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Les entreprises bientôt obligées de révéler les salaires des employés : pourquoi cela devrait aider l’égalité homme-femme

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Le Conseil européen a récemment adopté une directive pour neutraliser l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes. Une avancée potentiellement plus significative que la loi belge adoptée en 2012, estime Pascale Vielle (UCLouvain). Qui signe la fin du secret salarial.

D’ici à 2026 au plus tard, les entreprises situées dans l’Union européenne devront partager des informations sur les niveaux de rémunération de leurs travailleurs, ce qui acte la fin du secret salarial. Une révolution?

Pascale Vielle, professeure en droit social à l’UCLouvain: Oui, car dans nos pays, le secret salarial reste très présent. On peut parler d’un tabou, qui n’existe pas dans les pays anglo-saxons. Depuis que l’Europe se penche sur la question de l’égalité salariale, c’est-à-dire depuis 1975, on se rend compte que l’un des plus grands obstacles en la matière est précisément la difficulté ou l’impossibilité de savoir ce que gagne son collègue. C’est aggravé chez nous par le fait que l’on connaît surtout son salaire net, et non le brut: or, c’est ce salaire-là qu’il faut comparer. Le but de cette loi est de lutter contre ce que l’on appelle l’écart salarial, à ne pas confondre avec la discrimination salariale.

Comment peut-on définir cet écart salarial?

Cet indicateur quantifié exprime la différence entre la moyenne des rémunérations des hommes et celle des femmes pendant une période donnée et à une échelle donnée: une entreprise, un secteur, un pays… Comme il exprime un écart moyen, il reflète non seulement la discrimination pure et simple, qui est interdite – c’est-à-dire le fait de ne pas payer les hommes et les femmes de la même manière – mais aussi une série d’autres aspects tels que la ségrégation, qu’elle soit horizontale (dans des types d’emplois différents) ou verticale (dans le niveau hiérarchique). Dans une université, par exemple, les femmes sont généralement regroupées dans le personnel administratif ou d’entretien, tandis que les hommes sont surreprésentés dans les postes académiques et de direction. Sur l’ensemble de l’organisation, il existe un fort écart salarial, puisque ces derniers postes sont bien plus valorisés, à tort ou à raison.

« Les chiffres de l’écart salarial n’intègrent pas tous les avantages extralégaux, alors qu’il existe des différences énormes entre les hommes et les femmes sur ce plan. »

Pascale Vielle
Pascale Vielle
Pascale Vielle (UCLouvain). © National

En Belgique, l’écart salarial entre les hommes et les femmes s’élevait à 5% en 2021, selon Statbel, l’Office belge de statistique. Ce qui place le pays en bonne position parmi les Etats membres de l’Union européenne, malgré le secret salarial…

Il est très important de faire la distinction entre l’écart salarial horaire et général. Les chiffres qui font foi sont ceux de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH). Celui que vous évoquez est l’écart salarial horaire (NDLR : 9,2% selon l’IEFH en 2021), qui neutralise le facteur «temps de travail». Les femmes, on le sait, travaillent beaucoup plus à temps partiel que les hommes. Analyser l’écart salarial horaire ne permet donc pas d’estimer le revenu moyen des femmes. En Belgique, on est effectivement plutôt bons sur cet indicateur. Mais l’écart salarial général, lui, s’élève à 23%, ce qui est proche de la moyenne européenne. Il faut aussi préciser qu’en Belgique, les chiffres de l’écart salarial n’intègrent pas tous les avantages extralégaux, comme par exemple les voitures de société, les stock-options et les pensions de retraite complémentaires, alors qu’une récente étude a démontré de manière très claire que, sur ce plan, il existe des différences énormes entre les hommes et les femmes.

La directive permettra aux travailleurs de demander à leur employeur les niveaux moyens de rémunérations des hommes et des femmes, pour un travail de même valeur. Qu’entend-on par là?

Prenons l’exemple d’un gardien de parc et d’une surveillante de cantine: dans les deux cas, c’est un métier de surveillance, pour lequel vous n’avez pas besoin d’une qualification spécifique. En revanche, alors que la surveillante de cantine a d’énormes responsabilités – il ne s’agirait pas qu’un enfant s’étouffe en mangeant – et travaille dans le bruit, le gardien de parc, lui, exerce dans le calme et surveille moins de personnes en même temps. Pourtant, on considère que c’est un métier dont la pénibilité est plus élevée parce qu’il travaille en extérieur ; il sera donc, en général, mieux payé. Or, le critère intérieur-extérieur est marqué par le genre, puisque les métiers d’extérieur sont plus souvent exercés par des hommes.

La notion de «travail de même valeur» permettra-t-elle de comparer le salaire d’un gardien de parc avec celui d’une surveillante de cantine?

Oui, car la directive reprend tout de même des définitions liées à cinquante ans de jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Elle s’appuie aussi sur des travaux dans lesquels la Belgique a été pionnière, avec le projet EVA, pour Evaluation analytique des fonctions, né au début des années 2000. Il visait justement à déconstruire les critères sectoriels de rémunération, sous-tendus par des représentations sexistes. Cette méthodologie devait, en principe, être mobilisée dans le cadre de la loi du 22 avril 2012 visant à lutter contre l’écart salarial. Elle prévoyait aussi de monitorer l’écart salarial dans chaque entreprise, mais ces obligations ont été peu ou mal exécutées, faute de sanctions et de publicité.

Telle que prévue par la directive européenne, l’obligation de communiquer l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes à une autorité de contrôle, et donc de mettre réellement fin au secret salarial, ne concerne que les organisations de cent travailleurs et plus. Mais en Wallonie, par exemple, plus de 88% des entreprises comptent moins de vingt travailleurs…

Je ne peux pas imaginer que la Belgique transpose la directive en définissant un seuil plus élevé que celui prévu dans la loi d’avril 2012 (NDLR: au moins cinquante travailleurs). La clause de «standstill» européenne prévoit d’ailleurs que l’on ne peut pas tirer profit d’une transposition de directive pour réduire les protections accordées auparavant.

En cas de litige, l’employeur devra prouver qu’il a respecté les règles d’égalité en matière de rémunérations. Mais dans les faits, qui osera se retourner contre son employeur à cet égard?

La directive prévoit des mesures de protection contre les rétorsions. Il doit aussi être possible d’attaquer son ancien employeur. Malgré tout, il est vrai que les femmes dans cette situation hésiteront encore à porter plainte: cela dégrade l’atmosphère de travail et la protection n’a qu’une durée limitée dans le temps, d’un an le plus souvent. Il sera donc fondamental de jouer collectif. D’une part en agissant en concertation avec les représentants des travailleurs et travailleuses – mais ces derniers sont souvent mal formés sur ces questions –, d’autre part en travaillant en groupe de femmes et en contactant l’IEFH, pour entreprendre des démarches de médiation.

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