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La nostalgie est partout, mais elle a bien changé

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Elle est omniprésente dans la pop culture, dans nos actes d’achat, dans les discours politiques… La nostalgie, cette émotion réconfortante mâtinée de mélancolie, est plus que jamais dans l’air du temps. Mais elle a bien changé, en trois siècles d’existence.

Observer notre environnement sous l’angle de la nostalgie fait apparaître l’évidence: elle s’est nichée partout, dans les moindres recoins de notre quotidien. La mode et l’habillement, l’aménagement de nos intérieurs, l’automobile, l’alimentation, la publicité, rien n’y échappe.

Mais c’est peut-être dans la pop culture qu’elle s’est le plus étendue. Il suffit de se connecter à une plateforme de vidéo à la demande pour qu’apparaissent maintes productions qui nous replongent dans le passé. Avec des succès plus ou moins heureux, nombre de séries ont connu, ces dernières années, de nouvelles versions, jouant sur la corde sensible auprès des générations successives. La terrifiante série à succès de Netflix, Stranger Things, ne ressuscite-t-elle pas l’atmosphère des années 1980? Le cinéma n’y échappe pas, ni la télévision, où l’on nous ressert, par exemple, sur TF1, une version actualisée de la Star Academy. Toute une époque.

Côté musique, on a ressorti les vinyles, les artistes exhument des sonorités passées, la radio la plus écoutée en Belgique francophone s’appelle… Nostalgie. Le binôme de rappeurs français Bigflo et Oli remporte un joli succès avec un titre baptisé Coup de vieux. Sous la plume des frangins nés dans les années 1990, tout y passe: les Pokémon, Titeuf, les Chocapic, la messagerie MSN…

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Si la nostalgie est mise à toutes les sauces, ce n’est pas pour rien. C’est un levier émotionnel puissant, confirme Hedwige Dehon, docteure en sciences psychologiques à l’ULiège: «On parle d’une émotion ambivalente, complexe. Elle est à la fois positive et négative.» La nostalgie est douce-amère, même si la dimension positive prédomine. Elle est faite du souvenir de moments agréables, réconfortants, mais aussi de ce sentiment que vous ne les revivrez plus.

Rapprocher et réconforter

La nostalgie est, dans la perspective psychologique, dotée d’intéressantes vertus. «Cette émotion a plusieurs fonctions. Tout d’abord, elle permet de renforcer l’estime de soi, d’accentuer la bienveillance par rapport à soi. Qu’elle soit spontanée ou induite, elle permet de revenir à une période durant laquelle nous avions un sentiment de compétence, par exemple. On se rend compte qu’on a fait des choses, des expériences qui ont du sens, de la cohérence. La nostalgie a aussi une fonction plus existentielle.» Elle revêt une fonction sociale. Elle rapproche les gens, littéralement. «Avec la nostalgie, une connexion s’établit, on parle de la même chose. En thérapie de groupe, souvent, le seul dénominateur commun entre les personnes, c’est la maladie. Si vous induisez un peu de nostalgie, le groupe est davantage soudé

«La nostalgie a aussi un côté très générationnel», observe Hedwige Dehon. Telle tranche d’âge a été marquée par tel événement, telle chose, telle personne. Cela peut prêter à sourire, mais la scientifique le dit sérieusement: «En Belgique, il y a un souvenir qui nous rassemble vraiment. C’est Sandra Kim» et sa victoire à l’Eurovision, en 1986. Si les jeunes générations n’ont pas vécu l’événement, «elles ont vu ce que ça procurait chez leurs aînés. Dans un même ordre d’idées, évoquez le Capitain Flam en France et vous rendrez les gens nostalgiques».

