Sur le " front ", les infirmières et infirmiers ont été formidables, flexibles, solidaires, tous les superlatifs. Et après ? © BELGAIMAGE

Pendant la crise du coronavirus, la transformation du secteur de la santé

Le secteur de la santé a été héroïque pendant la crise et manifesté une résilience hors pair. Comment prolonger ce momentum ? Un maître-mot : la confiance.

 » Même si le défi est énorme, je reste avec un sentiment de gratitude et de confiance, car ce qu’on a pu faire pendant la crise du coronavirus est rassurant pour l’avenir.  » CEO de la Clinique Saint-Jean de Bruxelles, Hadewig (Vic) De Corte fait allusion à la résilience du système hospitalier belge. Il n’a jamais perdu pied, s’est mobilisé sans s’inquiéter d’être payé ou remboursé. A repoussé les murs, s’est affranchi parfois des réglementations, en maintenant sur les responsables politiques une pression qui a donné des résultats. Voir le prompt retrait des deux arrêtés royaux qui avaient mis le monde infirmier en ébullition, infligeant à la Première ministre Sophie Wilmès (MR) une  » haie du déshonneur «  au CHU Saint-Pierre, à Bruxelles, compensée par d’autres visites d’hôpitaux plus paisibles.

La crise a magnifié les atouts du secteur de la santé et fait ressortir ses carences.

La crise a magnifié les atouts du secteur de la santé et fait ressortir ses carences. Que restera-t-il de cet état qu’on n’ose qualifier de grâce ? Beaucoup d’idées de transformation circulent à propos de l’hôpital, la santé publique, le statut du personnel soignant, le lien avec les maisons de repos, la gouvernance ?  » La crise est une opportunité « , pose la directrice du plus vieil hôpital de Bruxelles (huit siècles de tradition hospitalière).  » On doit voir comment faire évoluer la situation sur le terrain avant de décider qui fait quoi au niveau politique, prévient la députée fédérale et médecin néphrologue Catherine Fonck (CDH). Notre socle commun en matière de soins est beaucoup plus large qu’on ne croyait ; l’intégration et la multidisciplinarité sont déjà là, écoutons les gens, c’est eux qui ont résisté, dans la santé, l’alimentaire, la sécurité.  »

Le besoin d’un financement stable

Au commencement, il y a les moyens financiers.  » La norme d’accroissement du budget des soins de santé n’a été respectée qu’une seule année sous la précédente législature, rappelle l’élue de l’opposition. Le reste du temps, l’augmentation du budget a été inférieure à 1,5 %.  » Plus d’argent pour la santé ? La Belgique consacre 10,3 % de son PIB à la santé, soit 45 milliards d’euros par an, une honorable moyenne européenne. L’analyse récurrente réalisée par le bancassureur Belfius montre qu’environ un tiers des hôpitaux belges (32 %) étaient dans le rouge en 2018, avec un chiffre d’affaires global de 15,5 milliards d’euros par an et un bénéfice de 31 millions d’euros. Néanmoins, pour Jean Hermesse, vice-président de la Mutualité chrétienne (MC),  » il est trop facile de dire que le contexte économique difficile a conduit à l’impréparation. Il ne faut pas tout ramener à un problème financier.  »

Deux arrêtés royaux avaient mis le monde infirmier en ébullition, infligeant à Sophie Wilmès une
Deux arrêtés royaux avaient mis le monde infirmier en ébullition, infligeant à Sophie Wilmès une  » haie du déshonneur  » au CHU Saint-Pierre, à Bruxelles.© ISOPIX

Au cours des trois derniers mois, les hôpitaux ont perdu deux tiers de leur activité normale, une perte chiffrée entre cinq et sept milliards d’euros par les patrons du CHU Saint-Pierre (Bruxelles) et du CHR de la Citadelle (Liège) dans Le Soir du 26 mai. Jean Hermesse met ces montants en doute.  » Certes, il y a eu des surcoûts en matériel de protection, en respirateurs, aménagement des salles, ainsi qu’un manque à gagner par rapport aux consultations et interventions qui n’ont pas été assurées, mais ce ne sont pas cinq ou sept milliards d’euros qu’il faut aller chercher en plus, objecte-t-il. L’argent est là, l’Inami ( NDLR : institution publique de sécurité sociale) enregistre moins de dépenses en raison du report des interventions et des consultations programmées. Il faut trouver un nouveau circuit pour compenser la perte des recettes et garantir les budgets de fonctionnement des hôpitaux.  »

L’Etat fédéral a rapidement avancé un milliard d’euros pour permettre aux hôpitaux de payer les salaires et les fournisseurs ; les Régions et Communautés y ont été de leur écot. Mais cette avance de trésorerie devra-t-elle être remboursée et selon quelles modalités ? Qui prendra en charge les pertes de revenus des médecins et les frais supplémentaires occasionnés par la crise ? A l’heure qu’il est, mystère. L’Association belge des syndicats médicaux (Absym) souhaite que les médecins des hôpitaux, même non-Covid, reçoivent une compensation pour les suppléments d’honoraires qu’ils n’ont pas perçus. La réponse sera probablement négative.

