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Jean Drèze : «La démocratie est une valeur qu’il faut défendre sans cesse» (grand entretien)

Cédric Vallet

Dans sa vie, l’économiste du développement a toujours eu les sandales bien ancrées sur Terre. Il est connu pour mêler recherche et action, constamment à l’écoute des plus humbles. Quitte à déconcerter le monde feutré des économistes universitaires.

Jean Drèze est né en Belgique, mais c’est au Royaume-Uni qu’il décroche ses galons d’économiste avant de se plonger dans la réalité quotidienne et les inégalités de l’Inde, dont il deviendra citoyen en 2002. Dès 1979, il y décortique les mécanismes de la pauvreté et des famines aux côtés de son ami Amartya Sen, prix Nobel d’économie, avec qui il écrira plusieurs ouvrages de référence. Son implication personnelle dans les mouvements sociaux indiens a permis l’adoption de deux lois de protection sociale: l’une, votée en 2005, garantissant un travail d’utilité publique rémunéré, au moins cent jours par an, à des centaines de millions de citoyens pauvres, l’autre sur la sécurité alimentaire, votée en 2013, permettant aux plus démunis d’accéder aux denrées de base et à tous les écoliers de bénéficier d’un repas quotidien.

Trouver une solution au changement climatique, c’est aussi de la mondialisation, mais qui n’est pas braquée sur le profit, plutôt sur les enjeux collectifs.

C’est cette vie dédiée à l’action concrète, au service d’un monde meilleur, qu’ont souhaité mettre à l’honneur les jurés du Prix de la citoyenneté 2021 de la Fondation P&V, décerné à Jean Drèze le 27 juin dernier. « Il vit lui-même dans une simplicité revendiquée, il ne possède quasiment rien, mais son CV ferait pleurer n’importe quel économiste», glisse Luc Leruth, un de ses amis belges avec lequel il a écrit le roman Rumble in a Village (Aleph Book Company, 2020), inspiré de leurs expériences indiennes. Aujourd’hui, c’est l’état fragile de la démocratie indienne qui inquiète l’économiste «aux pieds nus». Mais son engagement sort du cadre indien. La croissance économique, le pacifisme, la mondialisation sont autant de sujets sur lesquels il porte un regard critique.

La croissance économique est régulièrement mise en débat. Peut-elle être un outil du développement à l’heure où certains préféreraient davantage miser sur la décroissance?

La croissance peut aider. En Inde, par exemple, l’augmentation de l’activité économique permet de créer des revenus publics, qu’on peut ensuite investir utilement dans des politiques sociales. Certaines ont ainsi été rendues possibles en partie parce que les revenus du gouvernement augmentaient dans une période de croissance rapide qui s’est poursuivie pendant près de quinze ans. Si la croissance économique a facilité les progrès sociaux, ce n’est toutefois pas une condition essentielle. Prenons l’exemple du Kerala. Cet Etat a commencé ses programmes d’éducation bien avant d’engranger des richesses. Tout dépend donc de la manière dont on poursuit la croissance, et de ce que l’on en fait. Car il faut aussi penser aux conséquences écologiques, aux inégalités économiques qu’elle engendre. Aujourd’hui, en Inde, le gouvernement est braqué sur la croissance pour elle-même, car à ses yeux, ce n’est pas tellement le développement qui importe, ni la réduction de la pauvreté, mais l’objectif de transformer le pays en une superpuissance en seulement dix ans. Ce type de fantaisie de l’élite indienne pousse à ne s’intéresser qu’au court terme.

En Inde, chaque élève reçoit un repas gratuit. Cette obligation, inscrite dans une loi, a permis d’augmenter la participation scolaire et a créé beaucoup d’emplois pour les femmes pauvres qui cuisinent dans les écoles.
En Inde, chaque élève reçoit un repas gratuit. Cette obligation, inscrite dans une loi, a permis d’augmenter la participation scolaire et a créé beaucoup d’emplois pour les femmes pauvres qui cuisinent dans les écoles. © getty images

Les économistes partisans du libre-échange affirment que la mondialisation a permis de faire baisser les indicateurs d’extrême pauvreté un peu partout au cours des trente dernières années…

