El Greco, le moderne

Guy Gilsoul Journaliste

Le parcours dans l’ouvre du Greco (1541-1614), et particulièrement la série des apôtres, testament du peintre, fait du créateur espagnol un précurseur de la peinture moderne. Or, curieusement, c’est en 1900 que son ouvre est redécouverte.

C’est moderne, on ne comprend rien. C’est du Picasso.  » On aurait pu dire :  » C’est du Greco.  » Lorsqu’en 1900, alors âgé de 19 ans, Pablo Picasso quitte les milieux anarchistes de Barcelone pour la bohème parisienne, il n’a qu’un but : être le premier.  » Io  » (Moi) répète-t-il. Déjà, il a accumulé les prix et les diplômes. Il peut tout faire. Il fera davantage parce que son défi s’adresse d’abord aux siens, les peintres. C’est devant eux qu’il veut rendre des comptes. Et, d’abord, aux génies français des générations précédentes : Ingres, Manet, Cézanne, Seurat. Mais il est aussi espagnol. Or, depuis 1898 et la perte de ses colonies lointaines (une guerre gagnée par les Américains), l’Espagne du roi Alphonse XI cherche ses racines. Il lui faut des héros. Cet élan identitaire explique là, comme ailleurs en Europe, les recherches et commémorations qui se succèdent au tempo des nationalismes revanchards : Schiller en Allemagne, Dante et Michel-Ange en Italie, Rousseau et Voltaire en France, Rubens et Memling chez nous. A Madrid, on fête Vélasquez et Murillo. Dans la foulée, un riche marchand d’art tolédan, le marquis Benigno Vega Inclán, fait main basse sur des peintures, quelquefois abîmées, d’un certain El Greco. Il les trouve, souvent en mauvais état, chez des particuliers, dans les églises et les monastères. Il les achète pour des bouchées de pain, les restaure, en garde certaines, vend les autres à Berlin, Paris, New York.

Depuis la mort du peintre, en 1614, les £uvres avaient été oubliées :  » Pour l’immense foule, interroge alors l’écrivain naturaliste Emilia Pardo Bazar, qui est Le Greco ? Un peintre lugubre, obscur, vert, bleu, jaune. Chez lui, la chair s’apparente à la chair des cadavres, et les laques rouges, à des caillots de sang chaud.  » Oui, El Greco dérangera longtemps. Comme Picasso quatre siècles après lui. Pourtant, emportée par des élans romantiques, la génération de 1898 va le sortir de l’anonymat. Et Picasso ne manquera pas le rendez-vous. Dès 1902, les toiles du peintre maniériste sont exposées au Prado. Picasso les voit. Quelques mois plus tard, il entre dans sa période bleue. En 1908, l’historien Cassio, qui travaille au voisinage du marquis, fait du Greco un héros national, et la très sérieuse académie San Fernando présente 16 de ses £uvres. Pendant ce temps, notre marchand croit dur comme fer avoir retrouvé les restes de la maison du peintre. Encouragé par le pouvoir politique qui en fera un lieu de pèlerinage (comme la maison de Cervantès ou l’Alhambra), il relève les murs et cherche un peu partout du mobilier et des éléments de décoration afin d’en faire une sorte d’écomusée avant la lettre. Le marchand-mécène ne s’arrête pas en si bon chemin, achète ou fait raser les maisons avoisinantes et peu à peu, construit, sur 2 000 mètres carrés, le premier musée El Greco qui ouvre ses portes le 12 juin 1910. Quant à la maison, le marquis en fera sa demeure privée, lieu exceptionnel réservé aux hôtes de marque : le roi du Portugal, le président français, le prince de Monaco, la famille royale belge, le chah d’Iran… Peu à peu, suite aux études historiques menées par Cassio ainsi que par la reconnaissance d’écrivains français (Maurice Barrès) et allemands (Rilke), El Greco, cet étranger devenu emblème d’une Espagne essentielle, devient le modèle d’artiste créatif que le xxe siècle recherche. Certes, pour bon nombre de hauts responsables culturels (qui préfèrent en rester au classicisme enseigné dans les académies),  » on n’y comprend rien « . Les déformations sont-elles celles d’un fou ou d’un malade d’astigmatisme ? Comment peut-on, à ce point, malmener l’héritage de Raphaël ? Comment accepter cette fougue de l’écriture, ces griffures, ces va-et-vient de la brosse, ces décors qui n’en sont plus ? Le Greco dérange.

Regarder les £uvres de l’étranger de Tolède permet pourtant de comprendre combien l’art moderne naissant doit à l’exemple du peintre tolédan. Combien Picasso, une fois encore, avait vu  » juste « . Or cette remise en question de la peinture vient, chez El Greco comme chez Picasso et tant d’autres après lui, de la confrontation de systèmes opposés : Ingres et l’art africain chez Picasso, le maniérisme italien et la tradition byzantine chez El Greco, Cézanne et Manet chez le premier, Titien et Michel-Ange chez le second. Bref, avec Le Greco, l’Espagne qui préside actuellement l’Union européenne offre un cadeau inespéré qui va bien au-delà de la simple admiration devant le savoir-faire d’un peintre ancien. Non seulement, on peut suivre l’évolution de son £uvre mais aussi interroger la série des douze apôtres, £uvres ultimes et surtout, pour 9 d’entre elles, en cours d’achèvement, ce qui éclaire tout le processus créatif.