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L’émotion peut évidemment traverser les générations, les rassembler, au sein de la famille notamment. Un autre exemple puisé dans la pop culture: Star Wars. «Il y a la trilogie mythique puis, début des années 2000, arrive la trilogie suivante», retrace Hedwige Dehon. La franchise est, entre-temps, tombée dans l’escarcelle de Disney. «La troisième trilogie a débarqué, puis les films dérivés, plus adaptés aux enfants.» L’industrie du cinéma n’est pas dupe: elle peut capitaliser sur la nostalgie pour rassembler les foules, y compris de façon intergénérationnelle.

Les affects du consommateur

L’époque est d’ailleurs plutôt propice à la nostalgie. Lorsque l’avenir semble sombre ou incertain, renouer avec un passé positif, ou perçu comme tel, rassure. «On en a beaucoup parlé durant la période Covid, où l’on y a abondamment eu recours. C’est un ressort utilisé par les marques et la publicité. En période de crise, on aura tendance à penser que c’était mieux avant», insiste Ingrid Poncin, professeure de marketing à l’UCLouvain.

«En matière d’expérience du consommateur, il est intéressant de nouer avec lui une relation chaleureuse et rassurante. La nostalgie est un bon moyen de la solidifier.» L’engagement affectif traverse les années. «Vous pouvez aussi facilement toucher une ou plusieurs tranches d’âge», en fonction des références employées. Le tout se fond dans un storytelling: on raconte une histoire autour de la marque.

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Typiquement, poursuit Ingrid Poncin, des marques qui proposent des produits de nature réconfortante aiment miser sur la nostalgie. «Pensez au chocolat: Ferrero, Milka, etc. C’est évident avec des produits comme Nutella ou Kinder Surprise.» Ces produits, de surcroît, ont ceci en commun qu’ils s’adressent à l’enfance, ce qui déclenche d’autant plus facilement l’émotion nostalgique auprès des acheteurs, les parents. Les céréales Kellogg’s exploitent le filon. Et les caramels Werther’s Original seront toujours associés à ces publicités où le gamin reçoit la friandise des mains de son grand-père. «Mais cela ne se limite pas du tout à l’alimentation, évidemment.» Ce n’est pas pour rien que les constructeurs automobiles ont ressorti des nouvelles versions de leurs modèles cultes: la Beetle, la Fiat 500, la Mini, la Ford Mustang.

D’autres marques qui mettent en avant la technologie ou la nouveauté ne misent généralement pas sur ce positionnement. Généralement… Ainsi, Orange a eu recours au célèbre téléphone à roulettes de Fisher-Price, jouet culte, pour une campagne promouvant le reconditionnement des téléphones. Dans l’absolu, suggère la professeure de marketing, on pourrait imaginer que des marques associées à la technologie il n’y a pas si longtemps, mais qui ne sont plus dans le coup, mettent en avant la nostalgie. Pourquoi pas Nokia, par exemple, dont les modèles 3210 et 3310 ont marqué le début des années 2000.

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On connaît notre passé, pas notre avenir

«Nous sommes dans un climat social qui pousse à la nostalgie. On ne sait pas très bien vers où on va, constate Hedwige Dehon. L’explication, c’est que le cerveau est un peu fainéant. Plutôt que le changement, il cherchera le statu quo, d’autant plus lorsque l’avenir est sombre ou incertain. Nos décisions sont guidées par des biais cognitifs. Et le principe du cerveau, c’est un tiens vaut mieux que deux tu l’auras”.» Il cherche alors du réconfort dans un passé rassurant. D’un point de vue psychologique, on parlera de comportements d’approche et d’évitement face aux changements, la nostalgie relevant alors de la motivation d’approche pour contrer la menace, en quelque sorte.

Le cerveau fonctionne de manière sélective, précise cependant Hedwige Dehon. On fait le ménage dans nos souvenirs. Le concept d’ostalgie a ainsi fait son apparition il y a une trentaine d’années, se rapportant aux Allemands de l’Est nostalgiques de la RDA. Là, les aspects réconfortants sont mis en avant, au détriment d’éléments beaucoup moins réjouissants qui prévalurent avant la chute du Mur.