Sous la précédente législature, la ministre des Affaires sociales et de la Santé, Maggie De Block (Open VLD), s’était refusée à toucher au système contesté des suppléments d’honoraires. Ceux-ci assurent la viabilité des hôpitaux, car les médecins – des indépendants, sauf dans les hôpitaux universitaires – en rétrocèdent une partie. La santé est loin d’être gratuite en Belgique : les patients supportent 22 % de l’ensemble des factures de soins. Le gouvernement Michel a préféré donner la priorité au regroupement des 103 hôpitaux généraux du pays en 25 réseaux. Bonne nouvelle : le modèle a fait ses preuves.  » Nous avons eu tous les jours des contacts avec nos partenaires ( NDLR : les Cliniques universitaires Saint-Luc et les Cliniques de l’Europe à Bruxelles, la Clinique Saint-Pierre d’Ottignies) pour échanger du matériel de protection, transférer des patients, partager des bonnes pratiques en matière de sécurité, de procédures… « , détaille l’administratrice déléguée de la Clinique Saint-Jean. Comme toute restructuration, celle-ci nécessite de nouvelles infrastructures, de nouveaux équipements…  » Nous devons avoir la garantie que ces investissements continueront à être financés équitablement, quelles que soient les racines des hôpitaux, publiques, universitaires ou associatives, car ils remplissent tous une mission de service public « , plaide Vic De Corte.

La multiplication des niveaux de pouvoir a ralenti la prise de décision et provoqué beaucoup d’inefficience.

Le financement des hôpitaux belges repose sur un système dévorant de paperasse et de critères (au lit, à l’acte, etc.). Ses principales sources de financement émanent du budget des moyens financiers (6,5 milliards par an) géré par l’Inami et des rétrocessions d’honoraires médicaux (5,3 milliards par an). L’insécurité budgétaire est la règle. Certains remboursements sont réglés des années en retard et, à l’inverse, les hôpitaux peuvent se voir réclamer des  » redressements  » sur la base de savants rétrocalculs. Les hôpitaux eux-mêmes manquent de transparence.  » Si on connaissait un peu mieux la part des honoraires et des suppléments rétrocédés pour le financement du fonctionnement des hôpitaux, on aurait eu moins de difficultés à leur assurer un financement correct « , justifie Jean Hermesse (MC).

La révolte des gilets blancs

De leur statut de laissées-pour-compte lorsqu’elles faisaient grève tous les mardis, les blouses blanches sont brusquement passées au rang d’héroïnes – la profession est féminine à plus de 85 % – saluées tous les soirs au balcon. Dans ses bulletins d’après-Covid distribués aux Etats membres, la Commission européenne (qui n’a cessé de réclamer une baisse des budgets de santé) épingle la Belgique pour  » la pénurie structurelle de professionnels de la santé à laquelle il faut remédier « . Dans notre pays, il y a une infirmière pour onze patients contre une infirmière pour huit patients dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Or, des enquêtes montrent un lien entre le taux d’encadrement des patients et leur espérance de vie.

En prévision de futures offensives épidémiques,
En prévision de futures offensives épidémiques,  » il faut investir dans une structure de protection sanitaire forte « .© BELGAIMAGE

