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Guerre en Ukraine : «La volonté génocidaire de Poutine est indiscutable»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour le traducteur de littérature russe André Markowicz, la destruction des élites, le déplacement massif de populations, l’éradication des valeurs matérielles et culturelles commis par la Russie en Ukraine sont constitutifs de faits de génocide.

Traducteur en français de la littérature russe, dont toutes les œuvres de fiction de Dostoïevski et de théâtre de Tchekhov, André Markowicz tient un journal en ligne sur Facebook. L’essai Et si l’Ukraine libérait la Russie (1) en est une émanation. Son titre pourrait paraître indécent. «Je veux dire, si l’électrochoc provoqué par le désastre ukrainien arrivait, en Russie, à réveiller les consciences, et à changer l’histoire russe?», avance André Markowicz pour en souligner la pertinence. Rencontre avec ce «juif laïc» qui a vécu une partie de son enfance à Leningrad (Saint-Pétersbourg), chez sa grand-mère russe.

Détruire les institutions culturelles, comme le théâtre de Marioupol le 16 mars, serait un des objectifs de guerre des Russes pour soumettre les Ukrainiens.
Détruire les institutions culturelles, comme le théâtre de Marioupol le 16 mars, serait un des objectifs de guerre des Russes pour soumettre les Ukrainiens. © getty images

Dans votre livre, vous semblez indiquer que la violence est consubstantielle au pouvoir en Russie. La guerre en Ukraine en fournit-elle, selon vous, une illustration?

Le pouvoir en Russie a toujours été dictatorial. Toujours. Il n’y a jamais eu de libertés individuelles, sauf pendant quelques années de perestroïka. Mais la population ne les a pas ressenties parce qu’elle était confrontée à une crise économique majeure. La dictature a toujours été aussi, d’une façon ou d’une autre, liée à la violence extérieure. Vladimir Poutine s’inspire non pas du bolchevisme, mais de la doctrine impériale russe. Et celle-ci a toujours été nationaliste. La guerre en Ukraine est la continuation de l’histoire russe.

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Au sujet de cette doctrine impériale, vous parlez d’autocratie, d’orthodoxie et de principe national…

C’est ce que l’on appelle la «triade d’Ouvarov». Il s’agit des trois principes de gouvernement énoncés par Sergueï Ouvarov, qui était un des grands ministres de Nicolas Ier (NDLR: empereur de Russie de 1825 à 1855), pour expliquer la nature du pouvoir en Russie. Poutine a inversé en quelque sorte cette triade. L’orthodoxie est instituée comme religion d’Etat. Le pouvoir vient de Dieu. En vertu de cette verticalité radicale du pouvoir, le pouvoir est celui de Poutine et de lui seul, nul conseiller ne peut le contredire. L’autocratie, deuxième principe, découle de là. Elle est évidente. Et, troisième dimension, le principe national s’impose, sous la forme identitaire, nationaliste. Il se traduit par une espèce de panslavisme érigé en «russisme», si je peux m’exprimer comme cela. La Russie est vouée à diriger tous les peuples slaves, avec une exception, très étrange, concernant les Etats de l’ex-Yougoslavie. Sur cette base, l’Ukraine ne peut pas exister parce qu’elle est un pays slave qui revendique une altérité. Or, il ne peut pas y avoir d’altérité pour Poutine. C’est le premier point. Mais, deuxième point beaucoup plus important pour expliquer cette guerre, avec l’avènement de Volodymyr Zelensky, l’Ukraine découvre la démocratie. J’ai été très frappé que Vladimir Poutine ne s’en soit pas pris précédemment à Petro Porochenko (NDLR: président de l’Ukraine de juin 2014 à mai 2019) alors qu’il était plus nationaliste et plus belliqueux que Zelensky. Justement, Porochenko était un nationaliste ukrainien doublé d’un affairiste. En quelque sorte, il arrangeait Vladimir Poutine.

André Markowicz
André Markowicz © DR

C’est la dimension démocratique de l’Ukraine depuis Zelensky qui embarrasse le président russe?

Si la guerre a éclaté cette année, c’est à cause de cela. De fait, l’Ukraine défend le concept même d’une démocratie. C’est pour cela que l’aide à lui apporter doit être massive.

Le mensonge est-il un vecteur de l’exercice du pouvoir par Poutine?

