois et sexagénaires, c’est Jean-Pascal Labille, secrétaire général de Solidaris, et Thierry Bodson, président de la FGTB, le troisième est quinquagénaire et carolo, c’est Paul Magnette, président du PS. Leur trouple a 75 ans, c’est la Question royale qui les avait réunis, alors que l’après-guerre les avait vus prendre une relative indépendance. Mais rarement comme aujourd’hui la relation entre deux des conjoints n’a été si dégradée: Paul Magnette et Thierry Bodson se parlent encore, ils ne se boudent pas officiellement, mais leurs organisations se séparent, leurs bases s’éloignent, leurs étages intermédiaires se tendent, et donc leurs sommets s’engueulent, avec la vigueur réchauffée des amoureux épuisés.
Chacun accuse l’autre de le tromper, et tous se taxent de jalousie déplacée.
Et donc un de ces hommes rouges, Thierry Bodson, s’est senti trompé. Si bien que de plus en plus d’hommes rouges le voient comme le dernier patron de la FGTB à s’inscrire dans l’Action commune.
Le 5 juin, au bureau du Parti socialiste, dont ils sont membres statutaires, il est venu avec Jean-Pascal Labille répéter son opposition au projet de loi dite «anti- casseurs», porté au fédéral par le ministre de la Justice, l’Open VLD Vincent Van Quickenborne, et que socialistes et écologistes avaient imprudemment validé en conseil des ministres restreint. «Une attaque aussi rude et néfaste qu’un saut d’index» pour la démocratie sociale, dira-t-il.
Une semaine plus tard, le 14 juin, le président de la FGTB envoyait une lettre à tous les membres du bureau, barrée de rouge et de lettres grasses, et lacérée de points d’exclamation, d’une virulence rarement vue en trois quarts de siècle d’Action commune.
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En deux pages et quelques annexes, Thierry Bodson apprenait ou rappelait à la hiérarchie partisane que le 6 décembre dernier, un juriste de l’Institut Emile Vandervelde avait promis à une homologue de la FGTB de la tenir avertie des évolutions du dossier, alors discuté en intercabinets. Entre décembre et le 10 mai, date à laquelle le texte de Vincent Van Quickenborne a été présenté au kern, de nombreux contacts sur d’autres questions ont été noués dans l’Action commune. Par exemple, le mardi midi, au boulevard de l’Empereur, ou quinze «actions communes techniques», où experts du pilier socialiste échangent sur les sujets fédéraux, se sont tenues. Mais même là, «à aucune de ces quinze réunions, ce projet de loi n’a été abordé!!!!», s’énervait le syndicaliste trahi – les points d’exclamation sont dans le texte. Après ce bureau, ajoute-t-il, il a eu, le 8 juin, avec Jean-Marc Nollet et Paul Magnette une réunion en ligne. Le point avait été remis à l’ordre du jour du kern du 7 juin, et reporté. Les présidents écologiste et socialiste avaient alors «assuré que le texte ne passerait pas encore au kern du vendredi 9 juin», or, «le texte est passé au kern du vendredi 9 juin!!!! Quelle confiance peut encore être placée dans ce type d’échange à l’avenir?», faisait mine de se demander l’épistolier marri, sans doute pour montrer qu’il savait conclure un argument, dans cette affaire, par d’autres ponctuations qu’une quadruple exclamation.
Trois phrases terminaient le courrier. Trois lignes bien grasses, introduites par un gros point rouge, et qui disaient ceci:
«- Dans ces conditions, nous réitérons notre exigence d’un retrait pur et simple de ce texte.
– Nous appelons chaque parlementaire qui serait amené à voter ce texte au Parlement à bien peser les conséquences d’un éventuel vote positif de sa part.
– En cas d’adoption du texte lors d’un vote en plénière, nous publierons certainement le nom de tous les parlementaires PS et Ecolo qui auraient voté favorablement.»
Et là, beaucoup d’hommes rouges, parmi les destinataires, se sont sentis trahis. Pas ceux, et il y en a parmi les bourgmestres socialistes, Philippe Close en premier, qui avaient eux-mêmes réclamé une loi anticasseurs au ministre de la Justice, parce que la circulaire sur la gestion des manifestations de la ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden, laissait trop de pression sur les autorités communales.
Plutôt ceux qui s’énervent de voir la FGTB appeler à voter «à gauche» avant chaque élection, soit aussi bien pour le PS, pour le PTB et pour Ecolo, et qui s’étonnent de ne pas pouvoir inviter les travailleurs à voter aussi bien pour la CSC que pour la FGTB aux élections sociales.
