» L’homme est devenu « sarcophage » « 

Certains ne connaissent d’elle qu’une voix, précise, professorale, celle de l’émission On n’est pas si bêtes que la philosophe, éthologue et professeure Vinciane Despret anime, chaque week-end, sur La Première. D’autres ne connaissent que ses livres, qui ont fait entrer la philosophie sur les terres inexplorées de l’animalité et du vivant. Vinciane Despret est une femme de caractère, incarnée et originale.  » Dis-moi comment tu regardes les animaux, je te dirai qui tu es  » : son travail c’est d’observer les hommes qui observent les animaux. Ce nouveau regard a permis de découvrir des comportements animaliers jusqu’alors ignorés par la science : la juste place des femelles, l’homosexualité ou encore l’altruisme chez les oiseaux. Car, en éthologie, la révolution a été initiée par les femmes.

Le Vif/L’Express : Au début de votre carrière, l’idée de faire de l’animal un objet de réflexion n’était pas bien vue. Pourquoi ?

Vinciane Despret : C’est vrai. Dans les années 1990, la philosophie animale comme champ de recherche était déconsidérée, méprisée même. Si j’avais étudié l’animal sous l’angle anthropologique, c’est-à-dire sa représentation chez l’homme, on m’aurait dit  » Formidable ! « . On m’aurait encore dit  » Bravo ! « , si je l’avais traité avec une approche biologique. Mais, il y a vingt ans, être femme et de surcroît, philosophe n’allait pas de soi. Dès lors, on attendait de nous, les femmes, que l’on soit  » sérieuses  » et que l’on reste dans les rails.

Comment l’éthologie a-t-elle alors subi l’influence des femmes ?

En dévoilant les préjugés avec lesquels travaillaient bon nombre de chercheurs, les femmes ont renouvelé toute l’approche de la discipline. Ainsi beaucoup de collègues masculins se sont passionnés pour les grands singes et… se sont surtout focalisés sur les mâles dominants et agressifs, pendant quarante ans. Ces chercheurs étaient eux-mêmes des mâles dominants issus des meilleures universités. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’ils considèrent comme logique un système social animal machiste : les mâles s’occupent de politique, de défense de territoire, tandis que les femelles, quasi invisibles, vaquent à des tâches secondaires. Les chercheuses ont eu l’idée de poser une question toute bête : que font les femelles ?

Qu’ont-elles découvert ?

Elles ont démontré que les singes mâles adoptent des comportements voyants parce qu’ils se sentent en position de fragilité : contrairement aux femelles, ils passent d’un groupe à l’autre, et sont donc toujours obligés de se faire accepter. Mais peut-on en conclure, comme avaient tendance à l’affirmer les éthologues masculins, qu’ils organisent toute la société ? Et la question de la domination, qui passionnait ces mêmes chercheurs depuis des décennies, était-elle si importante pour les singes eux-mêmes ? Ce n’est pas uniquement parce que les femmes étaient, pour la plupart, féministes, mais parce qu’elles ont fait des observations plus longues. A l’époque, elles n’avaient aucune chance de faire carrière à l’université et restaient sur le terrain plus longtemps que les hommes, soucieux eux d’aller se montrer dans les lieux où se décidait leur avenir. Et quand on reste longtemps sur un terrain, on voit autre chose.

On voit donc des femelles qui ne sont plus soumises !

Et les exemples sont nombreux, qui montrent que les avancées du féminisme ont modifié le savoir. L’homosexualité en est un autre. L’homosexualité dans le monde animal a longtemps été à peu près ignorée par les chercheurs. On trouvait ici et là des anecdotes de zoo, des histoires de labos, des cas d’animaux domestiques. Mais les chercheurs la considéraient comme une pathologie due aux effets de la captivité ou de manque de partenaire adéquat. Et lorsqu’un animal en montait un autre, ils ne vérifiaient même pas le sexe, partant du préjugé qu’il s’agissait d’un mâle. Ils n’imaginaient pas trouver dans la nature des pratiques jugées alors contre-nature. Car la nature, forcément, devait être plus sage. La question de l’homosexualité, tout comme la place des femelles, ont lentement fait leur apparition. Ce changement coïncide avec l’ouverture du monde scientifique, très académique, aux chercheuses.

Piet Huysentruyt, chef étoilé flamand, a cuisiné des homards vivants et partant, a choqué le public. Il leur a d’abord arraché les pinces, puis les a coupées en deux à l’aide d’un grand couteau. Ce geste vous choque-t-il ?

