Stromae
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Sous pression : pourquoi de plus en plus d’artistes craquent (enquête)

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Plus de concert jusqu’en mai: Stromae vient d’annoncer la suspension de sa tournée pour raison de santé. Une situation qui n’est plus l’exception: de plus en plus d’artistes annulent des dates pour préserver leur santé mentale. Rythmes effrénés et décalés, précarité financière, pressions… Pourquoi les artistes craquent-ils ? Zoom sur une profession en danger.

«Désolé d’annoncer que pour des raisons de santé mentale, je ne peux pas me produire lors des dates actuellement prévues pour Faith No More et Mr. Bungle. Des problèmes exacerbés par la pandémie me mettent au défi en ce moment. Je ne pense pas pouvoir donner ce que je devrais à ce stade.» Même Mike Patton, l’homme à la dizaine de groupes, à la centaine de disques, a décidé de faire un pas de côté. D’annuler des concerts. De prendre soin de lui. Le problème frappe aussi bien des artistes planétaires, comme Stromae, que les débutants qui galèrent. En 2016 déjà, dans une étude sur les musiciens (Can Music Make You Sick?) réalisée par l’université de Westminster, 68,5% des 2 211 participants déclaraient avoir souffert de dépression et 71,1% d’anxiété sévère ou de crises d’angoisse (trois fois plus que le public moyen). Une étude australienne soulignait même que l’espérance de vie d’un musicien était de vingt ans inférieure à la moyenne de la population.

Tu es bordé pendant six mois. Tu vis une aventure excitante. C’est la folie. Après, on te dépose sur le parking de Bercy. Tu arrives chez toi et il n’y a plus rien.

«Il est facile de blâmer la pandémie, poursuivait Patton dans le magazine Rolling Stone, en juillet dernier. Pour être honnête, au début, je me disais que c’était génial. J’allais pouvoir rester à la maison et enregistrer. Mais à un moment, je me suis retrouvé complètement isolé. Presque antisocial et effrayé par les gens. […] J’ai vu des thérapeutes pour la première fois de ma vie. En gros, ils m’ont diagnostiqué de l’agoraphobie

Fini de presser les citrons

Tout comme Disclosure ou Santigold, Justin Bieber, mentalement épuisé, a dû annuler sa tournée.
Tout comme Disclosure ou Santigold, Justin Bieber, mentalement épuisé, fait partie des artistes qui ont dû annuler leur tournée. © getty images

Wet Leg, Sam Fender, Justin Bieber, Disclosure, Santigold et désormais Stromae… On ne compte plus les artistes qui, ces derniers temps, ont décidé d’annuler des tournées pour prendre soin de leur santé mentale. «Les labels, les tourneurs et les entourages réalisent que ce n’est pas une bonne idée de presser les musiciens comme des citrons, commente la psychiatre Emma Barron. Si vous épuisez un artiste, il risque de ne plus être productif. C’est une logique mercantile. Mais la conscience grandit qu’il faut économiser ses ressources. Et donc une volonté de faire attention à la santé mentale des gens avec qui on bosse. Que des jeunes comme Arlo Parks ou Pomme soient capables de dire qu’elles ont décidé de placer leur santé mentale au premier plan autant que si l’on parlait d’un diabète ou d’un cancer, je trouve ça formidable et important.»

Emma Barron est parisienne. Elle travaille sur la question et a cofondé l’Insaart, l’Institut de soin et d’accompagnement pour les artistes et techniciens. «Je connaissais pas mal de gens dans le monde de la musique. Je me suis rendu compte que le milieu était suffisamment précaire – sur le plan de la santé mais aussi financier – pour ne jamais pouvoir trouver les soins adaptés. J’entendais parfois aussi des confrères et consœurs dire “un tel fait du théâtre, il est complètement fou. Mais si on le soigne, il sera moins bon”. Des petites choses qui me semblaient totalement aberrantes.»

Pomme est l'une des jeunes chanteuses françaises qui ont décidé de privilégier leur santé mentale avant tout.
Pomme est l’une des jeunes artistes françaises qui ont décidé de privilégier leur santé mentale avant tout. © getty images

L’association a réalisé la «première étude française sur l’impact psychologique des conditions d’exercice de l’ensemble des métiers du spectacle vivant et du divertissement». Elle a été menée en ligne d’octobre 2020 à mars 2021, soit en période de pandémie et de confinement, sur un échantillon de 1 325 personnes dans le secteur des arts de la scène. Résultat: 72% des répondants présentaient un état dépressif, contre 12% dans la population française en général durant la même période, 37,5% montraient des signes d’un état anxieux contre 23% de Français, et 15,9% affirmaient avoir eu des pensées suicidaires le mois précédent contre 10% à l’échelle nationale. «Présenter des chiffres me paraissait essentiel pour montrer l’étendue des dégâts, définir les besoins, aller chercher des subventions.» Les pouvoirs publics ont écouté, félicité et se sont rejeté la balle. «On a eu droit à du “c’est génial ce que vous faites, c’est indispensable”. Mais la culture nous renvoyait du côté de la santé. Je travaillais en hôpital. C’était un non-sens. Il y avait d’autres préoccupations. On a donc commencé à bosser bénévolement

L’Insaart propose des séances confidentielles d’aide psychologique (dans ses bureaux ou en visio) et en fonction des moyens de chacun (dix euros d’adhésion à l’association + une participation libre). «On voulait proposer une première soupape de décompression, insiste Emma Barron. On a lancé tout ça en janvier 2022. Depuis, on carbure. On le fait essentiellement à distance. De la sorte, nous avons pu toucher beaucoup de monde rapidement un peu partout. Même en Belgique, en Suisse et au Luxembourg. La preuve que les besoins dépassent les frontières.»