La mondialisation peut faire référence à des réalités diverses. Ce n’est pas seulement le libre-échange. Trouver une solution au changement climatique, c’est aussi de la mondialisation, mais qui n’est pas braquée sur le profit et le business. Plutôt sur la coopération et les enjeux collectifs. Le libre-échange a sans doute contribué à une certaine croissance économique en Inde, mais la croissance seule n’a pas beaucoup d’importance. La tragédie indienne, c’est justement que cette croissance ne se reflète pas dans l’amélioration des conditions de vie des pauvres. Là, il y a une comparaison intéressante à faire avec la Chine. Les salaires chinois augmentent vite, pratiquement aussi vite que le PIB. En Inde, le PIB a crû très fortement ces vingt dernières années, par contre le salaire des travailleurs agricoles a très lentement évolué. L’ énorme réserve de travailleurs peu éduqués, qui ne possèdent pas les compétences prisées par les marchés, est ce qui freine l’augmentation des salaires. L’urgence est par conséquent de développer les écoles, les services publics, etc. Il ne faut pas croire que c’est la mondialisation qui a développé l’Inde.

Les services publics améliorent la qualité de vie?

Tout à fait. En Belgique, le nombre d’initiatives publiques est très élevé. On est tellement habitués aux services publics qu’on ne se rend même plus compte à quel point ils améliorent la qualité de vie. Dans le même temps, le discours adressé aux pays pauvres est: «Ne pas réglementer, restreindre les dépenses publiques, laisser tout au marché.» Ça ne doit pas fonctionner ainsi. Certes, on assiste à des changements de discours. Des inflexions. Mais bien souvent, le business, en tout cas en Inde, s’oppose aux dépenses sociales, car ces gens ne pensent qu’à leurs intérêts. Pour eux, les dépenses sociales sont synonymes de taxes, alors ils s’y opposent.

Les intérêts des grands groupes privés sont donc un frein au développement de politiques sociales…

Nous devons régulièrement batailler contre l’influence du business. Lorsque les repas scolaires gratuits ont été généralisés en Inde, il y a eu une tentative de l’industrie agroalimentaire de remplacer les repas cuisinés par des biscuits. C’était scandaleux. Ils ont essayé de persuader les parlementaires. Il faut souvent se battre contre ce genre d’intérêts.

Dans votre vie, la recherche et l’action ont-elles toujours été intimement liées?

Cette convergence entre la recherche et l’action s’est tissée au fil du temps. Après mon doctorat, je faisais de la recherche d’un côté et je militais dans des mouvements pour la paix, de l’autre. Mais il n’y avait pas vraiment de connexion entre les deux. Lorsque j’ai écrit mon premier livre avec Amartya Sen (NDLR: Hunger and Public Action), le lien entre les famines et les guerres était évident. Il y avait une connexion qui sautait aux yeux entre le sujet de la recherche et mon intérêt parallèle sur les armements. C’est après avoir acquis la nationalité indienne, en 2002, et après avoir participé à des mouvements populaires, que la recherche et l’action sont allées de pair dans ma vie. Car la recherche peut soutenir l’action publique. Mais aussi parce qu’on apprend beaucoup en participant à ces mouvements. Le monde académique se méfie de l’action, de crainte qu’elle n’entrave l’objectivité. En économie, beaucoup de spécialistes sont trop éloignés du terrain, de la réalité.

Vous qui avez été impliqué dans des mouvements pour la paix, quel regard portez-vous sur la réponse de l’Union européenne d’armer l’Ukraine dans le cadre du conflit avec la Russie?

Je n’ai pas de solution, mais je pense qu’à un moment, on a raté le coche. Ceux qui connaissent la situation disent depuis longtemps qu’il fallait faire attention. A un moment, il y avait peut-être une possibilité d’arriver à un accord avec la Russie, de régler le statut de l’Ukraine et d’éviter les tensions. Les pays de l’Otan ont essayé de pousser jusqu’aux frontières de la Russie.

