Lorsqu'un immigré met un pied en Europe, il n'a pas de droits. Un scandale pour Serge Bodart. © Karoly Effenberger

Droit des étrangers: « La manière dont on a parqué les gens aux frontières de l’Europe est un vrai scandale »

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Le Premier président Serge Bodart quitte ses fonctions à la tête du Conseil du contentieux des étrangers. Il revient sur cinq années de mandat marquées par plusieurs vagues d’immigration et de profonds changements.

Lorsqu'un immigré met un pied en Europe, il n'a pas de droits. Un scandale pour Serge Bodart.
Lorsqu’un immigré met un pied en Europe, il n’a pas de droits. Un scandale pour Serge Bodart. © Karoly Effenberger

Principale voie de recours contre les décisions de l’Office des étrangers et du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, le Conseil du contentieux des étrangers (CCE) traite les nombreuses plaintes contre les décisions relatives à l’accès au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers. Dans son rapport d’activité 2021, cette juridiction administrative indépendante note deux évolutions significatives: une baisse importante des recours en extrême urgence et un nombre d’arrêts nettement plus élevé qu’au cours des années précédentes, surtout concernant les contentieux de l’annulation. Décryptage avec Serge Bodart, à l’heure où s’achève son mandat à la tête du CCE.

Ce qui est interpellant à l’échelon européen, c’est que ce sont les pays les plus restrictifs envers les autres nationalités qui ouvrent leurs portes aux Ukrainiens.

A quelles évolutions en matière de migration avez-vous assisté durant votre mandat?

J’ai constaté des variations dans le type de dossiers traités, notamment moins de cas de regroupement familial et moins de demandes d’autorisation de séjour pour des motifs médicaux. En ce qui concerne les demandes d’asile, nous avons noté des fluctuations dans les nationalités. Aujourd’hui, on règle plus de dossiers concernant des Afghans et des Syriens, même si ces derniers ont rapidement bénéficié d’une protection. Ce qui est nouveau, c’est qu’on a pas mal de Latino-Américains, provenant principalement du Venezuela et du Salvador. Beaucoup de Palestiniens, aussi.

Et les demandeurs d’asile d’origine subsaharienne?

Je ne vois pas de forte évolution les concernant. Par contre, il y a un autre aspect qui a fortement changé au cours des dix dernières années, c’est l’irruption du droit européen qu’on applique dans presque tous les cas. Le droit des étrangers est aujourd’hui régulé en grande partie par des directives européennes. En raison du nombre croissant de questions préjudicielles posées à la Cour de justice de l’Union européenne, nous avons de plus en plus d’indications sur la manière dont nous devons interpréter les directives, ce qui modifie substantiellement notre travail.

L’Union européenne a, pour la première fois, activé la directive protection temporaire pour répondre à un afflux soudain et massif de personnes déplacées. Elle l’a fait pour les Ukrainiens, pas pour les Syriens avant eux…

Cette protection temporaire existe depuis 2001. Quand je donnais cours de droit des étrangers, je disais à mes étudiants: «Je vous la cite pour mémoire mais elle n’a jamais été appliquée et ne le sera jamais.» Je m’étais trompé et j’en suis content. Plutôt que de se focaliser sur l’aspect négatif, on peut aussi se réjouir qu’un tel instrument de protection existe et que ces Ukrainiens aient tous obtenu un statut. Maintenant, je crois effectivement qu’on aurait pu l’activer pour les Syriens. Ce qui est également interpellant à l’échelon européen, c’est que ce sont les pays les plus restrictifs envers les autres nationalités qui ouvrent leurs portes aux Ukrainiens. Je me demande si ce positionnement influencera la manière d’aborder d’autres demandes dans le futur.

La politique migratoire s’est-elle durcie ces dernières années?

