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«L’Ukraine doit tenir bon jusqu’en 2025, mais les Etats-Unis trainent des pieds (interview)»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les gains engrangés par les Russes sont trop épars pour menacer fondamentalement l’armée ukrainienne, analyse l’expert militaire Joseph Henrotin. D’autant que les stocks russes ne sont pas infinis.

La dynamique semble avoir changé dans le conflit en Ukraine. A l’échec de la contre-offensive ukrainienne lancée à l’été 2023, ont succédé d’abord une fixation de la ligne de front, puis un grignotage des positions ukrainiennes en quelques endroits du front, notamment au sud de Zaporijia et, dans l’oblast de Donetsk, autour de la ville d’Avdiivka, tombée le 17 février. De surcroît, les bombardements russes se sont intensifiés ces dernières semaines sur la deuxième ville d’Ukraine, Kharkiv, ce qui fait craindre à certains que la Russie décide, à l’horizon du début de l’été, de lancer une offensive d’ampleur.

Il y aurait une certaine logique à ce que Vladimir Poutine pousse son apparent ascendant sur le plan des moyens matériels pour en tirer un bénéfice substantiel sur le terrain. Les parlementaires américains relancent cette semaine les discussions afin de débloquer l’aide de 60 milliards de dollars prévue pour l’Ukraine. Mais non seulement le processus s’annonce long mais son issue positive pour Kiev est loin d’être garantie. Et les efforts consentis par les Européens pour sortir l’armée ukrainienne de la disette mettront aussi du temps avant de produire leurs effets. La précarité de la situation pourrait donc attiser les ambitions de l’adversaire. Toutefois, la Russie a-t-elle réellement les moyens de faire vaciller le pouvoir de Volodymyr Zelensky? Politologue spécialiste des questions de défense et rédacteur en chef du magazine DSI (Défense et sécurité internationale), Joseph Henrotin apporte des éléments de réponse.

«Le premier véritable affrontement de robots de l’histoire pourrait avoir eu lieu le 29 mars en Ukraine.»

Les gains territoriaux de l’armée russe ces dernières semaines en Ukraine sont-ils significatifs?

Non, pour deux raisons. Dans l’absolu, le gain territorial n’est pas énorme. Il n’y a pas de prises qui permettraient de provoquer un effondrement de l’armée ukrainienne. En 2023, les gains territoriaux de l’Ukraine, dont la contre-offensive avait tout de même produit quelques résultats, et de la Russie, qui avait pris Bakhmout, se sont limités à moins de 1% du territoire ukrainien. Depuis décembre 2023, la Russie a pris 0,07% du territoire ukrainien par mois tandis que l’Ukraine n’a plus repris le moindre kilomètre carré depuis septembre 2023. En réalité, la vraie question n’est pas celle des gains territoriaux, plutôt celle de l’état des armées. Cet état permet-il de conquérir du territoire ou de défendre le territoire? Les Ukrainiens affirment que s’ils avaient disposé d’assez d’obus, les Russes n’auraient pas pu opérer des avancées sur Robotyne, sur Avdiivka et dans le nord-est du côté de Lyman. La consommation d’obus par les Ukrainiens est actuellement de l’ordre de 1.500 à 2.000 par jour. Quand ils ont lancé leur contre-offensive à l’été 2023, elle pouvait aller jusqu’à 8.000 ou 9.000 obus par jour. On est vraiment à un étiage très bas. C’est problématique. Mais les Russes n’ont pas réussi à mener des percées significatives pour autant. Néanmoins, cela ne signifie pas que l’on est face à un conflit enlisé, comme je l’entends parfois. Les pertes enregistrées en hommes et en véhicules des deux côtés démontrent que le conflit n’est pas gelé. Il est complexe et centré pour le moment sur l’attrition, la volonté de réduire au maximum la force de l’autre. Mais si elles ont beaucoup souffert, les deux armées s’adaptent également. Aucune des deux n’est prête à lâcher le morceau.

Des soldats russes à Avdiivka, prise aux Ukrainiens le 17 février. © BELGA IMAGE

Le différentiel quantitatif entre les armées s’accroît-il aux dépens des Ukrainiens?