Vladimir Poutine a toujours utilisé le mensonge d’une façon cynique. Il n’en use pas davantage maintenant qu’auparavant. Quand on développe une conception idéologique du monde, la réalité importe peu ; l’essentiel est d’en fabriquer une. C’est le propre de tous les nationalistes. Par conséquent, le mensonge est là comme un moyen naturel. Ensuite, il faut aussi analyser la façon dont Vladimir Poutine considère ses interlocuteurs. Les démocraties sont à ses yeux des régimes faibles. Par conséquent, il n’y a pas à prendre des gants avec leurs dirigeants qui, de toute façon, ont besoin de son gaz.

Vous soulignez ce paradoxe: «Le pays qui a sauvé le monde du nazisme envahit un pays démocratique pour le libérer prétendument du nazisme.» Là aussi, il y a altération de la réalité?

C’est là où il y a, pour moi, un changement ontologique. Jusque avant l’invasion de l’Ukraine, quoi que l’on puisse dire, la Russie avait une espèce de légitimité à revendiquer la victoire sur le nazisme. La guerre en Ukraine, les destructions massives, radicales, totales des infrastructures civiles, le discours qui accompagne cette «opération militaire spéciale», tout cela retourne la perception que l’on a de la Russie comme vainqueur du nazisme. Les méthodes des Russes en Ukraine sont, en gros, celles que les nazis employaient non pas contre les juifs, parce que les juifs ont été éliminés, mais contre les populations occupées, les Polonais, les Ukrainiens, les Biélorusses… Les Ukrainiens sont considérés aujourd’hui comme une population d’esclaves. Le mot en tant que tel n’est pas employé mais c’est à cela que se résume le sort des Ukrainiens. Dans les zones occupées par l’armée russe, l’ensemble des infrastructures civiles, les adductions d’eau, l’électricité… sont détruites. Pourquoi? Pour que les habitants soient totalement dépendants des occupants.

Vous écrivez que dans cette guerre, «les Russes doivent passer de Dostoïevski à Tchekov, voir la réalité, concrète, humaine, quotidienne de ce qui se passe». Une majorité de la population le pourra-t-elle un jour?

J’ai essayé d’expliquer qu’avec cette guerre, la Russie était face à son miroir et que le but de l’Occident était de montrer ce miroir au plus grand nombre de Russes. Il y a une guerre que l’Occident n’a pas encore engagée et qu’il faut absolument lancer, c’est la guerre de l’information. Il faut que les ressources occidentales arrivent à percer le mur de la propagande russe. Ce qui serait d’autant plus facile que la Russie vit dans un contexte dont on n’a pas idée en Occident, où l’on ne voit que les grandes villes. Les sanctions ont un effet dévastateur sur l’économie russe et sur la vie quotidienne des gens, même si elles n’opèrent en profondeur que sur le long terme. Mais à partir du moment où la population russe commencera réellement à en être réduite à n’avoir que l’essentiel, et encore, alors il pourrait y avoir une remise en question sur le mode «mais pourquoi est-ce comme cela?». Cela étant, je ne suis pas sûr que tous les leaders occidentaux soient prêts à cette évolution parce que le grand risque qui en découle est une instabilité à l’intérieur même de la Russie, puissance atomique.

Le parlement de Kiev a voté le 19 juin une loi interdisant la vente et la diffusion de littérature et de musique contemporaines russes. La radicalisation gagne aussi l’Ukraine.
Le parlement de Kiev a voté le 19 juin une loi interdisant la vente et la diffusion de littérature et de musique contemporaines russes. La radicalisation gagne aussi l’Ukraine. © getty images

En tant que traducteur de la littérature russe, comment vivez-vous cette période de guerre?

La littérature russe n’est pas obligatoirement le reflet de l’idéologie nationaliste du pouvoir russe. Je dirais même que c’est souvent le contraire. Je ne sais pas ce que c’est, la culture russe comme je ne sais pas ce qu’est la culture française. Les généralités sont des vecteurs d’assassinats. Les écrivains, les poètes que j’ai traduits ont écrit soit contre, soit malgré le pouvoir. Jamais en dehors parce qu’en Russie, il ne peut pas y avoir d’en dehors du pouvoir. Par conséquent, je continuerai à le faire.

Que vous inspire le vote par le Parlement ukrainien de la loi interdisant l’impression, la vente, l’importation de livres russes écrits à partir de 1991?