Plutôt ceux qui étaient défavorables, comme absolument tout le monde associatif, à ce projet de loi, et qui, ils l’ont dit, ont été pris d’une envie de le voter à la lecture de cette lettre de désamour.
Plutôt ceux qui disent que la commission des libertés syndicales avait été saisie, le 7 février dernier par Thierry Bodson autour de ce projet, qu’elle avait remis un avis ravageur, mais que Thierry Bodson ne l’avait pas mis à l’ordre du jour du bureau de son organisation, et que c’était culotté d’écrire, le 14 juin, qu’il n’en avait «appris l’existence» que le 10 mai.
Plutôt ceux des hommes rouges qui ont lu le dernier point rouge et la dernière ligne grasse de cette lettre de prérupture comme on avale un oursin: les députés fédéraux qui, parti comme c’est parti, devront voter, en automne, un texte dont ils ne seront pas fiers.
«Ne menace pas nos député.e.s»
C’est en leur nom que le chef de groupe à la Chambre et bourgmestre de Koekelberg, Ahmed Laaouej, a répondu peu diplomatiquement quoique sans aucun point d’exclamation aux deux pages syndicales.
«Je ne serai pas long.
Ce courrier de menaces est aussi inacceptable que dégueulasse.
Le dégoût des députées et des députés est profond, car cette menace, révoltante en soi, témoigne aussi d’un mépris à leur égard et d’une offense à l’idée même d’action commune.
Si c’est ce que tu veux, alors affiche ma seule tête avec une cible par-dessus, les gens que tu veux ainsi galvaniser auront plus facile pour viser et m’atteindre.
Mais ne menace pas nos député.e.s», il a écrit, Ahmed Laaouej.
Les députés de son groupe l’ont félicité, et son président de parti, avec qui il s’entend moyennement, ne l’a pas blâmé.
Et il a signé «Affilié à la CGSP», pour bien énerver l’homme rouge qui se sentait trahi et par qui il se sentait trompé. C’est tout juste s’il n’a pas ajouté «ces taches sur mon e-mail sont des larmes».
Curieuse menace, au fait, que celle de promettre de publier des noms de députés qui votent, alors que les noms des députés qui votent sont nécessairement toujours publics. Mais enfin, les «gens» que Thierry Bodson «veut ainsi galvaniser», pour Ahmed Laaouej, ce sont ces affiliés, toujours plus nombreux à la FGTB, qu’attire davantage le jeune et vigoureux PTB que le las PS. Car personne ne l’a dit dans ces échanges, mais c’est sous-entendu à chaque ligne, la croissance de ce rival amoureux a rendu la relation entre parti et syndicat socialistes plus toxique que jamais, spécialement en Belgique francophone.
Echange de mots et de verres de vin
En Flandre, Vooruit, porté par d’heureux sondages, se sent moins menacé par la concurrence du PVDA. C’est pourquoi Conner Rousseau a, le premier, voulu rabibocher Paul Magnette et Thierry Bodson, PS et FGTB: une rencontre parti-syndicat s’est tenue au boulevard de l’Empereur pour arrondir les angles quelques jours après l’échange de courriers énervés. Ahmed Laaouej et Thierry Bodson ne s’y sont pas parlé, et Paul Magnette a expliqué que le projet de Vincent Van Quickenborne avait été, et c’est exceptionnel, rediscuté en kern après avoir été validé, et que, s’il n’avait pas été retiré, il avait été adouci à cette occasion.
Mais c’est d’une thérapie de trouple que le pilier socialiste a besoin, et c’est le retrait que réclament FGTB et, moins brutalement, Solidaris.
Jean-Pascal Labille, qui a beaucoup plus aisément pu contrer les tentatives d’entrisme du PTB – on vote rarement, dans le monde mutuelliste – , se sent lui aussi moins menacé. Il s’est tout de même un peu senti trompé par Paul Magnette quand il ne l’a pas désigné, en mars dernier, à la vice-présidence du PS comme cela lui avait, paraît-il, été promis. Sa bouderie à lui, d’une moindre toxicité, n’a duré que quelques jours. C’est pourquoi le 20 juin, après l’assemblée générale de Solidaris, à Namur, le troisième homme rouge a invité ses deux partenaires trompés et jaloux dans un restaurant namurois. Ils s’y sont échangé des mots durs et des verres de vin, et puis, l’engagement de se revoir, à la mi-juillet, pour rediscuter de tout ce qui trouble le trouple. Dont la loi «anti- casseurs», à laquelle Solidaris n’est pas moins opposée que la FGTB – ou que les autres syndicats et mutuelles. Et dont plus personne au PS n’est capable de jurer qu’elle ne sera pas adoptée. Cette adoption pourrait sonner la tromperie ultime.
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