En quarante ans, je n’ai pas vu de grandes différences. On a toujours des secrétaires d’Etat qui, à leur arrivée, affirment qu’ils se montreront humains mais fermes, qu’ils ramèneront la procédure à six mois. Mais ça ne fonctionne jamais. Pourtant, tous ceux qui sont passés par là ces cinq dernières années, de Maggie De Block (Open VLD) à Sammy Mahdi (CD&V) en passant par Theo Francken (N-VA), se sont construit une formidable popularité. Une autre évolution sur laquelle on n’insiste peut-être pas assez du côté francophone, c’est que le droit des étrangers a cessé d’être régi par le fait du prince. On n’est plus dans une situation où l’autorité administrative ou politique décide sans qu’il n’y ait vraiment de règles qui lui soient imposées. Ce qui ne veut pas dire pour autant que tout fonctionne… Si on revient sur le «deux poids, deux mesures» dans le cas des Ukrainiens, ce qui est choquant, ce n’est pas tant le fait que la directive protection temporaire n’ait pas été activée plus tôt mais la manière dont on a parqué les gens aux frontières de l’Europe, qui n’est pas respectueuse des droits fondamentaux. C’est un vrai scandale. C’est le point faible du système: on n’a de droits que lorsqu’on met un pied en Europe.

«En septembre 2017, 16 000 dossiers de recours n’obtenaient pas de décision après six mois. Aujourd’hui, on n’en compte plus que 2 700», se réjouit le futur ex-Premier président de la CCE.
«En septembre 2017, 16 000 dossiers de recours n’obtenaient pas de décision après six mois. Aujourd’hui, on n’en compte plus que 2 700», se réjouit le futur ex-Premier président de la CCE. © Karoly Effenberger

Certains gouvernements prônent un retour à la primauté du droit national sur le droit européen. D’un autre côté, on a vu avec la crise ukrainienne que l’UE était capable de prendre une décision collégiale en matière de migration. Comment cela va-t-il évoluer?

Effectivement, elle y est une fois arrivée. Ce qui ne veut évidemment pas dire que c’est un acquis et que lorsqu’une autre crise éclatera, il n’y aura pas à nouveau des réactions nationalistes et des attitudes de rejet. Le souci, d’un point de vue européen, c’est de trouver un équilibre. On ne peut pas dire à tout le monde de venir mais le problème qui s’est posé avec plusieurs pays de l’Union, c’est qu’ils ne voulaient pas respecter les règles.

En cinq ans, vous avez vu défiler trois secrétaires d’Etat à l’Asile et à la Migration, avec trois styles différents…

Il y a eu pendant deux ans Madame De Block mais c’était un gouvernement en affaires courantes et qui avait moins de marge de manœuvre. Maintenant, on a Sammy Mahdi qui, je pense, avait la ferme intention de remettre tout à plat. Mais qui pourrait bientôt s’en aller. Quant à Theo Francken, il a fait pas mal de modifications dans la loi. L’ancienne Première présidente et plusieurs groupes de travail avaient commencé à réfléchir à des moyens de simplifier et de clarifier la procédure en recours. Quand je suis arrivé, j’ai achevé ces travaux. On lui a soumis les propositions et puis, il a démissionné.

La communication politique de Theo Francken a-t-elle entravé votre indépendance?

Que sa communication ne m’ait pas facilité la tâche, c’est un fait. Mais il ne s’est jamais immiscé dans nos décisions. Par contre, il ne se privait pas d’exprimer ce qu’il pensait de nos arrêts. Or, nous ne faisions qu’appliquer la loi. Côté flamand, c’était un sujet très sensible pour les juges: savoir qu’un secrétaire d’Etat très populaire critique leurs décisions n’était pas toujours facile à vivre. Côté francophone, on n’a pas toujours conscience de cette différence de vision. Pourtant, cela se remarque même dans les décisions prises par le Conseil d’Etat. En 2020, vingt arrêts ont été cassés côté francophone après des recours introduits par des demandeurs d’asile qui contestaient une interprétation trop restrictive de la notion de bénéfice du doute, alors qu’elle est déjà très large. Côté flamand, un seul arrêt a été cassé et à la suite d’un recours intenté par le Commissariat général qui faisait valoir une interprétation trop large, alors qu’elle est déjà très stricte. A l’avenir, il faudrait éviter que ces différences d’interprétation atteignent un niveau tel qu’on a l’impression que les lois sont différentes au nord ou au sud du pays.

Il faudrait éviter ces différences d’interprétation qui atteignent un niveau tel qu’on a l’impression que les lois sont différentes au nord ou au sud du pays.

En 2021, le Conseil du contentieux des étrangers est parvenu à résorber son retard dans le traitement des dossiers. Est-ce dû à une chute des demandes durant les premiers mois de la pandémie?