Se refaire une santé

Les sources de souffrances physiques et psychiques pour les musiciens sont nombreuses. Certaines sont directement liées au travail. Sa précarité économique. Son rythme effréné. Ses horaires aberrants. «Ce sont des choses qui mettent à mal les hormones. L’explication biologique est parfois très simple. Les mauvais rythmes de sommeil, par exemple, produisent du cortisol qui fait flamber les dépressions et les troubles anxieux.»

A la longue liste, on peut ajouter les déplacements incessants, la perte de repères géographiques et sociaux, les sollicitations permanentes, l’isolement, la concurrence. Puis aussi l’hygiène de vie, l’abus d’alcool et de drogues. «Ce sont des milieux à risque. Plus sensibles, du moins. Parce qu’on en propose plus qu’ailleurs et parce qu’on a tendance à en consommer pour tenir le coup.»

Le retour en activité dans le milieu de la musique s’est opéré à une cadence infernale après la pandémie. Une volonté de rattraper le temps perdu, de se refaire une santé financière. Quand les artistes ne sont pas submergés, ils doivent régulièrement faire face à de grosses chutes d’activité. C’est souvent quand les tournées se terminent que la situation se complique. «Tu es bordé pendant six mois. Tu vis une aventure excitante. Tu voyages. Tu rencontres des gens. C’est la folie. Tu picoles un peu trop. Tu prends un peu trop de drogues. Et après, on te dépose sur le parking de Bercy. Tu arrives chez toi et il n’y a plus rien. Alors qu’on t’a mis la cuillère dans la bouche pendant des mois, tu as le dur retour à la réalité. Tu dois envoyer tes papiers à Pôle emploi, payer tes factures et aller faire tes courses…»

Le manque de reconnaissance de la personne et de la valeur de son travail dans la société, mais aussi parfois au sein des groupes où certains prennent plus que d’autres la lumière, pèse. Les réseaux sociaux sont une source d’obsession, de stress, d’angoisse. «Auparavant, quand tu faisais la couverture du New Musical Express (NME), c’était énorme. Mais ça voulait dire quoi? Alors que maintenant, l’artiste voit en direct le nombre de gens qui l’écoutent. Qui le lisent, qui le suivent. Mais aussi qui le détestent. Il y a un truc difficile à négocier. On vient souvent nous dire: je n’y arrive plus. Je ne sais plus gérer ma mise en exposition.»

Artistes = torturés

Un autre pan des problèmes tourne autour de la créativité. De ce que cela signifie d’être un artiste. Avec les vieux mythes. Pour faire un bon disque, il faut être un peu torturé. «La rhétorique romantique du musicien torturé est enracinée dans l’histoire occidentale de la musique populaire, cela va des compositeurs classiques comme Schumann, Mahler ou Rachmaninov jusqu’au mythe persistant des rock stars tragiques telles que Janis Joplin, Kurt Cobain et Jimi Hendrix, avancent Sally Anne Gross et George Musgrave dans l’introduction à l’étude qu’ils ont menée il y a quelques années pour Help Musicians UK. Il y a donc une réticence à se faire soigner, à comprendre qu’il faudrait consulter.»

Gustav Mahler, compositeur torturé.
Gustav Mahler, compositeur torturé. © getty images

Comme Selah Sue qui, chez nous, parle ouvertement de ses problèmes et de son rapport aux antidépresseurs, les icônes de la jeunesse Billie Eilish et Selena Gomez sont très engagées pour lever le tabou sur les troubles de la santé mentale. Elles se confient régulièrement sur la dépression, l’anxiété ou encore la bipolarité. Eilish a écrit une lettre de suicide en chanson (Listen Before I Go) et Gomez a révélé avoir eu des pensées suicidaires. Depuis le 4 novembre, le documentaire Selena Gomez: My Mind & Me retrace, sur Apple TV+, ses hauts et ses bas au cours des six dernières années. Si l’on a beaucoup parlé de santé mentale au travail ces derniers temps, cela a mis du temps à arriver à la culture et à la musique. «Parce qu’on se disait “je ne peux pas faire un burnout. J’adore mon métier. Les gens le trouvent fantastique”. Vu de l’extérieur, le milieu apparaît tellement privilégié que c’est la double peine quand tu oses dire que ça ne va pas.»

Vu de l’extérieur, le milieu apparaît tellement privilégié que c’est la double peine quand tu oses dire que ça ne va pas.