Cette réaction outrée démontre le rapport paradoxal que l’homme entretient aujourd’hui avec l’animal. Sa relation la plus fréquente est le fait de le tuer. Il refuse pourtant de faire le lien entre le morceau de cadavre qu’il a dans l’assiette et l’animal vivant. L’homme est devenu  » sarcophage  » – le néologisme est de Noélie Vialles (NDLR : anthropologue, maître de conférence au Collège de France, qui qualifie ainsi le mangeur de viande). Tout ce qui nous rappelle le corps vivant est éliminé, exclu de la consommation. Il s’agit de travestir, de cacher tout ce qui ressemble trop directement à l’animal : on le vend en barquette, en morceaux indifférenciés, bien découpés, alors que cette découpe-là n’a rien à voir avec la découpe du corps. Le point culminant de ce processus est le hamburger, puisqu’il s’agit de viande hachée.

L’homme oublie qu’il tue pour manger.

En tout cas, il est pris dans la contradiction. On a éloigné les abattoirs des villes pour se distancier, pour que les animaux meurent à l’abri de nos regards. Il est significatif, à cet égard, que les animaux que nous consommons, changent de nom avant et après leur mort : la vache devient du boeuf, l’agneau du gigot, le cochon du porc… Du coup, lorsque l’homme assiste à la mise à mort d’un animal, même un homard, cela lui apparaît d’une violence extrême. Il cherche à s’en protéger et à en protéger ses enfants. La mort est devenue pornographique ! Comme l’a très bien expliqué l’historien anglais Geoffrey Gorer, on assiste à un changement dans notre rapport à la mort : la mort est désormais rejetée, et le deuil est devenu indécent, alors qu’exhiber sa sexualité ne choque plus grand monde. Il y a donc eu transfert d’un tabou : celui du sexe vers celui de la mort.

Que pensez-vous de l’abattage rituel ? Est-ce moral ?

S’il y avait une réponse à donner, elle doit être politique… Or, je suis chercheuse, je suis philosophe et je ne suis donc pas la personne la mieux appropriée. Je ne suis pas une défenseuse de la cause animale, je ne suis pas végétarienne, néanmoins, il convient de limiter la souffrance infligée aux animaux.

Quel regard portez-vous sur l’emballement suscité par l’arrivée, cet été, de deux pandas au parc Pairi Daiza ?

Ces deux pandas, ce sont presque des people de magazine ! On leur donne un nom, une histoire, une généalogie… Transformer des animaux en bêtes des médias est de plus en plus fréquent, Internet aidant, surtout si la bête est massive et sauvage à l’origine. Pour moi, c’est du marketing et je ne vais pas m’étendre sur la politique des zoos. En revanche, je me pose quand même la question suivante : quel regard porterons-nous, dans cinquante, cent ans, sur les propriétaires de zoo et sur les visiteurs ?

Les animaux peuvent rire, avoir du chagrin, mentir, aider un plus faible, se réconcilier, tuer un rival politique… Que reste-t-il du propre de l’homme ? Où se cache-t-il ?

Les éleveurs, par exemple, ne sont pas bêtes et côtoient les animaux tous les jours. Eux, pourtant, ne savent pas répondre. L’un d’eux m’a ainsi confié que, pour lui, la différence entre un éleveur et ses vaches était qu’elles le comprenaient très bien, en revanche, lui, non. Ainsi, elles peuvent meugler pour l’alerter qu’une des leurs est en difficulté. Pourquoi s’échine-t-on à comparer l’homme aux animaux ? Il faut en finir avec cette quête de ce qui fait le propre de l’homme, parce que c’est la question la plus crétine au monde ! En fait, cette interrogation est surtout posée par ceux qui ne connaissent pas les animaux. Ce n’est pas un sujet scientifique mais politique, que certains utilisent pour justifier leurs idées. Car, quelle qu’elle soit, cette volonté de définir le propre de l’homme encourage une vision instrumentale du monde et des êtres. Elle a toujours mal tourné, en excluant ceux qui ne sont pas conformes à cette définition : les handicapés, les vieux, les fous…

La question de ce qui fait le  » propre  » de l’homme n’est plus pertinente ?

