Paul Magnette, rédacteur en chef d’un jour: «La pub pour les enfants est une vraie crapulerie»

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

L’interdiction de la publicité à destination des enfants, la solitude des Belges, le conflit palestinien… Des thèmes que le président du PS aborderait volontiers dans Le Vif, s’il en était le rédacteur en chef.

Dans les colonnes des présidents de parti: Paul Magnette

Le compte à rebours sera bientôt enclenché. Les élections régionales, fédérales et européennes se tiendront dans un peu plus d’un an. A cette occasion, Le Vif a demandé aux présidents des six grands partis francophones d’endosser le costume de rédacteur en chef d’un jour. Chacun à leur tour et six semaines durant, ils exposeront les choix qu’ils effectueraient s’ils étaient à la tête de la rédaction. Eux qui s’appuient sur les médias pour défendre leur projet aiment aussi, de temps à autre, à critiquer le travail des journalistes. Les voilà libres de jouer le jeu, fictivement bien entendu.

Nous leur avons demandé de rédiger un éditorial, dans lequel ils s’adressent aux abstentionnistes, aux citoyens qui éprouvent de la désaffection envers la politique, pour les convaincre de se rendre dans l’isoloir.

Les présidents de parti proposeront également un sujet dont ils regrettent qu’il soit tabou et estiment qu’il mériterait pourtant de faire la couverture de notre magazine. Il leur a été demandé de suggérer un reportage international, une personnalité à rencontrer pour un grand entretien et, enfin, de mettre en lumière un chiffre qui compte à leurs yeux. Cinq éléments qui seront décryptés, décodés, analysés par la rédaction du Vif.

Sa cover « taboue »: L’interdiction de la publicité à destination des enfants

Interdire la publicité dans son ensemble, c’est le débat que Paul Magnette voudrait ouvrir, à partir d’un produit d’appel: celle qui s’adresse spécifiquement aux plus jeunes.

Vous voulez mobiliser contre la publicité à destination des enfants. Vous l’évoquez dans La Vie large (1).

La pub pour les enfants est une vraie crapulerie! Il faut interroger des psychiatres, des spécialistes des neuro- sciences, qui sont utilisés pour faire de la manipulation: ils savent comment entrer dans la tête des enfants, s’offrir du «volume de cerveau disponible» des gosses, par les dessins animés, etc. pour les obliger à acheter tout et n’importe quoi, souvent des produits mauvais pour leur santé… Je pense qu’il faut interdire ce type de pub, et conscientiser sur ce problème.

Comment titrait-on ce dossier de couverture?

«Comment les publicitaires pourrissent…», non, ce n’est peut-être pas le bon terme, «Comment les publicitaires manipulent le cerveau de nos enfants», voilà!

On aura des problèmes avec nos annonceurs, non?

Mais Le Vif n’affiche pas beaucoup de trucs pour les enfants, je pense… Et puis, il faut être disruptif, on ne va pas avoir peur d’y aller.

On politise directement l’affaire, en réclamant l’interdiction.

Je pense. Si on veut faire en sorte que ces politiciens qui n’en foutent pas une finissent par adopter une législation, il est temps de mettre ça dans le débat public, et c’est le rôle d’un vrai hebdomadaire indépendant et critique comme Le Vif, depuis plus de quarante ans. Je le fais bien, hein?

Politiquement, comment mettre cette interdiction en œuvre? Comment décide-t-on qu’une publicité ou un produit est destiné aux enfants?

Ça, c’est pas très compliqué ; on l’a fait pour le tabac, on peut le faire pour les produits à destination des enfants: interdiction d’en représenter un dans la publicité, déjà. Et puis, ce n’est pas très compliqué de mettre en place une instance qui détermine, par exemple, que les corn flakes et toutes ces céréales dégueulasses, bourrées de sucre, génératrices d’obésité et de maladies cardio- vasculaires sont à destination des enfants, puisqu’ils sont essentiellement consommés par les enfants.

Comment construire ce dossier de couverture?

Ce qui est intéressant, surtout, c’est d’interroger les professionnels, à visage caché. Si on avait cette interview anonyme des gens dont c’est le métier de manipuler les enfants… D’une manière incroyablement cynique, ils expliquent que les enfants sont très malléables, comment créer des associations d’idées, comment faire en sorte que les parents ne sachent pas faire autrement que d’acheter le produit, etc.