C’est une théorie que défend notamment l’intellectuel américain Noam Chomsky, qui est l’un de vos inspirateurs, mais dont les prises de position au sujet de la guerre en Ukraine ne font pas l’unanimité…

Il n’est pas le seul à exprimer ce type de positions. Henry Kissinger dit pratiquement la même chose. C’est qu’il y a certainement un peu de vrai là-dedans. L’Occident a une part de responsabilité dans ce conflit. Cela ne justifie absolument pas l’invasion de l’Ukraine par Poutine. Cela signifie qu’à un moment cette guerre aurait pu être évitée. Aujourd’hui, on ne sait pas comment en sortir. Pendant très longtemps, un ordre mondial basé sur la force a été promu. Il faut passer à un ordre mondial différent. On dit que c’est irréaliste mais, pour l’instant, j’ai l’impression que l’on va au suicide collectif. On sous-estime vraiment le danger d’une guerre nucléaire. Les armes nucléaires constituent un pouvoir de destruction inimaginable. Il suffit d’une seule fois. La seule façon de s’assurer qu’il n’y ait pas de guerre nucléaire est de se débarrasser de ces armes.

Le gouvernement indien actuel croit plus aux devoirs des citoyens qu’à leurs droits.

Votre action, qui s’est inscrite dans des combats collectifs, a contribué à l’adoption, en Inde, de deux grandes lois sociales, sur la sécurité alimentaire et sur l’emploi rural national. Quel bilan tirez-vous de l’application de ces deux grands textes?

La loi sur la sécurité alimentaire a considérablement réduit la faim, à laquelle les ménages pauvres étaient encore exposés dans un passé récent. La plupart de ces ménages sont couverts par les subsides alimentaires, c’est donc au moins la garantie qu’il y aura quelque chose à manger à la maison. Cela ne signifie pas qu’on est bien nourri, mais il y a au moins du blé ou du riz. Cela procure une certaine sécurité, même en cas de mauvaise récolte, d’accident, de maladie, de perte d’emploi. Une dimension de cette loi est moins évoquée, elle concerne les allocations maternelles. Depuis 2013, toute femme enceinte reçoit 6000 roupies (NDLR: environ 75 euros). Ce n’est pas grand-chose, mais cela permet de s’assurer qu’elles pourront se soigner, prendre soin de leur enfant. Le principe d’allocation maternelle universelle est très important. Malheureusement, le gouvernement a restreint cette aide, illégalement à mon avis, en la limitant à un enfant par femme. L’Inde n’a pas de politique de l’enfant unique, cela n’a donc aucun sens. Le seul but est d’éviter les dépenses. Le gouvernement actuel croit plus aux devoirs des citoyens qu’à leurs droits.

© jean dreze

La loi sur la sécurité alimentaire était assortie d’une obligation de servir un repas gratuit à tous les élèves. Cela déclenche-t-il des dynamiques vertueuses?

Oui, c’est l’un des meilleurs programmes sociaux en Inde. On est au-delà de la lutte contre la faim, c’est un véritable programme de nutrition des enfants. Dans beaucoup d’Etats, on commence à distribuer des œufs aux élèves. Cela permet d’augmenter la participation scolaire. Les enfants apprennent à partager un repas ensemble, quelle que soit leur caste ou leur classe sociale. Et cela crée beaucoup d’emplois pour les femmes pauvres qui cuisinent dans les écoles. Il n’y a pratiquement pas d’aspect négatif à cette loi.

Quant à celle sur l’emploi garanti, en ressent-on encore les effets aujourd’hui?

Elle contribue à réduire la pauvreté et elle crée des atouts non négligeables pour l’Inde. On construit des canaux, des digues. Les emplois sont utilisés dans le cadre d’opérations de reboisement, pour creuser des puits. Dans l’état du Jharkhand, dans lequel je vis, cent mille puits ont ainsi été construits. La loi sur l’emploi garanti augmente la productivité, elle permet de faire une deuxième récolte annuelle, par exemple. Mais tout ne fonctionne pas exactement comme il le faudrait. Ces emplois garantis s’accompagnent parfois de retards dans le paiement des salaires. Il y a aussi de la corruption. Mais dans l’ensemble, ces deux textes sont très importants pour la sécurité sociale indienne.

