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On est foutus, on mange trop et mal : comment l’industrie agroalimentaire a subsidié une « science alternative »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Depuis des décennies, des siècles, la malbouffe se glisse dans nos assiettes, avec des conséquences désastreuses et coûteuses pour la santé publique. Il est urgent de lutter contre le sucre comme on lutte contre le tabac.

«On est foutus, on mange trop, tout empâtés patauds par les pâtés les gâteaux, ankylosés soumis sous les kilos d’calories.» Quand Alain Souchon a sorti son tube Papa mambo en 1978, il ne croyait pas si bien chanter. Près d’un demi-siècle plus tard, l’obésité a doublé dans le monde. Aujourd’hui, près de deux milliards d’adultes – un être humain sur quatre – sont en surpoids, dont un tiers d’obèses. Du jamais-vu dans l’histoire de l’humanité! En 2030, la moitié de la planète sera concernée par tous ces kilos en trop. C’est déjà le cas dans les pays riches comme la Belgique, où un homme ou une femme sur deux est en surpoids et environ 15% sont obèses.

Conséquence: explosion du diabète, des maladies cardiovasculaires, de certains cancers… Cette crise grandissante de santé publique cause des millions de morts chaque année dans le monde. A lui seul, le diabète frappe un demi-milliard de personnes et en tue deux millions. Les enfants et les ados sont de plus en plus touchés par le diabète de type 2 dû à un taux trop élevé de glucose dans le sang. Dans certains pays, comme le Mexique où les trois quarts de la population sont en surpoids, la jeune génération risque d’être la première de l’histoire du pays à vivre moins longtemps que celle de ses parents.

Si tout cela a un coût en nombre de vies prématurément arrachées, cela en a un également pour les finances publiques, comme le démontre le livre Economie de l’obésité. Dans la plupart de nos hôpitaux, près d’un malade sur deux est une personne en surpoids voire, souvent, obèse. Les lombaires du personnel de soins en souffrent de plus en plus. C’était encore plus patent lors de la pandémie de Covid-19, durant laquelle un lien avéré entre l’obésité et les formes aggravées de coronavirus a très tôt été établi. Et tout cela, sans compter avec l’absentéisme au travail – plus fréquent chez les travailleurs en surpoids – dont le coût économique n’est pas négligeable non plus.

Comment en est-on arrivé là?

Il n’est bien sûr pas question de stigmatiser les personnes fâchées avec leur balance. Le problème de l’obésité, on le sait, est lié à l’alimentation: trop de graisses saturées, trop de sucre, surtout. Or, «dans le domaine alimentaire, c’est l’offre qui crée la demande», confirme Mark Bitman, qui retrace la genèse de la malbouffe dans son dernier ouvrage L’Histoire aberrante de l’alimentation (lire par ailleurs ), en pointant la responsabilité écrasante de l’industrie agroalimentaire américaine. Depuis des décennies maintenant, les aliments transformés et ultratransformés ont envahi les supermarchés, les fast-foods se sont multipliés sur tous les continents (la chaîne américaine McDonald’s a même ouvert des succursales à Moscou dès 1990), les distributeurs de sodas se sont immiscés partout, dans les snacks, les gares, les bureaux, les écoles… On connaît leurs effets néfastes pour la santé, qui ne concernent d’ailleurs pas que l’obésité.

Derrière ce fléau, des lobbys puissants s’activent pour inonder les rayons des grandes surfaces de leur malbouffe. Même si les industriels de l’agroalimentaire jurent la main sur le cœur faire des efforts pour diminuer la teneur en sel ou en sucre dans leurs produits, la machine marketing, dont les mensonges sont régulièrement dénoncés par des experts médicaux, continue de faire des ravages. Depuis que les Européens ont goûté à sa douceur grâce aux «grandes découvertes» des XIVe et XVe siècles, le sucre a connu un essor planétaire d’une vigueur dont aucun autre produit alimentaire ne peut se targuer. Avec le coût engendré par sa surconsommation en matière de santé publique, il est désormais devenu le tabac du XXIe siècle.

L'industrie a établi le "point de félicité", soit la teneur en sucre, sel et matière grasse qui rend accro à la malbouffe.
L’industrie a établi le « point de félicité », soit la teneur en sucre, sel et matière grasse qui rend accro à la malbouffe. © getty images

D’ailleurs, la stratégie commerciale visant à s’allier la science pour minimiser ses répercussions sur l’obésité, les maladies du cœur, les cancers ou les affections dentaires, ressemble fort à celle utilisée, pendant des décennies, par l’industrie du tabac qui a tenté de faire croire que le lien entre la cigarette et le cancer n’était pas prouvé après un rapport pourtant irréfutable de la Surgeon General, la plus haute autorité américaine de santé publique. Idem pour le sucre: il y a près d’un demi-siècle, des scientifiques s’inquiétaient déjà de ses conséquences catastrophiques et alertaient les autorités. Mais le secteur agroalimentaire a produit et subsidié une science «alternative», autrement dit mensongère.

Le point de félicité

Coca-Cola a été jusqu’à financer la chaire de nutrition de Harvard pour tenter de tourner en ridicule l’évidence que la boisson couleur pétrole était à l’origine de caries dentaires. Aux Etats-Unis, à la fin des années 1960, la Sugar Research Foundation (aujourd’hui Sugar Association) a payé d’éminents nutritionnistes de l’université de Harvard (encore elle) pour publier, dans de prestigieuses revues scientifiques, des articles qui tempéraient le rôle du sucre dans les maladies coronariennes. Cette association des producteurs et raffineurs sucriers a aussi tout fait pour détourner l’attention scientifique vers les graisses saturées, pointées comme principales responsables des dégâts cardiaques. Cynique, car on sait aujourd’hui qu’au-delà d’une certaine dose, le sucre se transforme en graisse dans l’organisme.

Comme le dit Mark Bitman, l’industrie alimentaire a toujours une longueur d’avance, elle qui, depuis les années 1970, a embauché des ingénieurs chimistes et des neuroscientifiques pour trouver le «point de félicité», soit la teneur optimisée en sucre, sel et matière grasse, qui crée une réaction neurologique d’extase, rendant accro à la nourriture industrielle. Elle a survécu aux attaques scientifiques du monde des nutritionnistes en persuadant, par exemple, les autorités de ne pas employer des avertissements du genre «Evitez de…», mais plutôt du type «Choisissez…» ou «Réduisez…». Résultat: les produits ultratransformés s’éloignent toujours plus des véritables aliments. Même si certaines initiatives se révèlent efficaces pour lutter contre le cancer de la malbouffe, celui-ci demeure très résistant.

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