Pourquoi ne pas interdire la publicité tout court, tant qu’on y est?

On peut ouvrir le débat. Mais les enfants sont une bonne porte d’entrée parce que, de manière générale, quand on touche aux enfants, il existe une forme de sensibilité spontanée. Quand les parents se rendront compte de la manière dont leurs enfants sont instrumentalisés, manipulés, comment on utilise la connaissance du fonctionnement du cerveau pour forcer à la consommation, avec, en plus, toutes les conséquences négatives sur la santé, je pense que ça peut les faire réagir. On pousse à la consommation de faux besoins et ça génère la société telle qu’elle est, dans laquelle on surtravaille pour acheter des objets dont on n’a pas vraiment besoin: c’est au cœur du cœur de la logique capitaliste, et c’est une manière de l’attaquer au cœur, là où ça fait mal, outre que c’est une industrie totalement inutile.

(1) La Vie large. Manifeste écosocialiste, par Paul Magnette, La Découverte, 304 p.

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Son grand entretien: Alexandria Ocasio-Cortez

Trois socialistes, ces dernières années, ont attiré l’attention de Paul Magnette: «Je suis fasciné par Alexandria Ocasio-Cortez. Avec Jacinda Ardern (NDLR: ex-Première ministre néo-zélandaise) et Sanna Marin (NDLR: présidente du Parti social-démocrate de Finlande), elles portaient beaucoup d’espoirs. Bon, l’une a démissionné, et l’autre a gagné les élections mais perdu son poste de Première ministre», regrette-t-il avant de revenir à AOC. «Déjà se dire socialiste aux Etats-Unis…

Ce courant y est toujours présent mais elle arrive à lui donner un espace qui jusque-là n’existait pas», constate-t-il. Il voudrait l’interroger sur ce qu’il appelle «l’essence de la politique», soit «comment on fait pour concilier le principe de réalité et ses idéaux. Car la vraie question politique, c’est comment faire, pas ce qu’on veut faire – ça, en général, c’est assez facile, mettez quatre personnes, quatre bières, deux feuilles de papier et en une demi-heure on fait un monde idéal.

Mais «how do we get there», comme on dit là-bas, est la vraie question difficile: sur tous ses combats, le green deal, l’émancipation des femmes, l’antiracisme, comment construire le bloc hégémonique qui parviendra à changer la société américaine?» Et là, le président du PS pourra lui demander un plan pour la Belgique.

Son reportage « inter »: La Palestine, à vue d’humain

Le président du Parti socialiste était au Proche-Orient récemment, alors que l’armée israélienne tuait 33 personnes, dont des dirigeants du Jihad islamique, dans la bande de Gaza. «Ils assument ces morts, ils disent que c’est proportionné à leur objectif militaire, sans faire la distinction entre civils et militaires», s’énerve le Carolorégien, qui poursuit là «un combat qui mobilisait déjà» ses parents.

De fait, le sujet n’est pas le moins traité par les journaux, «mais on nous présente toujours les choses sous un angle politique ou militaire, sans oser prendre parti, alors qu’il y a un fait générateur continu: l’occupation et la colonisation. Et oui, il y a des condamnations claires de la communauté internationale, et malgré ça ce gouvernement continue de légitimer une occupation totalement illégale et un écosystème de violence.»

Alors, Paul Magnette voudrait lire, regarder, entendre, ce funeste écosystème à vue d’homme. Ou parfois d’enfant. «Le faire à travers des récits personnels, des parcours. On sait qu’il y a 33 morts, on connaît l’ensemble de la dynamique du conflit et du rapport de domination qu’impose Israël. Mais il faut le prendre sous un angle plus personnel: qui étaient ces victimes? Elles vivaient où? De quoi? On s’identifie beaucoup plus comme ça… C’est une manière extrêmement parlante de mettre en récit la stratégie du gouvernement israélien», pense-t-il.