Sur le  » front « , les infirmières et infirmiers ont été formidables, flexibles, solidaires, tous les superlatifs. Et après ?  » Il faut rendre au métier l’attractivité qu’il a perdue en devenant plus administratif et plus contrôlé. C’est un très beau job, être là pour les gens « , déclare Vic De Corte. Beaucoup y ont pourtant renoncé, tant la pratique est difficile et pas toujours rémunérée à sa juste valeur.  » Après quatre ans d’études, les infirmiers gagnent 1 600 euros net en début de carrière, soupire Carine Rosteleur, secrétaire régionale à la CGSP de Bruxelles. C’est encore pire pour les aides-soignantes, assistants logisticiens, etc., qui, avec 1 200 euros net par mois, sont à la limite du seuil de pauvreté.  » Les normes d’encadrement n’ont plus été revues depuis 1980. La pénibilité du travail n’est pas reconnue, malgré une charge de travail toujours plus lourde. Le mode de financement pousse, en effet, à la productivité, car si l’hôpital n’est pas en croissance, sa part de budget recule.  » Une injection doit durer une minute, mais si l’infirmière prend cinq minutes pour parler avec le patient, c’est de l’argent perdu « , illustre la permanente CGSP. Quand il y avait un besoin vital de médecins et d’infirmières, des garderies ont été organisées pour leurs enfants, on leur a proposé des chambres d’hôtel, réservé des places de parking, etc.  » C’est toute l’année que les infirmières sont des héroïnes.  »

Du côté des maisons de repos, ce n’est guère mieux. Lorsque ce secteur a été régionalisé en 2015, seul 80 % du financement a suivi. Aujourd’hui, cependant, la revalorisation salariale des blouses blanches n’est plus un mot tabou.  » Si, comme le prévoit la ministre de la Santé, la revalorisation de certains personnels se fait au détriment d’autres fonctions, ce sera sans la CGSP, annonce la représentante du syndicat socialiste. Car du financement il en faudra pour l’ensemble des travailleurs, même si un focus tout particulier doit être mis sur les métiers de la santé en pénurie, comme la profession d’infirmier(ère).  » Les pistes envisagées : une amélioration des conditions de travail, la reconnaissance de la pénibilité du métier, un plan d’attractivité, un encadrement des étudiants en soins infirmiers avec une rémunération des périodes de stage ; une adaptation des postes de travail en fin de carrière et, insiste Carine Rosteleur,  » un management qui prend en compte le caractère humain de notre profession « .

Se libérer du carcan administratif

Face à l’avancée rapide de la pandémie, les hôpitaux belges se sont mis en ordre de marche sans attendre les ordres venus d’en haut, en l’occurrence, le SPF Santé. La téléconsultation à laquelle l’Ordre des médecins s’opposait a été légalisée en un tournemain. Une étape dans l’utilisation accrue du digital, saluent les experts. Cette réactivité, comment la pérenniser ?  » Le secteur est très rigide, observe Vic De Corte. Sa réglementation date des années 1970. Il nous empêche de réagir efficacement en situation de crise, car les normes d’agrément sont spécifiques à chaque service. On ne peut pas transférer du personnel d’un service à un autre sous peine de perdre des financements ; on ne peut pas non plus les mutualiser au-delà de l’hôpital. Néanmoins, le personnel a fait preuve d’une flexibilité inimaginable.  »

Les suppléments d’honoraires dont les médecins rétrocèdent une partie à l’hôpital n’ont plus ruisselé dans les caisses.

La mobilisation s’est étendue bien au-delà du monde hospitalier. Des médecins généralistes et spécialistes ont proposé leur aide ; des collaborations se sont nouées avec les centres de revalidation, les maisons de repos, les crèches, les aides à domicile… L’espoir des acteurs de la santé ? Que ce fonctionnement plus souple s’inscrive dans un financement stable.  » Ce n’est pas la permission de devenir médiocres, souligne la CEO de Saint-Jean. Il faut rester intransigeants sur la qualité et un monitoring lui aussi de qualité.  »

Une gouvernance éclatée

La complexité institutionnelle de la Belgique a été résumée en 2 minutes 50 par la vidéo de Baudouin Remy concluant à l’  » inhospitalité  » de notre système de santé. Neuf  » ministres  » en titre ou exerçant la fonction, dont six du côté francophone et germanophone, voilà qui a réussi à surprendre les Belges. Si les hôpitaux dépendent du fédéral, les maisons de repos, la vaccination et la prévention, elles, relèvent des pouvoirs régionaux. Dès lors, la responsabilité politique de certains fiascos ne peut être que partagée.  » Notre gouvernance est complexe, évacue Vic De Corte. Je n’ai pas envie de polémiquer sur la situation politique. La multiplication des niveaux de pouvoir a ralenti la prise de décision et provoqué beaucoup d’inefficience. Pour le futur, il faut se demander quel est le modèle qui permet le mieux de soutenir le secteur.  » Certains partis flamands (CD&V, N-VA, Vlaams Belang), ainsi que le patronat flamand, ont exprimé leur souhait de poursuivre la régionalisation des soins de santé. Le PS, par la voix de Paul Magnette, n’exclut pas une refédéralisation de certaines compétences. Les libéraux et les verts du Nord et du Sud, le CDH et DéFi, sont plus nettement favorables à une reprise en main de certaines matières par le fédéral.

