Frayeurs noires

Le Tricolor n’a jamais menacé la côte belge d’une véritable « marée noire ». Mais les oiseaux ont payé, eux, un tribut exceptionnellement lourd à la pollution. Outre des effets moins visibles

Insensiblement, avec une lenteur toute calculée, l’homme s’approche de l’animal, une boîte de carton dans le dos. Il n’est plus qu’à une dizaine de mètres de la boule de plumes, affalée sur la pointe du brise-lames. Pas un son, pas un éclat, si ce n’est le fracassement des vagues sur les rochers couverts de balanes. Face à face improbable, sur fond de soleil couchant, entre deux créatures qui, normalement, n’auraient pas dû se rencontrer. L’une, pleine de bonnes intentions, en promenade devant son appartement de Bredene, près d’Ostende. L’autre, née quelque part entre l’Islande et la Scandinavie, à flanc de falaise inaccessible pour l’espèce humaine. Tendu comme un arc, l’homme risque un nouveau pas de souris. Trop tard! Dans un bond désordonné qui trahit sa panique, le guillemot mazouté se jette à l’eau. Le cou tendu vers le ciel, le petit alcidé tente de se maintenir à flot dans l’écume tourbillonnante. Dépité, l’homme s’en retourne vers la plage. Ah, que n’aurait-il pu faire avec une épuisette…

Scène de la vie ordinaire, ces jours-ci, sur les plages belges. Depuis plus d’une semaine, des milliers d’oiseaux de mer sont en perdition le long de la côte belge. Lancés à leurs trousses, des centaines de bénévoles tentent de prêter main-forte aux pompiers, aux policiers et à la Protection civile. Objectif: récupérer les volatiles maculés de fioul, les soigner et, si possible, les relâcher au terme d’une convalescence qui durera plusieurs semaines. Le 22 janvier, lors du pompage du fioul de l’épave du Tricolor au large de Dunkerque, des clapets ont été endommagés, libérant une partie des 190 tonnes d’hydrocarbures encore présentes dans l’un des réservoirs de l’épave. L’alerte n’a malheureusement été donnée que deux jours plus tard par la firme chargée des opérations.

Une menace de marée noire? Une catastrophe généralisée, de La Panne à Knokke? Heureusement pas. Dès le vendredi 24, l’avion de surveillance de l’Unité de gestion du modèle mathématique de la mer du Nord (UGMM) avait écarté le scénario le plus pessimiste: celui d’une « émulsification » du liquide qui, à la suite du brassage de l’eau, aurait pu doubler, voire tripler, la surface polluée. Au lieu de se transformer en une sorte de mousse brunâtre, phénomène bien connu par les spécialistes, l’hydrocarbure – du fioul lourd, utilisé pour la machinerie du Tricolor – est, au contraire, resté bien noir. Dès le lendemain, sous l’effet de la température, une partie du produit a commencé à se transformer en galettes ou en boulettes, voguant entre deux eauxau gré des courants. Celles-ci sont, hélas, restées invisibles à l’oeil nu. Dans une région soumise aux vents et aux courants les plus divers et, de surcroît, criblée de longs bancs de sable, leur progression n’a pas pu être évaluée selon les modèles mathématiques classiques.

Alertée par des rumeurs alarmistes, horrifiée – à juste titre – par les images tournées le long des côtes françaises et espagnoles à la suite du naufrage du Prestige, une partie de l’opinion publique a pu croire, l’espace d’un week end, que des vagues gluantes et pestilentielles allaient déferler sur le sable belge. A tort, heureusement. Avec une nappe en surface de 10 tonnes, on ne risquait pas de connaître un drame comparable à celui qui suivit les naufrages de l’ Erika (1999) ou du Prestige (2002). Des milliers de tonnes avaient alors été relâchées dans l’écosystème marin.

De là à dire que la pollution de ces derniers jours n’est qu’une goutte de fioul dans l’océan des pollutions « habituelles » (de 1991 à 2000, 480 pollutions par hydrocarbures ont été observées au large de la Belgique, soit 390 mètres cubes), il y a un pas à ne pas franchir. D’abord, parce que, n’en déplaise aux bourgmestres concernés, il aurait mieux valu que le fioul soit directement poussé vers la côte- mais très vite!- par des vents de nord-ouest soutenus. Là, sur des plages autrement plus plates et homogènes qu’en Galice (Espagne) ou qu’en Bretagne (France), quelques dizaines de bulldozers auraient aisément récolté les hydrocarbures avant leur destruction finale. Gros inconvénient: les trois sites les plus sensibles (les réserves naturelles de l’embouchure de l’Yser à Nieuport, la baie artificielle de Heist et le Zwin, à la frontière hollandaise) auraient sans doute été touchés, malgré la présence de murs de sable et de digues flottantes, installés pour l’occasion.

Ensuite, un scénario préoccupant s’est rapidement mis en place. En effet, les hydrocarbures se sont répandus à proximité immédiate des bancs de sable tout proches, touchant très durement les oiseaux en hivernage ( lire l’encadré). De plus, personne ne peut prédire avec certitude la destination des galettes et des boulettes de fioul, comme celles qui sont apparues à partir de mardi sur plusieurs plages belges et, mercredi, jusqu’en Zélande (Pays-Bas). Au gré des vents et, surtout, des courants maritimes, les traces de pollution peuvent remonter encore plus au Nord. « Après tout, on retrouve régulièrement jusqu’au Danemark des débris d’épaves ou de bouées percutées en Belgique, précise Thierry Jacques. Comme pour les hydrocarbures, leur réapparition peut se faire des jours, des semaines ou des mois plus tard. »

Au Service de la pêche maritime, à Ostende, on souligne à quel point l’intoxication des poissons et des animalcules qui tapissent les fonds marins est un phénomène mal connu. « Les poissons, mais aussi les bactéries, métabolisent très vite ces huiles lourdes, explique un spécialiste. Ces êtres vivants contribuent à « détoxiquer » l’environnement, et eux-mêmes se « détoxiquent » rapidement. Mais ce processus passe par des stades intermédiaires de toxicité, nettement plus aiguë. A ce moment, la pollution peut remonter l’ensemble de la chaîne alimentaire. » Inquiétant, si l’on sait que la pollution de la mer du Nord par le dégazage des bateaux est chronique. Maigre consolation: à cette époque de l’année, les trois « spécialités » belges (les soles, les plies et les crevettes) vivent beaucoup plus loin en mer. Au grand soulagement des pêcheurs et des consommateurs.

Philippe Lamotte

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