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Evoquer la nostalgie aujourd’hui fait appel à une acception largement partagée, à savoir ce mélange de regret d’une période révolue et d’émotions positives associées à ces souvenirs. Un phénomène bénin, qui a ses vertus. Mais la nostalgie ne fut pas toujours cela, loin de là. Elle fut même définie à l’origine comme une maladie mortelle.

Aussi dominante que le thypus

L’historien franco-britannique Thomas Dodman en a retracé les origines et l’histoire dans un ouvrage dont l’édition française est parue en septembre: Nostalgie, histoire d’une émotion mortelle (Seuil, 320 p.). «Comme de nombreuses personnes, je ne savais pas que la nostalgie était une émotion relativement récente. Je pensais naïvement que ça remontait, comme l’étymologie du mot l’indique, à l’Antiquité. On pense spontanément à Ulysse songeant à sa chère Ithaque», explique le maître de conférences à l’université Columbia (New York). Or, la première définition date de 1688. Le 22 juin de cette année-là, à Bâle, Johannes Hofer, un étudiant originaire de Mulhouse, soutient sa thèse de médecine, en définissant bel et bien une maladie. La nostalgie, c’est le mal du pays: nostos, le retour du pays, et algos, la douleur.

«Hofer observe un phénomène autour de lui, à savoir des formes très douloureuses de mal du pays. On parle aussi de “Heimweh” en allemand, de “malattia del paese” en italien, de “homesickness” en anglais. Hofer définit la nostalgie et lui donne ses lettres de noblesse, en faisant un diagnostic médical, accompagné d’un savoir», raconte Thomas Dodman.

L’environnement de Hofer a favorisé cette découverte. La souveraineté de Mulhouse repose alors sur une alliance militaire avec les cantons suisses, par conséquent la présence de troupes suisses, déracinées de leurs origines. Mais il ne s’agit pas que d’un problème de soldats helvètes. «Hofer, dès le début, insiste sur le fait que cela touche toutes les personnes déplacées: soldats, travailleurs migrants, exilés, colons, etc. J’ai aussi découvert dans mes recherches que les esclaves, autre population massivement déplacée, ont également souffert de nostalgie», poursuit Thomas Dodman.

Le fait de définir la nostalgie comme une maladie potentiellement mortelle peut prêter à sourire aujourd’hui. «Mais l’historien vous dira que dans deux cents ans, les gens rigoleront peut-être de nos nosologies médicales et de nos traitements.»

Johannes Hofer a «calqué le diagnostic sur celui de la mélancolie, déjà existante. Il ne se situe plus dans la médecine humorale en vigueur au Moyen Age. Il bascule dans ce qu’on commencera à appeler la médecine moderne. Pour lui, il est surtout question de fluides nerveux. Il pense que quand on souffre de nostalgie, grosso modo, c’est qu’on a une obsession, une idée fixe sur le pays qui nous manque. Les fluides nerveux dans le corps se concentrent sur la partie du cerveau qui se projette vers un retour dans le pays et, par conséquent, n’irriguent pas les autres fonctions du corps. Cela peut mener à un dépérissement des organes vitaux.» Et, à terme, au marasme puis à la mort.

Hofer imagine aussi une thérapeutique, avec son lot de traitements, «dont le seul qui fonctionnait sans doute était celui dont les nostalgiques avaient besoin: le retour temporaire au pays».

La nostalgie aura causé de véritables vagues épidémiques auprès des soldats, en particulier durant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes. «Certains médecins, à l’époque napoléonienne, la considèrent comme aussi dominante que le typhus ou d’autres maladies dont on imagine plus aisément les effets délétères.» La nostalgie aura aussi servi de diagnostic fourre-tout. «A l’époque, on n’a pas encore le concept du trauma, qui donnera le stress post- traumatique. On observe des symptômes et on diagnostique une nostalgie.»

L’affaire est prise très au sérieux, à tel point que «durant les XVIIIe et XIXe siècles, l’armée française, comme d’autres, maintient le congé médical avec rapatriement pour les soldats nostalgiques».

