Pourquoi Paul Magnette a cassé la loi anticasseurs (analyse)
Sous la pression de sa base, le président socialiste n’avait aucun intérêt à ménager un Alexander De Croo affaibli.
Imaginez une coalition normale, dirigée par un Premier ministre normal, dans un pays normal. Imaginez que le président d’un des partis de cette coalition normale, le plus grand d’ailleurs, déclare que sa formation ne votera pas une loi qu’elle a elle-même demandée, puis acceptée deux fois. Imaginez alors la réaction du Premier ministre normal. C’est assez simple. D’un pas normal, il s’en irait présenter une démission au chef de cet Etat normal, et celle-ci serait, tout à fait normalement, acceptée. Ce n’est pas ce qui s’est passé dans la Vivaldi, sous Alexander De Croo, en Belgique, après que Paul Magnette a annoncé que son parti, le PS, ne voterait pas la « loi anticasseurs », comme l’appellent ses défenseurs, « loi Van Quickenborne », comme l’appellent ses détracteurs.
Précisons d’abord que ce n’était pas une loi spécifiquement anticasseurs, mais trois articles d’un projet de loi « pour une justice plus humaine, plus rapide et plus ferme », d’un total de plus de trois cent pages, qui étaient discutés. Les articles problématiques avaient été réclamés par des bourgmestres de grandes villes, et avant tout par le socialiste Philippe Close (Bruxelles). Ils durcissaient les sanctions envers les personnes se livrant à des débordements dans le cadre de manifestations.
Ce sont ces articles que les syndicats et de nombreuses associations – en gros, entre Greenpeace et la Ligue des droits humains – réunis dans le collectif « Manifestant.e, pas criminel.le », critiquaient. Et ce sont ces articles que les socialistes et les écologistes – Georges Gilkinet l’avait annoncé lors du kern du 18 octobre – ne voudront finalement pas voter.
Les autres dispositions envisagées dans le projet, comme sur la « justice restaurative », censée mieux réparer les dommages et mieux réhabiliter les coupables lorsqu’ils sont victimes d’assuétudes, ou la nécessité que les informations judiciaires soient menées à la fois à charge et à décharge, ou la possibilité de recours contre le refus d’un président de Cour d’assises d’entendre un témoin, faisaient consensus dans la majorité. Il y en a même qui étaient plutôt réclamées par la gauche, et qui le sont toujours.
Ajoutons ensuite que ça ne sera jamais la loi Van Quickenborne, puisque celui-ci a démissionné. C’est son successeur et ancien chef de cabinet, Paul Van Tigchelt, qui devra théoriquement se charger de sauver ce qui peut encore l’être du projet de son ancien employeur. Et c’est en fait leur patron à tous les deux et actuel chef de gouvernement, Alexander De Croo, qui devra se charger de sauver ce qui peut encore l’être de sa législature, et c’est là la raison de son anormale absence de réaction à la brutale annonce de Paul Magnette : Alexander De Croo ne pourra jamais démissionner, c’est pourquoi tout le monde peut se permettre d’en profiter.
S’il avait pu, et si Paul Magnette avait su qu’Alexander De Croo pouvait oser démissionner, Paul Magnette aurait été coincé.
La « loi Close »
Parce que les socialistes et Paul Magnette étaient très mal pris. Les socialistes, par l’entremise de Philippe Close, l’avaient réclamée, et c’est pourquoi désormais les amis et concurrents écologistes ne l’appellent plus la loi anticasseurs ni la loi Van Quickenborne, mais la loi Close. Et, lors des premières discussions, le cabinet du vice-Premier ministre Pierre-Yves Dermagne (PS) l’avait validée.
Chez les amis et concurrents écologistes, on a également admis avoir « manqué de vigilance », et on aurait été assez coincé aussi dès lors qu’une série d’associations proches, celles comprises, en gros, entre Greenpeace et la Ligue des droits humains, se dressaient contre le projet. Mais c’est dans l’Action commune socialiste que les tensions furent les plus rudes. Thierry Bodson avait été jusqu’à promettre d’afficher les portraits des parlementaires votant le texte, et des insultes et menaces, révélées par Le Vif, avaient même été échangées.
L’avant-projet de loi était alors repassé en kern. Les socialistes et les écologistes y avaient obtenu de très maigres concessions. Il avait été ensuite voté, en commission Justice à la Chambre. Les socialistes et les écologistes avaient voté. Mais ils avaient pu le renvoyer au Conseil d’Etat, qui n’avait pas émis de remarques rédhibitoires. Le projet de « loi pour une justice plus humaine, plus rapide et plus ferme » allait donc être mis à l’agenda d’une toute prochaine séance plénière de la Chambre.