Etudier l’animal par rapport à l’homme et donc par rapport à ce qui lui fait défaut, cela ne veut rien dire. Certes, quiconque a passé du temps avec des primates n’a pu qu’être émerveillé par leurs compétences. Mais je pense qu’on fait parfois preuve d’un enthousiasme trop facile. Des scientifiques se sont ainsi demandé si les chimpanzés étaient dotés de la théorie de l’esprit, c’est-à-dire de la capacité de deviner les intentions de l’autre et de comprendre qu’elles sont différentes des vôtres. C’est cette disposition qui explique le mécanisme du mensonge intentionnel. La réponse est bien positive. Un exemple ? Un chimpanzé fait semblant d’avertir son groupe de l’arrivée d’un prédateur parce qu’il veut détourner l’attention – il vient de maltraiter un petit – et sait que, de l’endroit où ses congénères sont, ils ne peuvent pas savoir si le prédateur est là ou non. Le singe est donc bien  » mentaliste « . Mais ces mêmes scientifiques ont constaté que dans certaines cultures humaines, cette aptitude n’existait pas. Je suspecte plutôt que ces chimpanzés, qui semblent penser et agir  » comme nous  » au labo, ne le font en fait pas comme les humains  » en général « , mais comme les humains américains ou européens qui les ont interrogés.

Les primates ont-ils gagné un privilège indu à propos de l’intelligence ?

Absolument, mais on a toujours eu tendance à privilégier certains animaux : le singe plutôt que le ver de terre, le dauphin plutôt que le mouton. Mais les moutons seraient-ils vraiment plus stupides que les primates ? Comment les a-t-on interrogés ? Quelles questions leur a-t-on posées ? Comment se fait-il que les descriptions soient si stéréotypées – des moutons sans réels liens et qui se bagarrent sans cesse ? Au grand dam des moutons, des vaches ou des chiens, ils sont observés à travers un prisme déformant : on compare leurs compétences à celles des primates. Mais ces bêtes ne sont pas moins intelligentes, dès lors qu’on les observe à travers ce qu’elles font de mieux. Les chiens, par exemple, mal aimés des scientifiques jusqu’il y a peu, sont les nouvelles stars de l’éthologie. Et pour les étudier comme il faut, il est indispensable de susciter leur intelligence olfactive.

Les animaux se transforment au contact de l’homme et inversement. Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ?

Mon propos est d’explorer avant tout des situations où les hommes et les animaux se sont transformés mutuellement et ont modifié leurs relations. Le loup, par exemple. Les éleveurs et les bergers racontent que désormais, il se balade, la convention de Berne – qui le protège depuis 1979 – dans la gueule. Se sachant très protégé, le loup ne se comporte plus comme autrefois : il attaque maintenant autant le jour que la nuit, sans se cacher, en présence des hommes et des chiens. On peut donc penser qu’il a perdu cette notion de crainte permanente, notamment vis-à-vis de l’homme. Le chien, lui aussi, a changé de métier. Chasseur ou berger pendant des siècles, le voilà aujourd’hui devenu escorte, consolateur, coach sportif pendant les joggings du maître, ou médiateur de relations sociales. Ou encore le chat, autrefois très utile parce qu’il assurait la survie des cultivateurs. Ainsi, les paysans défendaient leurs greniers contre les rongeurs avec l’aide de chats. Plus l’humain a construit des environnements sans rongeurs, plus le chat est entré dans une relation affective et esthétique.

Vous prétendez que l’animal a une personnalité. Est-ce bien sérieux ?

Il est très important de ne pas parler de l’animal mais des animaux, et même de chaque animal, voir en lui son être avant l’espèce qu’il est censé représenter. Les travaux des scientifiques ne nous laissent pas le choix. On a découvert qu’au sein d’une même espèce, les chimpanzés en l’occurrence, les outils peuvent varier selon les groupes. Ces outils d’ailleurs deviennent ensuite source de nouveaux comportements. Ainsi dans la forêt de Taï, en Côte d’Ivoire, les chimpanzés se servent d’un marteau et d’une enclume pour briser des grosses noix résistantes au poids d’une tonne et demie. Cette invention n’est utilisée que par un groupe particulier de chimpanzés, alors que ces noix sont répandues dans toute la forêt. La technique a donc été inventée par un seul chimpanzé novateur d’un groupe précis et transmise ensuite par apprentissage. C’est aussi le cas des différents dialectes observés chez les oiseaux selon les régions. Il y a donc différentes façons d’être un oiseau ou un chimpanzé. Il n’y a pas de  » chimpanzé modèle  » ou d' » oiseau modèle « , mais un éventail de comportements de chimpanzés et d’oiseaux, un peu comme pour les différents groupes humains.

Propos recueillis par Soraya Ghali – Photo : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express

 » L’homosexualité dans le monde animal a longtemps été à peu près ignorée par les chercheurs  »

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