De la maladie au sentiment bénin

La nostalgie, ce mal du pays, fut d’abord une maladie du déplacement dans l’espace, ce qui la distingue de l’acception actuelle, qui se fonde sur le temporel. Mais sa définition pourrait encore évoluer, confirme l’historien. Il n’est pas interdit de penser que dans un monde où se multiplient les migrations contraintes, en raison de conflits ou du dérèglement climatique, la nostalgie puisse renouer avec son registre originel.

Une transition longue et complexe s’est opérée, à partir du XIXe siècle, pour faire de la nostalgie non plus une maladie, mais un sentiment de vague à l’âme, cette recherche du temps perdu très proustienne. Plusieurs phénomènes se sont enchevêtrés. Notamment «une récupération par la littérature, dans le contexte du romantisme où la maladie est un peu esthétisée. Le spleen du romantique contribue à arracher la nostalgie du registre médical.» Il évoque aussi l’évolution des modes de déplacement et les nouvelles temporalités du monde moderne. Une forme d’habituation à la nostalgie percole dans la société. La médecine elle-même évolue, «se désintéressant de la nostalgie, d’autant plus que la bactériologie est passée par là». Certaines logiques sont plus instrumentales, ou politiques. La nostalgie est utilisée à petites doses pour constituer un sentiment national.

«Ce sont, en résumé, un tas de facteurs qui vont reléguer la nostalgie au domaine littéraire et, de plus en plus, au domaine du bénin», ajoute Thomas Dodman. La notion a traversé les siècles et se révèle aujourd’hui protéiforme.

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Avec son slogan «Make America great again», Donald Trump a clairement actionné le levier de la nostalgie.
Avec son slogan «Make America great again», Donald Trump a clairement actionné le levier de la nostalgie. © getty images

Make America great again

C’est ainsi que, dans le registre politique par exemple, la nostalgie fait recette. «Make America great again», ce n’est rien d’autre qu’une instrumentalisation de l’idée que l’Amérique doit retrouver sa grandeur d’antan. «Ce n’est pas complètement nouveau, on pouvait déjà l’observer à la fin du XIXe siècle et évidemment dans les années 1930. L’instabilité et l’insécurité dans laquelle nous vivons de manière assez chronique impliquent une perte de repères, diverses formes d’anxiété et de ressentiment.» Dans un pareil contexte, des leaders politiques actionnent avec facilité le levier de la nostalgie.

C’est dans l’air du temps également: la nostalgie est un business, le passé est devenu un bien commercialisable. «Ce phénomène-là a commencé dans les années 1970. Le tournant néo- libéral s’amorçait, l’ère Thatcher-Reagan arrivait. Quand on peut faire du passé une marchandise, les possibilités sont infinies.» On est à mille lieues de la nostalgie de Johannes Hofer. «Mais ça montre tout l’intérêt d’étudier une notion qui a été inventée au cours de l’histoire et qui aurait pu être oubliée. Il a eu le nez creux, Hofer», glisse Thomas Dodman.

A tel point que de nouvelles définitions voient le jour. Le philosophe australien Glenn Albrecht a mis au point le concept de «solastalgie» voici une vingtaine d’années. «Il est calqué sur celui de nostalgie pour définir cette détresse causée par le changement climatique.» Mais, indique Thomas Dodman, la solastalgie se définit comme une forme de nostalgie en négatif. «Ce n’est pas la souffrance de quelqu’un qui se déplace, mais de quelqu’un qui voit son chez-soi se liquéfier sous ses pieds. Ce qui est intéressant, c’est que la solastalgie a fait en vingt ans le chemin parcouru par la nostalgie en deux cents ans. Albrecht, aujourd’hui, regrette un peu de l’avoir pensé comme une maladie. Il veut plutôt y voir un sentiment éthique, mais bénin, une sorte de révolte contre le dérèglement climatique» qui peut constituer un ressort de l’activisme.

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