Mais la mobilisation, surtout côté francophone, n’a pas faibli, et des députés, surtout côté francophone, avaient déjà promis à leurs camarades de l’Action commune ou à leurs copains d’associations comprises, en gros, entre Greenpeace et la Ligue des droits humains, qu’ils ne voteraient pas le texte en plénière. Les mêmes députés l’avaient, bien entendu, déjà expliqué à la présidence de leurs partis respectifs. Surtout côté francophone, d’ailleurs, parce que chez Vooruit, par exemple, Conner Rousseau avait déjà plusieurs fois raconté à ses camarades de l’Action commune que le projet était en fait bon pour l’image des syndicats. En juillet, la Fédération liégeoise du Parti socialiste s’était même formellement positionnée contre les articles contestés.
Et, pas plus tard que mi-octobre, un comité permanent des fédérations socialistes wallonnes avait pris des airs de fronde unanime. Paul Magnette aurait vraiment été coincé s’il avait tenu la parole donnée par Pierre-Yves Dermagne (deux fois) à Alexander De Croo et à ses collègues du kern. Mais il ne l’était pas parce qu’il sait qu’Alexander De Croo ne démissionnera jamais, et que le PS n’a plus rien à tirer de cette législature.
Pierre-Yves Dermagne, en juillet, avait déjà obtenu de ses alliés libéraux qu’en échange de ce dispositif contre les casseurs, l’article 406 du Code pénal, celui sur l’entrave méchante à la circulation qui avait valu une condamnation à plusieurs responsables de la FGTB, dont Thierry Bodson, soit adouci. Entre-temps, la FGTB avait expliqué au PS que cet adoucissement n’aurait rien changé, et ce deal estival avait perdu, pour les socialistes, tout intérêt.
Fort humiliant pour De Croo
C’était une raison de plus pour Paul Magnette de le rompre. Il avait, dit-il, prévenu Alexander De Croo, il y avait eu ce kern du 18 octobre où Georges Gilkinet avait annoncé que ses camarades ne voteraient pas en plénière, et Pierre-Yves Dermagne avait, disent les socialistes, suggéré à Alexander De Croo de revenir avec une proposition de compromis. Le Premier ministre n’est, racontent toujours les socialistes, revenu avec aucune proposition, et c’était un motif de plus pour Paul Magnette de briser la solidarité gouvernementale, et c’est alors qu’il a décidé, sans en parler à beaucoup de monde, de l’annoncer à nos confrères de L’Echo.
C’est un peu gênant pour Pierre-Yves Dermagne, qui avait tout de même donné sa parole deux fois, et dont tout le monde pense que si on lui donne le choix après 2024, il préférera un ministère à Namur à un second martyre à Bruxelles.
C’est au fond amusant pour Georges-Louis Bouchez, qui a ricané parce que cette fois-ci, ce n’est pas lui qui rompt la solidarité gouvernementale. Et qui a dit, comme c’était prévu par le deal de juillet, que puisque c’était comme ça, ils n’adouciraient pas l’article 406 du Code pénal, ce qui ne dérange pas la FGTB et donc pas le PS. Puis qui a ajouté que si plus personne ne se tenait à la parole donnée, son parti ne voterait pas l’interdiction de la publicité pour les jeux de hasard, ce mois-ci en séance plénière, ce dont le PS se fiche mais pas le président du MR et des Francs Borains – les sociétés de paris sportifs sont de très gros sponsors des clubs de foot.
Mais c’est fort humiliant pour Alexander De Croo, qui essaie depuis trois ans de faire croire que sa coalition normale, qui conclurait des accords, gouverne un pays normal, qui fonctionnerait. Si humiliant qu’il y a de quoi déposer une démission, mais qu’il devra se contenter de sauver ce qu’il pense encore pouvoir sauver. Dans l’immédiat, il n’a rien dit, le Premier. Parce qu’il ne peut pas menacer les fauteurs de crise de leur faire porter la responsabilité de la chute de son gouvernement. Il ne le peut pas parce qu’il ne peut pas le faire tomber, que Paul Magnette le sait, et que tout le monde va sans doute encore essayer d’en profiter.
Il ne lui reste plus, à Alexander De Croo, qu’à souhaiter passer une agréable présidence tournante de l’Union européenne, de janvier à juillet prochains, pour se refaire un peu d’ici aux élections de juin 2024. Mais il a alourdi l’ordre du jour du conseil des ministres de ce vendredi, parce qu’il espère que, parce qu’il n’a rien dit, on laissera passer des petits trucs qu’il voudrait encore faire passer.
Il devra être créatif, comme il dit toujours, pour tout de même sauver ce qui reste du projet de loi pour une justice plus humaine, plus rapide et plus ferme, tout d’abord. Et puis, il devra parvenir à convaincre ses partenaires de valider la réforme du Code pénal qui devait être le grand ouvrage de Vincent Van Quickenborne, ministre Open VLD de la Justice mais qui ne sera, au mieux, que le maigre acquis du discret chef de cabinet qui lui a succédé. Même si tout ceci n’est sans doute pas très normal.
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