L’Insaart souhaite travailler sur la prévention. Cherche à aller vers les labels, les managers, les salles… «On leur fournit des clés, détaille Emma Barron. Notamment les débuts des signes du “ça va pas”. J’explique ce qu’est une dépression, un trouble anxieux, une addiction. Ça fait un peu bon sens paysan mais la santé mentale est tellement taboue que nous n’avons pas ces notions. Dès que je donne la définition de l’épisode dépressif, une tristesse de l’humeur qui dure plus de quinze jours, avec tel ou tel symptôme, les gens te disent souvent qu’ils ont déjà fait une dépression. C’est possible. On en guérit spontanément aussi potentiellement. Il en existe une multitude de formes. Avec des intensités différentes. On est souvent à pas grand-chose que tout se passe bien.»

Pas tous égaux, les artistes

Les femmes doivent surmonter des facteurs aggravants. «Elles gagnent souvent moins à travail égal et sont régulièrement jugées sur leur apparence. Je ne pense pas nécessairement qu’elles souffrent plus d’anxiété ou de dépression. Mais il est plus facile pour elles de le dire. Et plus compliqué pour un homme d’en reconnaître les signes. En attendant, si tu lances ton premier album après 30 ans, tu fais déjà partie des vieilles. Sinon, il faut changer ton répertoire pour te diriger vers un autre type de public. La maternité aussi est compliquée», concède la médecin psychiatre.

«Les deux dernières années ont eu un gros impact sur les conditions de vie. Et les filles prennent toujours un peu plus cher, confirme Flo Vandenberghe, codirectrice de l’association Voix de femmes. Il existe une multitude de freins très concrets à un tas de choses. Le fait de devenir parent, principalement mère, te coupe l’accès à un paquet de trucs qui empêchent ton projet de se développer. Puis il y a la double journée. La manière dont on reçoit leur travail, dont on en parle. Revenir sans cesse sur leur tenue, leur statut marital… Ce sont des petites choses, mais qui ne sont pas anecdotiques. MeToo et Balance ton porc ont donné à voir et à entendre des inégalités, des récits douloureux. Mais le fait que certaines salles dans lesquelles tu te produis ne réagissent pas face aux violences dénoncées laisse des traces.»

Voici quelques mois, à Liège, du GHB s’est retrouvé dans le verre d’une DJ pendant qu’elle mixait. «Forcément, tout ça a des conséquences sur ton mental, ton bien-être, ta confiance en toi. On fait de la programmation en lien avec un engagement militant. On est donc souvent confrontés aux difficultés que traversent les artistes avec lesquelles on travaille. Et les problèmes de santé mentale apparaissent sans arrêt. Ils ne sont pas liés qu’au genre. Les artistes racisés, par exemple, ont droit à une couche supplémentaire d’agression qui, très concrètement, nuit à leur travail», ajoute Flo Vandenberghe.

En va-t-il autrement dans le milieu des musiques électroniques que dans celui de la pop et du rock? «On ne peut pas généraliser, temporise Maurizio Ferrara, psychologue détaché à mi-temps chez Modus Vivendi et DJ au sein du duo Front de Cadeaux. Les DJ qui vivent de leur activité ne sont pas nombreux. En Belgique, le DJ n’a pas accès automatiquement au statut d’artiste, contrairement à un éclairagiste, par exemple. Il doit être auteur, compositeur, producteur. Publier des œuvres, se produire et le prouver. J’ai eu pas mal de demandes, à Bruxelles, de gens en difficulté. A la pandémie succède la crise énergétique. Les gens ont moins d’argent pour sortir. Les artistes sont moins demandés et moins payés. Tout ça sans règlement de travail et dans des conditions souvent inacceptables.»

Les horaires de boulot sont encore plus dingues. Concentrés sur le week-end. Souvent au beau milieu de la nuit. «Bosser du vendredi au dimanche, parfois prendre trois ou quatre fois l’avion en si peu de temps a des conséquences physiques et psychiques. Le cerveau n’est pas fait pour rester éveillé aussi longtemps. Il y a d’ailleurs fort à parier qu’il y a eu substances.» La solitude est elle aussi exacerbée quand elle ne se vit pas en groupe.

En 2013, le producteur de dubstep Benga se retirait de la scène, expliquant ensuite être devenu bipolaire et schizophrène. La superstar de l’EDM Avicii a annoncé qu’il ne supportait plus son rythme de vie et prenait sa retraite à 26 ans avant de se suicider deux ans plus tard. On pourrait aussi parler de Michael Jackson, de Britney Spears, de Kanye West… «Il est fréquent que des artistes à succès pètent les plombs. Personne n’est préparé à une telle starification. A toutes ces sollicitations. Mais il y a aussi des prédispositions. Des maladies génétiquement prédéterminées. Il y a la conjonction d’une fragilité et d’un stress psychosocial fort. Disons que ce genre de vie augmente les chances que ça tourne mal.»

Comme Michael Jackson, Britney Spears ou Kanye West (photo), les artistes sont nombreux à avoir pété les plombs.
Comme Michael Jackson, Britney Spears ou Kanye West (photo), les artistes sont nombreux à avoir pété les plombs. © getty images

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