Son chiffre: 3,5 millions

Le «truc» l’a frappé, dans une étude de Statbel: 3,5 millions de Belges vivent seuls. Soit la moitié des ménages. «Il y a plus de familles monoparentales que de familles biparentales, il y a chez les personnes âgées plus de personnes seules que de personnes en couple, etc. Il y a le veuf, la veuve, les jeunes qui vivent seuls… La solitude est un mode de vie extrêmement répandu, l’économiste Eloi Laurent appelle ça une “épidémie de solitude”», précise-t-il, avant d’énumérer les questions que pose cette épidémie sur le logement, les revenus, la justice fiscale, l’aménagement urbain, la mobilité «et sur notre psychologie», termine-t-il.

Décryptage | La majorité du nombre par l’hégémonie sur les valeurs

Construire un bloc majoritaire – lui il dit «hégémonique» – quand on est un vieux parti de gauche en déclin dans une région minoritaire elle-même en déclin, dominée de surcroît, numériquement et politiquement, par une région plus riche et plus à droite au sein d’une fédération elle-même en pleine incertitude sur sa propre constitution, c’est probablement aussi difficile que d’ériger le socialisme dans la première puissance capitaliste mondiale quand on est une jeune fille d’architecte née dans le Bronx.

Mais à défaut d’un programme, ou d’une méthode, on voit toutefois bien se dessiner le projet de Paul Magnette. Il s’agit là, ici et maintenant, d’attirer l’attention, puis de susciter l’adhésion du plus grand nombre, sur la base du conflit de classe si possible – ce «peuple qui travaille ou qui a longtemps travaillé» cité dans son édito –, sur d’autres fondements si nécessaires. La taille de son ménage, par exemple.

Paul Magnette le dit d’ailleurs explicitement, sa préoccupation relative à la solitude est née d’une révélation statistique. Celle-ci établit qu’on est plus nombreux seul qu’à plusieurs en Belgique, tandis qu’on n’est pourtant pas nécessairement plus puissant. La loi et l’ordre sont encore largement dessinés d’un vieux trait, celui de la famille dite traditionnelle, que les démographes appellent «nucléaire». Mais la majorité, ou l’hégémonie, plutôt, ne se bâtit pas que sur une supériorité numérique. Elle réclame aussi une prééminence morale, la victoire de ses valeurs sur celles des autres, celles, donc de cette gauche qui, disait Paul Magnette dans un de ses livres, «ne meurt jamais».

Ce combat-là n’est pas gagné non plus, quand bien même en Belgique francophone, avec le PTB et Ecolo, l’émulation tire peu le débat public vers la droite. C’est tout l’enjeu du «how do we get there», qui occupe une grande partie de La Vie large, le dernier ouvrage du président-philosophe, à défaut de véritablement animer la réflexion stratégique d’un parti dont les réflexions collectives sont de moins en moins l’habitude. «To get there», donc, il faut orienter la marche vers le socialisme par de petites inflexions de pensées. D’une indignation généralement partagée il faut, comme dirait presque Maxime Prévot, faire un engagement politiquement situé.

Ainsi, à gauche, on a souvent la Palestine au cœur, mais faut-il vraiment être habitué des manifs propalestiniennes depuis des décennies, comme l’est Paul Magnette, pour trouver indigne le sort d’un peuple emprisonné dans une toute petite partie de chez lui depuis des décennies? A gauche, on n’aime pas spécialement la publicité commerciale, mais faut-il vraiment militer pour l’appropriation collective des moyens de production ou même avoir lu No logo (par Naomi Klein, 1999), pour estimer indécente la façon dont l’industrie publicitaire cible les consommateurs les plus vulnérables?

A gauche, on est séduit par les percées aux Etats-Unis de Bernie Sanders puis d’Alexandria Ocasio-Cortez et des autres camarades qui se réclament là-bas du socialisme démocratique d’ici, mais faut-il avoir lu Howard Zinn ou cotisé aux Industrial Workers of the World pour trouver sympathiques ces compagnons de rouge? Dans la jungle des Donald Trump et des loups de Wall Street, au pays des working poors et des profits immédiats, un socialiste est quelqu’un qui rêve de l’école gratuite et d’une protection sociale universelle. C’est beaucoup moins susceptible d’attirer l’antipathie qu’un mandataire au pays des jetons de présence.

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