Ils ont même été vitaux pendant la pandémie…

Ces deux dernières années, on peut dire que ces lois sociales ont sauvé des millions de gens qui étaient forcés de rester à la maison, sans emploi et sans revenu. Dans un pays comme l’Inde, demander aux gens de rester chez eux quand ils n’ont aucune réserve, c’est la catastrophe.

Dans vos travaux, vous évoquez le lien entre justice sociale et démocratie. Avez-vous toujours le sentiment que la démocratie pousse vers davantage de justice sociale?

En Inde, certainement. Ce sont les institutions démocratiques qui permettent aux classes défavorisées de progresser. Ces institutions les autorisent à revendiquer le droit de résister à l’exploitation, par exemple de lutter contre l’intouchabilité. Elles permettent de demander une place dans le système scolaire, ou au Parlement. Bien sûr, il ne suffit pas d’aller voir le Premier ministre en lui disant «on a trouvé une bonne idée, allez-y». Il faut souvent persévérer, instaurer des rapports de force, pour obtenir des avancées. Ma philosophie, dans ces mouvements sociaux, est d’utiliser tous les moyens démocratiques disponibles. En saisissant la justice. En essayant de persuader les partis politiques. En manifestant. Cet espace démocratique – encore assez restreint pour les classes défavorisées – peut être mobilisé. Malheureusement, en Inde, cet espace se réduit.

ll y a des contrexemples. La Chine a réduit l’extrême pauvreté malgré un gouvernement très autoritaire.

Si on fait une comparaison globale, il n’y a pas de lien très évident entre la démocratie et le développement économique. Mais la démocratie est une valeur en soi, qu’il faut défendre. Elle permet aux gens de s’exprimer, de participer à la vie politique, de changer les choses. C’est pour ça qu’il faut protéger la démocratie en Inde. Pas tellement parce que ça rendra les gens plus riches. Mais parce qu’elle permet de créer une meilleure société. Quant à la Chine, vu les violations des droits humains qui y ont eu lieu, ce n’est pas vraiment un modèle, même si on peut beaucoup apprendre de ce pays.

Pensez-vous que le gouvernement du nationaliste hindou Narendra Modï est une menace pour la démocratie?

Oui, et il faut le dire. L’Inde est un pays de moins en moins démocratique. De plus en plus autoritaire. Avant l’accession au pouvoir du Bharatiya Janata Party (BJP), la situation n’ était pas parfaite, mais les institutions démocratiques n’étaient pas trop mauvaises, avec des élections, un Parlement, une Cour suprême et un principe de séparation des pouvoirs. Les médias étaient très libres et très dynamiques. Le problème, c’est que ces institutions sont principalement utilisées par les classes privilégiées. Les pauvres votent une fois tous les cinq ans. Le reste du temps, ils ne font pas vraiment partie du jeu. Même dans ce cadre imparfait, au fil du temps, il est possible d’élargir cet espace démocratique. Aujourd’hui, l’Inde suit le chemin inverse. C’est notamment lié à la montée du nationalisme hindou et de son idéologie. Le BJP essaie d’imposer une certaine uniformité basée sur ce qu’il perçoit de la culture hindoue. Il y a de moins en moins de tolérance pour l’opposition ou la critique. La liberté d’expression s’érode. Le contrôle et la surveillance se généralisent, créant un climat où règne la peur. Dans ce contexte d’exacerbation du nationalisme hindou, on fait en sorte que les musulmans soient de plus en plus la cible d’attaques. En dressant la population hindoue contre les musulmans, on détourne l’attention des populations hindoues qui, dès lors, auront moins tendance à s’insurger contre le système de castes. C’est une forme de contrôle de la population. Une façon pour les hautes castes de réaffirmer leur supériorité supposée.

Bio express

1959

Naissance, le 30 novembre, à Louvain.

1979

S’installe en Inde, où il rédige sa thèse de doctorat.

1988

Vit à Londres dans un squat et milite pour le droit au logement tout en travaillant à la London School of Economics.

1991

Publie Hunger and Public Action (Oxford University Press), avec le prix Nobel Amartya Sen.

2002

Obtient la nationalité indienne.

2017

Publie Sense and Solidarity (Oxford University Press).

2021

Prix de la Citoyenneté de la Fondation P&V (remis en 2022, à la suite du Covid).

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