Ce n’est pas parce que le nationalisme russe détruit l’Ukraine qu’il n’y a pas de nationalisme ukrainien. J’ai commenté sur mon compte Facebook une conversation que j’ai eue avec un metteur en scène ukrainien qui prétendait que les Russes en général étaient un peuple d’esclaves. On peut être victime d’un massacre et appeler au massacre soi-même. Je vais vous raconter une histoire dont j’ai parlé il y a longtemps. J’ai toujours su que mon père, qui est né à Bruxelles en 1929, haïssait sa grand-mère, la mère de son père. Or, toute la famille du côté franco-polonais a disparu pendant la guerre. A la fin de sa vie, mon père m’a confié qu’il était allé en Pologne quand il était jeune. Son père n’ayant plus de nouvelles des membres de la famille, il lui a donné un carnet d’adresses pour les retrouver. Non seulement mon père ne les a pas retrouvés mais il n’a pas non plus retrouvé les rues où ils avaient vécu. Il n’y avait plus de rues. Tout avait été détruit. Mon père m’a dit: «Tu comprends? Tout avait disparu, même les monstres.» C’est ça, la définition du génocide. Le génocide ne s’occupe pas de la moralité. On peut être juif et être un salopard. Les deux choses ne sont pas liées. Le nazi tuera le salopard comme le juste, indifféremment. Ce qui se passe en Ukraine est un peu la même chose. Il y a une situation d’agression radicale de la Russie poutinienne sur l’Ukraine. Cela ne veut pas dire que tous les Ukrainiens ont raison. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de nationalisme ukrainien. Néanmoins, il y a un génocide. Il faut juste comprendre cela.

Et si l’Ukraine libérait la Russie? , par André Markowicz, Seuil, 60 p.
Et si l’Ukraine libérait la Russie? , par André Markowicz, Seuil, 60 p. © National

Il y a une volonté génocidaire dans le chef de Vladimir Poutine?

Absolument. C’est absolument indiscutable. Cela n’a rien à voir avec la Shoah. C’est autre chose. Mais la destruction des élites, le déplacement massif de populations, l’éradication des valeurs matérielles et culturelles, l’arasement de toute forme d’existence culturelle en dehors de la langue russe, ça, c’est clairement une des définitions du génocide. Je ne veux pas que l’on me fasse dire que les Russes traitent les Ukrainiens comme les juifs. Il ne s’agit pas de cela. Mais il y a des massacres de masse, une terreur de masse, et le constat que ceux qui restent sont dans un état de dépendance totale à l’égard de l’occupant russe, et que la plupart d’entre eux fuient.

Peut-on parler de «désukrainisation»?

C’est explicitement revendiqué comme tel. La volonté génocidaire est absolument indiscutable. Cela signifie que tous ceux, intellectuels, artistes, citoyens, qui soutiennent l’intervention militaire russe sont complices de génocide. Il faut au minimum les boycotter, pas parce qu’ils sont Russes mais parce qu’ils sont complices de génocide.

Une histoire façonnée à sa main

Pour Vladimir Poutine, le contrôle de la mémoire historique, de l’interprétation du passé, est un enjeu essentiel», souligne Nicolas Werth, le président de Mémorial France, branche française de l’association russe Memorial, qui œuvrait depuis 1989 à la préservation de la mémoire des répressions de masse du régime soviétique, et qui a été dissoute par la Cour suprême de Russie le 28 décembre 2021, donnant un avant-goût à ce qui allait se produire en Ukraine quelques mois plus tard.

Dans Poutine historien en chef (1), Nicolas Werth énumère toutes les institutions qui ont été mises en place par le pouvoir depuis la fin des années 2000 pour dire la vérité officielle sur l’histoire de la Russie et sanctionner ceux qui s’en écarteraient. La Fédération internationale des droits de l’homme, dans un rapport publié en juin 2021, a donné un nom à cette politique: «Crimes contre l’histoire». Cette manipulation aboutit à des incohérences manifestes, notamment sur la collaboration avec l’occupant nazi. «Tandis que la reconnaissance de toute forme non seulement de collaboration, mais aussi d’accommodement avec l’occupant nazi, est obstinément niée – et pénalement poursuivie – lorsqu’il s’agit de l’espace russe (ou biélorusse), depuis 2014, les médias et l’ensemble de l’appareil de propagande russe dénoncent bruyamment les mouvements nationalistes ukrainiens apparus dans les années 1930 en Ukraine occidentale.»

Cette politique sert évidemment un objectif, rappelle l’auteur: «Le nouveau récit national promu par le régime poutinien propose un étonnant syncrétisme entre le passé tsariste et l’expérience soviétique, une expérience débarrassée de ses oripeaux communistes, “décommunisée”. La réconciliation entre ces deux périodes antagonistes se fait autour de la glorification d’une Grande Russie “éternelle»” et d’un Etat fort capable de défendre le pays contre les puissances étrangères toujours menaçantes.» Le fantasme a malheureusement trouvé une matérialisation en Ukraine.

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