Les armées se reconfigurent. Prenez le niveau des forces russes d’active. En février 2022, elles disposaient de 3.417 chars, entre ceux de l’armée de terre, des parachutistes et de l’infanterie de marine. Aujourd’hui, l’entièreté de ces chars a été perdue sur le terrain, pertes certifiées par des preuves visuelles. Donc, l’armée de terre russe de 2022 n’existe plus. Même chose du côté des véhicules de combat d’infanterie, les BMP-1, BMP-2, BMP-3. En revanche, les Russes ont le grand avantage de disposer d’énormes réserves de matériel dans des parcs à l’air libre; des photos satellites permettent de les évaluer. Pour les chars, ils peuvent en remettre en service entre 150 et 200 par mois pour les envoyer sur le front. Mais dans le même intervalle, les Ukrainiens en détruisent 100, 120 ou 150… Les deux armées ont des potentiels très importants. Les Russes par rapport à leurs stocks, les Ukrainiens en regard de l’appui des Européens. Mais ces potentialités doivent être concrétisées. Chez les premiers, par la remise en service, chez les seconds, par la montée en puissance européenne. Aujourd’hui, l’impression est qu’aucune des deux armées n’est en mesure de prendre l’avantage. Les armées se reconfigurent aussi grâce à l’apport de nouveaux matériels. Le 29 mars – ou plus tôt, la vidéo étant apparue à cette date sans que l’on sache si les faits ont eu lieu avant – s’est déroulé un événement très symbolique. Télécommandés et montés sur chenilles, des petits robots terrestres russes dotés de lance-grenades, en progression du côté de Bakhmout, ont été détruits par des drones ukrainiens (lire page 45). Cela pourrait bien être le premier véritable affrontement de robots de l’histoire, même si des confrontations air-air entre drones ont déjà été observées. On assiste à un changement profond des modes de guerre.

L’utilisation croissante de bombes planantes de la part des Russes est-elle de nature à changer la donne?

C’est un des éléments qui fait partie de la reconfiguration du rapport de force entre l’Ukraine et la Russie, bien qu’il ne soit pas dans la culture militaire russe d’utiliser des armes de précision. Là, leur usage est devenu systématique moyennant l’utilisation d’un guidage équivalant au GPS mais un peu moins précis. Les Russes compensent ce manque de précision par le recours à des bombes d’une plus forte puissance explosive. Cela pose un problème aux positions défensives ukrainiennes. Avec, toutefois, un bémol. Ce type d’armes est utile contre des systèmes défensifs fixes, par exemple des tranchées. Or, les Ukrainiens sont assez mobiles. Pour pleinement exploiter ces bombes planantes, il manque aux Russes un système de surveillance en temps réel générant les données nécessaires au ciblage, en l’occurrence des forces qui se trouvent dans les tranchées. Les Ukrainiens gardent une longueur d’avance dans le domaine spatial. Les Russes disposent de très peu de satellites optiques et de satellites radars. Les Ukrainiens, eux, ont acheté au Luxembourg un satellite radar en constellation. Cela leur permet d’avoir accès aux données de l’ensemble de la constellation. Les Ukrainiens ont donc une capacité à générer de l’information là où les Russes ne l’ont pas nécessairement.

Voyez-vous des indices d’une grande offensive russe au début de l’été, comme certains en évoquent la possibilité?

A ce stade, les Russes attaquent en différents points de la ligne de front, jusqu’à une vingtaine simultanément. Ils le font sans réellement concentrer des forces. Ils ont mobilisé un certain nombre de troupes à Avdiivka. Mais ils y ont perdu beaucoup d’hommes et de matériels. La reprise de cette localité n’a pas donné lieu à une exploitation phénoménale, quelques dizaines de kilomètres carrés seulement. Cela semble indiquer que les Russes ne disposent pas de forces suffisantes pour pouvoir capitaliser sur cette percée, même s’ils ont essayé. Ils ont déployé quelques dizaines de véhicules. Cela commence à ressembler à un assaut conséquent, s’est-on dit. Mais ils se sont pris la défense ukrainienne, l’artillerie , les mines, etc. en retour et ont été stoppés. Donc, sont-ils capables d’opérer une concentration de forces qui créerait non seulement une rupture du front mais permettrait ensuite son exploitation? Je n’en suis pas complètement persuadé. Le front s’étire sur 1.600 kilomètres de long. C’est beaucoup. Et les Ukrainiens restent actifs, ce qui oblige les Russes à ne pas se dégarnir et ainsi à empêcher de masser une concentration de forces sur un point précis. De plus, il ne reste pas grand-chose dans les casernes en Russie. Un officier finlandais croisé voici quelques semaines me disait que si les Finlandais voulaient prendre leur revanche sur les Russes pour la guerre d’hiver (NDLR : qui a opposé les deux pays entre novembre 1939 et mars 1940 ), ce serait maintenant qu’il faudrait la lancer parce qu’il n’y a plus personne dans les casernes autour des frontières de la Finlande. Le même constat est dressé en Extrême-Orient. Résultat: en Ukraine, les unités sont réapprovisionnées avec du matériel de réserve reconditionné et sont reconstituées avec du personnel qui n’a pas le même niveau de compétence. Cela permet de faire des choses. Mais de là à pronostiquer un gros assaut comptant plusieurs divisions, c’est-à-dire plusieurs centaines de véhicules blindés avec des dizaines de milliers d’hommes engagés sur le mode de la descente sur Kiev en février 2022, je n’y crois pas. Mais on ne sait jamais.

