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Comme Ferré, Ferrat ou Brassens en leur temps, les chanteurs Jean-Louis Aubert, Bernard Lavilliers ou Arthur H partent sur les traces des poètes et adaptent Houellebecq, Cendrars ou Joyce. Tous aux vers !

La poésie surgit parfois au coin de la rue. Jean-Louis Aubert achète ses cigarettes dans une librairie et aperçoit sur un présentoir un recueil de poèmes de Michel Houellebecq. De ce hasard est né un disque, Aubert chante Houellebecq. Les parages du vide. Arthur H remplace au pied levé un comédien malade lors d’un hommage à Edouard Glissant au théâtre de l’Odéon, à Paris, et se laisse emporter par la frénésie des mots, au point de créer une collection, Poetika Musika. Bertrand Louis cherche l’inspiration devant son piano, feuillette Minimum Respect, un livre de Philippe Muray, et imbrique les pensées rimées dans ses compositions. L’album s’intitule Sans moi. Quoi d’autre ? Le baroudeur Bernard Lavilliers s’offre un voyage musical avec Blaise Cendrars. Michael Lonsdale s’inscrit dans les strophes et les airs pleins de bouzouq et de rabab de Titi Robin. Naguère, Jean-Louis Murat s’emparait de Baudelaire, Emily Loizeau, de William Blake, Etienne Daho, de Genet… Tous ces poèmes, parfois mal élevés, mystiques, sombres et sensuels, piqués par le cynisme, l’amour ou la rouille, se sont transformés en ballades à écouter et chansons à siffloter. Claviers en nage, guitares foudroyantes, batteries claquantes portent des textes souvent sans rime ni refrain. Peu importe, puisqu’un chanteur fait entendre une voix.

Le mot devient une valeur refuge

 » J’ai ouvert Configuration du dernier rivage à la page du poème Isolement, raconte Aubert, cela m’a pris comme un coup de foudre et j’ai saisi ma guitare…  » Huit morceaux tombent en deux jours. Après un échange d’e-mails avec Houellebecq, Aubert lui fait écouter Isolement – la chanson – dans un café. Ses mots d’amour  » Inventez le soleil / Et l’aurore apaisée / Non je n’ai pas sommeil / Je vais vous embrasser  » sont blottis sur un lit de guitares. Verdict de l’auteur des Particules élémentaires :  » C’est ce qu’il pouvait m’arriver de mieux.  » Puis il se lève et embrasse Aubert. Houellebecq, encore :  » Mes poèmes, je les trouve dans le sol. Ils appartiennent à tout le monde.  » Marqué par les mots précieux d’Edouard Glissant, Arthur H a, depuis cette soirée impromptue, publié deux CD : L’Or noir (2013) – où il lit et interprète Glissant, Césaire, Laferrière. Et le récent Or d’Eros, avec son cortège d’émotions érotiques toutes crues signées Bataille, Joyce, Apollinaire.  » La poésie est une forme de cinéma minéral, primitif, brut, sans image. Un cinéma parfait « , explique H de cette voix  » langoureuse et élégante, comme un hamac l’aurait fait, s’il savait chanter  » (Laferrière). Du côté de Bertrand Louis, un lien courait déjà entre lui et Philippe Muray, l’écrivain- philosophe disparu en 2006.  » Un antimoderne qui décrit de façon moderne sa détestation de la société « , dit-il. Le dernier disque de Louis, Le Centre commercial, racontait le pétage de plombs d’un trentenaire devant le grand cirque ultralibéral. La plume de Muray souffle :  » Tu es le vautour / Du Social sacré / Qui voltige autour / De ma liberté  » (Lâche-moi tout). Muray répétait :  » Le monde est détruit. Il s’agit maintenant de le versifier.  » C’est en route.

La société n’a pas le moral, alors elle s’abreuve aux mots et slame ou rugit en spoken word le malaise de l’époque. Ainsi Loïc Lantoine, Abd al Malik, Fauve ou même Stromae.  » Ce monde crée de la laideur, renchérit Arthur H. Chaque année, le niveau de saturation augmente. On se sent observé, contrôlé, enregistré. La poésie amène un peu d’air, d’espoir, de beauté, de fantaisie. Et, en plus, c’est gratuit.  » La poésie, parent pauvre de la littérature – un recueil s’écoule à 300 exemplaires en moyenne -, ressemble désormais à une lettre écrite à la main, destinée à parler au creux de l’oreille.  » Le mot devient une valeur refuge, s’exclame Olivier Chaudenson, directeur de la Maison de la poésie, à Paris. Ce tempo long, recherché actuellement, est en contradiction avec le vertige de la vitesse.  » Avec un quotidien qui crache en formules abrégées des textos, tweets, statuts Facebook…  » Le poète a la bonne formule, et il est en avance sur son temps « , appuie Oxmo Puccino. Le prince érudit du rap publie 140 Piles (Au Diable Vauvert), florilège de ses tweets chantournés comme des aphorismes.  » Peut-on trouver mieux qu’un chanteur pour véhiculer les messages d’un poète contemporain ?  » conclut-il. Pas mieux, non. Même Muray ou Houellebecq ont d’ailleurs scandé leurs propres écrits, entourés de musiciens.