Hadewig (Vic) De Corte, CEO de la Clinique Saint-Jean de Bruxelles.
Hadewig (Vic) De Corte, CEO de la Clinique Saint-Jean de Bruxelles.

La lenteur des Régions à s’apercevoir de la vulnérabilité des maisons de repos était-elle due à de l’inexpérience ou au manque de moyens de protection et de testing dont la responsabilité est passée de main en main ? Pourquoi certaines maisons de repos connectées à un hôpital ont-elles mieux préservé la vie de leurs résidents que d’autres institutions amenées bien malgré elles à dispenser des soins hospitaliers ? L’idée d’un continuum des soins est dans l’air, avec des passerelles bien plus nombreuses entre les institutions.  » Les collaborations doivent être recherchées et appréciées, avertit Vic De Corte, mais l’expérience nous a appris que les mariages d’amour tenaient mieux que les mariages de raison. Cela doit se faire étape par étape. « 

La préparation aux pandémies

La menace épidémique est là pour longtemps. Les hôpitaux l’ont intégrée dans leurs procédures et aménagements. Dans une note du 18 mai adressée aux autorités, Yves Smeets, directeur général de Santhea, la fédération patronale d’institutions de soins de santé wallonnes et bruxelloises du secteur public, esquisse un plan de bataille en prévision d’une possible future offensive épidémique. Pour Jean Hermesse (MC), faire renaître la confiance et relancer la vie économique et sociale qui a tellement manqué à la population nécessite d’investir dans une structure de protection sanitaire forte, aussi forte que la protection sociale ou la sécurité, et qui serait chargée du dépistage massif, du matériel de protection pour les soignants et la population, du testing, du traçage et de la vaccination.  » Il faut allouer 2 à 3 % du budget de la santé, c’est-à-dire 500 à 700 millions d’euros, à notre politique de santé publique, déclare-t-il. Cet investissement ne doit pas être considéré comme un coût, mais comme la condition du non-arrêt de l’économie.  »

Un dispositif en dix points

Comment se préparer aux pandémies ? Les propositions de Santhea (fédération patronale d’institutions de soins de santé wallonnes et bruxelloises du secteur public).

1. A côté des plans d’urgence hospitaliers, il faut mettre en place des plans hospitaliers de gestion de pandémie pour la montée en puissance instantanée des unités spécifiques, la gestion de crise en matière de flux, d’accueil, de tri et d’isolement de patients ; la réquisition du personnel médical et soignant, la constitution de stocks stratégiques, etc.

2. Les règles du 112 ne sont pas appropriées pour réguler efficacement les flux d’hospitalisation. Il ne sert à rien d’amener des patients dans un hôpital jusqu’à le saturer, alors que d’autres hôpitaux n’ont que peu de patients.

3. Il faut créer un programme de soins  » maladie infectieuse émergente  » au sein des hôpitaux. Ces secteurs isolés devraient comprendre, une unité standard de médecine (par exemple 20 lits), une unité de réadaptation (par exemple 10 lits) ainsi qu’une unité (par exemple 6 lits) convertible en unité soins intensifs pour permettre la prise en charge de malades ventilés. Ce secteur pourrait être utilisé en période non épidémique comme unité de réadaptation cardiorespiratoire.

4. La Belgique devrait se doter d’une capacité d’hôpitaux de campagne pour faire face au débordement éventuel des structures hospitalières classiques, en collaboration avec la Défense.

5. L’Etat fédéral est chargé des stocks d’équipements de protection individuelle pour la population et les acteurs de santé.

6. Les systèmes informatiques doivent être adaptés à la gestion de crise et à la communication entre tous les acteurs, y compris la première ligne, les maisons de repos, les soins à domicile, etc.

7. A chaque niveau de pouvoir et dans les hôpitaux, il faut une structure de commandement adaptée ; au niveau fédéral, un commissaire royal ayant autorité sur tous les départements concernés par la crise ; et, par rapport aux entités fédérées, une hiérarchisation décisionnelle.

8. Création d’un fonds spécial  » Pandémie « .

9. Elaboration d’un plan d’urgence pandémie fédéral, actualisé en fonction des avancées scientifiques et comprenant un volet d’information voire de formation de la population.

10. Respect des principes généraux en temps de crise : confiance, équité, solidarité, transparence.

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