«Les Ukrainiens cherchent à dégrader le “système Russie”.»

Quel est l’intérêt des opérations ukrainiennes à l’intérieur du territoire russe?

L’attrition ne se fait pas que sur le front. Elle se fait aussi sur les bases aériennes et les lieux de production industrielle à l’arrière du front, ou sur ce qui constitue le centre de gravité de la Russie, à savoir l’industrie pétrolière. Ainsi, une usine d’assemblage de drones Shahed a été frappée, le 2 avril, par des ULM «dronisés » et transformés en missiles de croisière. Ces engins n’ont pas une portée suffisante pour atteindre cette zone de Russie (NDLR: au Tatarstan, à plus de 1.500 km de Kiev) depuis l’Ukraine. Par conséquent, les Ukrainiens les ont probablement infiltrés en Russie, démontés. Ils les ont remontés discrètement, pilotés et propulsés sur l’usine. Essayer de faire cela avec un de nos supermissiles de croisière. Ce n’est pas possible. Parfois, il faut reculer dans le développement technologique, faire des choses un peu plus bricolées pour obtenir un effet militaire supérieur, aussi bizarre que cela puisse paraître. En résumé, les Ukrainiens cherchent à dégrader le «système Russie». En frappant les tours de distillation des raffineries, ils empêchent la Russie de générer des produits dérivés du pétrole. Selon un analyste, ils ont réduit de 15% les capacités russes à produire de l’essence et du kérozène, utiles à l’effort de guerre. Cela a une incidence directe au plan opératif: moins de carburant sera disponible pour la logistique de l’armée et l’exportation vers des Etats qui pourraient l’échanger contre du matériel militaire. Si les Nord-Coréens alimentent les Russes en obus et missiles, c’est essentiellement parce qu’ils reçoivent des produits pétroliers.

Volodymyr Zelensky espère encore que les parlementaires pourront s’accorder pour débloquer l’aide à l’Ukraine. © Getty Images

La situation militaire restera-t-elle figée encore un certain temps?

L’Ukraine est dans une situation où elle doit tenir bon. Cette année, elle ne pourra pas faire grand-chose. Elle doit attendre d’avoir ce qui lui permettra de mener de vraies contre-offensives, mais pas avant 2025, sauf surprise majeure.

La réalité de contre-offensives ukrainiennes en 2025 dépendra-t-elle du déblocage financier américain et du sursaut des Européens?

Je ne compte pas trop sur les Etats-Unis. Même sans Donald Trump, on voit bien que cela traîne des pieds. Les Américains n’ont plus voté de packs d’aide à l’Ukraine depuis novembre 2023. Il faut les sortir de l’équation. En revanche, on observe une montée en puissance du soutien à l’Ukraine en Europe liée à la prise de conscience que les Américains ne seront pas toujours derrière. L’Europe lui avait promis plus d’un million d’obus en 2023, objectif non atteint. Mais cette année, elle sera en mesure de les fournir. Cela aidera beaucoup les Ukrainiens. De surcroît, plusieurs accords ont été conclus entre les industriels européens et l’Ukraine pour produire sur place un certain nombre de matériels, des obusiers, des engins blindés, etc. Des déblocages mentaux se sont produits aussi au plan politique. La France, après avoir adopté une optique très chèvrechoutiste, s’engage plus franchement. Les équilibres intraeuropéens changent. Aujourd’hui, la première armée d’Europe est l’armée polonaise. Elle a fait des achats en Corée du Sud où l’on n’est pas sur des listes d’attente de plusieurs années. S’ils y acquièrent 1.000 chars d’assaut, c’est pour pouvoir envoyer tous leurs T-72 de l’époque soviétique aux Ukrainiens. Les Polonais ont une vraie vision. C’est la même chose pour les Etats baltes. Les packs d’aide qu’ils octroient sont assez considérables. La Belgique aussi se réveille. Elle s’implique davantage, sans doute parce qu’elle se rend compte que les autres font des efforts conséquents. Même des pays qui auraient pu être considérés comme proches de la Russie accroissent leur aide. La Grèce, dont l’armée est l’une des plus importantes en volume de matériel d’Europe, se met à en livrer à l’Ukraine. Un vrai changement culturel est en train de s’opérer en Europe. Il est vrai qu’aujourd’hui, le principal problème de sécurité du continent, c’est la Russie, dont l’armée s’affaiblit. La question est donc de savoir s’il n’est pas plus intéressant de donner un maximum de matériel à l’Ukraine aujourd’hui pour accélérer la déperdition de ses forces. Cela fera gagner du temps à l’Europe. Et ce temps pourra être exploité pour faire monter en puissance nos propres armées, éventuellement avec du matériel standardisé, ce qui accroîtra leur efficacité. A l’égard de la Russie, les Ukrainiens font le travail à notre place. Ils garantissent notre sécurité pour les dix à quinze ans à venir.

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