Flash-back, années 1950. Montand, Ferrat, Ferré, Brassens célèbrent Prévert, Aragon, Verlaine, Baudelaire…Avec la Rive gauche, la poésie vit son âge d’or. Il n’y a pas d’amour heureux, En sortant de l’école, Barbara passent par les fenêtres et descendent dans les cours d’immeubles.  » Et puis la poésie a été mise à l’écart de la radio et de la télévision, elle est devenue plus expérimentale. Les lecteurs se sont éloignés « , commente Matthias Vincenot, auteur du Mot et la note. Poésie et chanson, un cousinage compliqué (L’Amandier). Compliqué, car les deux cousines n’ont pas la même histoire, le même profil. L’une est destinée à être chantée, l’autre à être lue. Selon Georges Moustaki,  » elles se rejoignent pour exalter ce qu’elles expriment isolément « .

A la Maison de la poésie, Olivier Chaudenson s’échine depuis un an à dépoussiérer l’image élitiste de cet art en organisant des laboratoires foisonnants, où il donne carte blanche à un artiste de la scène musicale : Bertrand Belin, Raphael, La Grande Sophie, BabX… Ce dernier propose régulièrement un rendez-vous,  » Cristal automatique « , autour des textes qui lui ont donné des ailes :  » Mettre des poèmes en musique, c’est retirer l’essence d’une fleur, explique-t-il. Je chante ou récite au piano, accompagné d’un violoncelliste et d’un batteur. J’ai également samplé les voix de Prévert, d’Artaud ou de Burroughs. Les astres prennent ainsi la parole…  »

 » Des poèmes structurés tel un Rubik’s Cube  »

En 1961, Aragon écrivait au dos du 33-tours Les Chansons d’Aragon, chantées par Léo Ferré :  » La mise en chanson d’un poème est à mes yeux une forme supérieure de la critique poétique.  » Les alexandrins ne se plient pas forcément à une musique, certains résistent, d’autres au contraire se livrent intégralement, ou reconstruits, ou raccourcis. Jean-Louis Aubert trouve les vers de Michel Houellebecq  » aussi condensés qu’un classique des Beatles, mais ici le refrain, c’est la mélodie ou les phrases très denses. Chaque mot peut être bu. Ses poèmes sont structurés tel un Rubik’s Cube « . Le chanteur a gardé l’émotion de la première prise, mais la réalisation du disque a duré huit mois. Houellebecq a transmis quelques idées d’atmosphères – à la Black Sabbath ou à la Pink Floyd. Le deuxième jour d’enregistrement, une petite fille présente dans le studio a repris spontanément la chanson Delphine.  » Voilà comment un texte couché soudain se lève… « , se réjouit Aubert.

Bernard Lavilliers a longtemps cherché le bon tempo pour raconter la longue route musicale (28 minutes) de Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, de Blaise Cendrars, disque 2 de son dernier album, Baron Samedi.  » Je ne pouvais pas le déclamer comme un acteur, il me fallait plutôt un batteur, sourit-il. J’ai d’abord récité d’un trait ce texte envoûtant aux musiciens, puis on a élaboré la musique par tranches de cinq minutes.  » Le compositeur Nicolas Repac, lui, est parti du phrasé d’Arthur H pour construire ses opéras solitaires.  » Le texte voyage sur ce tapis volant qui est la musique, murmure Arthur H. Moi, je m’efface derrière la langue sans être dans la séduction du bellâtre vocal.  »

Comment rebondir après avoir ausculté l’âme des poètes ? Certains réécrivent des quatrains, ainsi Arthur H, qui publie en septembre Le Cauchemar merveilleux, une quarantaine de textes, quelques-uns mis en musique sur son prochain disque, Soleil dedans. Le chanteur a aussi un projet de création sonore avec la plasticienne et réalisatrice Léonore Mercier.  » Me frotter aux poètes m’a donné une exigence, un goût de la clarté, du premier jet, quitte à y insuffler ensuite des mots plus surprenants, complexes, suggestifs.  » Jean-Louis Aubert s’interroge. Bertrand Louis s’est attelé à Baudelaire et tient un blog sur l’avancée de son adaptation. Oxmo Puccino réalise un film. Hier, Charles Trenet pronostiquait :  » Longtemps, longtemps, longtemps / Après que les poètes ont disparu / Leurs chansons courent encore dans les rues.  » Mais pas que. Caméra, multimédia, réseaux sociaux, installation… il y a toujours un après.

Aubert chante Houellebecq. Les parages du vide (Parlophone).

Arthur H et Nicolas Repac : L’Or d’Eros (Naïve).

Bertrand Louis : Sans moi (MVS Records).

Bernard Lavilliers : Baron Samedi (Barclay).

Par Gilles Médioni

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