Pas vraiment. Le Covid ne nous a pas permis de réduire l’arriéré mais il ne nous a pas empêché de le faire non plus. En réalité, ça a freiné nos activités pendant cette période de trois mois, en 2020, durant laquelle nous étions tous à l’arrêt alors que le nombre de recours était particulièrement élevé. Mais nous nous sommes adaptés et nous avons rattrapé notre retard. Pour vous donner une idée: en septembre 2017, 16 000 dossiers de recours n’obtenaient pas de décision après six mois. Aujourd’hui, on n’en compte plus que 2 700. Cela n’a été possible qu’en raison d’une profonde réorganisation du travail des juges et du greffe.

Ce qu’on constate aussi, c’est un déséquilibre entre l’issue des dossiers côté francophone et côté néerlandophone…

C’est quelque chose d’assez habituel. On a vraiment un problème d’unité de jurisprudence mais uniquement dans les dossiers d’asile. Toutefois, ces dossiers ne représentent pas la majorité des demandes de recours qui nous sont adressées, qui portent plutôt sur les décisions de l’Office des étrangers. En ce qui concerne ces décisions-là – pour lesquelles nous avons une compétence de contrôle de la légalité de la décision et d’annulation – nous sommes parvenus à une certaine homogénéité grâce aux instruments que nous donne la loi. Aussi en se mettant d’accord sur les questions d’interprétation et sur la direction à suivre en fonction des décisions prises par le Conseil d’Etat. Pour les demandes d’asile, en revanche, demeure un important déséquilibre. L’explication est simple: ces dossiers nécessitent une appréciation beaucoup plus subjective de la part des 54 juges qui statuent presque toujours seuls. D’un autre côté, le fait que des différences existent, c’est plutôt une bonne chose. C’est le prix à payer pour l’indépendance des juges puisque personne ne peut leur dire comment ils doivent décider, même pas le Premier président. Tout ce que je peux faire quand je constate que ça part dans tous les sens, c’est réunir une assemblée générale autour de quelques dossiers emblématiques et tracer les lignes directrices.

Où se situe, dès lors, le problème?

Même si on arrive à se mettre d’accord sur les grands principes, dans l’application, la question reste identique pour le juge: est-ce que je crois cette personne? Est-ce que je pense qu’elle court un danger? Même s’ils sont indépendants, les juges sont inévitablement influencés par leur milieu et par la société dans laquelle ils vivent. Il faut se rendre compte que la situation actuelle est le résultat de choix qui ont été faits par le législateur. On a créé une procédure la plus rapide possible mais qui limite les possibilités de recours. On voulait aussi éviter les parties de ping-pong entre la juridiction (NDLR: le CCE) et le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA). C’est pour ça qu’on a donné au juge la possibilité de statuer directement sur le fond. Je vois deux pistes pour sortir de cette situation: la première s’inspire d’autres juridictions. Un juge d’un tribunal de Liège, par exemple, ne statuera pas forcément de la même manière qu’un juge d’ Anvers mais, au-dessus d’eux, il y a la cour d’appel et la Cour de cassation. En ce qui concerne le droit des étrangers, on n’a que le Conseil d’Etat, qui statue sur le contrôle de la légalité mais qui ne peut se prononcer sur les faits. Il n’a donc aucun rôle à jouer dans l’uniformisation de la jurisprudence. Selon moi, il manque un maillon à la chaîne. Mais comme ajouter ce maillon ralentirait la procédure, le politique n’en veut pas. L’ autre piste serait d’aller vers une procédure plus objective qui permettrait de vérifier si le Commissariat général aux réfugiés a bien fait son travail mais sans que l’on puisse décider à sa place.

Il s’agirait donc d’une nouvelle forme de contrôle?

Nous disposons d’un pouvoir d’annulation sur les décisions de l’Office des étrangers de délivrer ou non un ordre de quitter le territoire. Mais concernant les décisions du Commissariat général d’octroyer ou non l’asile à un individu, nous disposons d’un pouvoir de réformation. Autrement dit, nous pouvons décider d’octroyer un statut de réfugié ou pas. C’est là, finalement, que se trouve l’origine des divergences, quand on passe à l’étape de la décision sur le fond et qu’on laisse au juge une plus grande marge d’appréciation.

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