El Greco, une énigme

Mais que savons-nous au juste de Dhominikos Theotokopoulos, surnommé El Griego en Castille ? Rien ou à peu près. Les documents écrits sont rares. A force de recherches, on sait qu’il est originaire de l’île de Crète qui était depuis le xiiie siècle sous la dépendance de la très riche Venise. A 22 ans, il possède son atelier de peintre d’icônes à Héraklion. En 1983, on a encore retrouvé dans l’île de Syros l’une de ses £uvres d’alors (une dormition de la Vierge), portant ainsi à trois le nombre d’icônes signées de sa main. Puis, comme beaucoup de jeunes Crétois, il gagne Venise, les mosaïques de Saint-Marc mais aussi l’univers très sensuel des £uvres de Titien. Il a 26 ans et ne retournera jamais en Crète. Il a soif d’apprendre l’art nouveau. On le dit ambitieux, arrogant même. A-t-il été l’élève de Titien ? Rien ne l’affirme. Mais il voit ses £uvres et aussi les grands tableaux du Tintoret. Les premières lui enseignent la couleur ; les secondes, l’audace des compositions torturées, des jeux de lumières et des gestuelles inattendues. La tradition byzantine imposait le support de bois et l’usage de la détrempe (peinture à l’£uf). A Venise, la toile et la peinture à l’huile autorisent d’autres aventures, elles-mêmes encouragées par l’exemple des gravures de reproductions qui circulent dans tous les ateliers. Sans dessin préalable mais toujours sur de petits formats, Domenico compose par brefs coups de pinceau. Peu à peu se dégage la figure (il réalise déjà de nombreux portraits) et le décor (parfois réduit à bien peu de chose). Déjà, au caractère officiel il préfère la profondeur intime d’une psychologie qu’il met au jour de manière plus sensuelle qu’intellectuelle.

En 1570, le voilà dans la Rome de la Contre-Réforme. Par l’intermédiaire d’un compatriote, il est introduit dans le cercle très érudit des Farnèse, découvre Raphaël et surtout Michel-Ange,  » un brave homme qui n’avait jamais su peindre « , écrira-t-il. Mais, deux ans plus tard, Farnèse le renvoie. En 1576 enfin, aidé par le milieu intellectuel espagnol de Rome, il gagne l’Espagne, vise Madrid, l’art monumental et la cour de Philippe II. Mais celui-ci n’apprécie pas le ton du Martyre de saint Maurice qui aurait dû prendre place dans la basilique de l’Escorial. En cause, une vision mouvementée et psychologique aux antipodes du langage simple et catéchiste prôné par la Contre-Réforme. Et c’est ainsi que l’étranger grec arrive dans la petite ville de Tolède, perdue au milieu d’un Castille plus catholique encore. Là, seul dans sa catégorie (les autres peintres perpétuent les manières locales), il s’impose. Autour de lui travaillent de nombreux assistants. Il gère aussi bien les commandes (religieuses mais aussi de portraits) que la diffusion de son travail via, comme Titien avant lui et Rubens bien après, des reproductions de ses propres £uvres qu’il fait graver par un artisan flamand ou encore des copies qu’il vend ou garde à la manière d’archives. Il est riche, dépensier, possède une grande bibliothèque, sait parler aux autres et même en quatre langues. Ses outils et son matériel sont de la plus grande qualité. Exceptionnels même. Usant des meilleurs pigments, le bleu du lapis lazuli afghan, le vert malachite ou encore les laques vénitiennes, il va aussi devenir de plus en plus audacieux.  » De près, tout n’est que rayures et taches « , note un contemporain. Dans la dernière partie de sa vie (dès 1886), les influences du Tintoret ou de Titien comme les gestuelles de Michel-Ange sont dépassées au profit d’une relecture de l’esthétique byzantine. Tout alors se mêle pour le meilleur : les figures s’étirent à l’extrême, l’univers gagne le spectral, les lumières dé-réalisent les scènes, une musique vibrante traverse toute la composition tout à la fois détruite et reconstruite. Les couleurs, quant à elles, sont directement mélangées sur la toile depuis les premiers traits en noir et blanc qui indiquaient les grandes lignes de la composition jusqu’au fini de surface. Des fonds rouge orangé aux bleus ou aux gris des carnations, remords après affirmations, intuitions sur intuitions, il livre un langage pictural en perpétuel émoi. Picasso qui fit du processus créatif son absolu ne pouvait qu’être particulièrement sensible à ce message, lui qui, en 1907, signerait le premier des chefs-d’£uvre de l’art moderne, Les Demoiselles d’Avignon, dont certains aspects ne sont pas sans rappeler l’une ou l’autre £uvre du Greco. L’exposition de Bruxelles s’adresse donc aussi, et peut-être surtout, à tous ceux qui veulent, enfin, comprendre l’art moderne.

Palais des Beaux-Arts, 10, rue Royale, Bruxelles, du 4 février au 9 mai. Du mardi au dimanche, de 10 à 18 heures. Le jeudi, jusqu’à 21 heures. www.bozar.be

GUY GILSOUL

El Greco dérangera longtemps.

une expo pour comprendre, enfin, l’art moderne

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