Juifs européens : faut-il rester ou partir ?

Heiko Maas, ministre allemand des Affaires étrangères, s’inquiète de la résurgence de l’antisémitisme dans son pays et constate dans Der Spiegel (26 janvier 2020) : « Nous devons prendre des mesures d’urgence pour éviter un départ massif des Juifs d’Allemagne. » Comment en est-on arrivé là ? Dans mon dernier essai : « Sur la nouvelle question juive » (Texquis edition), je tente d’y répondre.

Après des siècles de pogroms, de migrations et après l’anéantissement, les Juifs européens auront connu à partir de 1970 une petite embellie. C’est le temps où les revenants d’Auschwitz peuvent enfin en parler. Essais, romans et films se succèdent pour rappeler ce crime contre l’humanité. Jusque-là, les rescapés avaient eu beaucoup de mal à témoigner et il n’y avait pas tellement d’oreilles pour les entendre. À la Libération, leur calvaire gâchait la grande réconciliation. Comme dans les comédies de Gérard Oury, tout le monde était résistant…

La parenthèse enchantée se referme rapidement.

Le vendredi 3 octobre 1980, vers 18 h 30, une bombe de forte puissance explose devant la synagogue de la rue Copernic à Paris, dans le 16e arrondissement. Après la piste d’extrême droite, les enquêteurs se dirigent vers la piste palestinienne. Après des décennies d’enquête, en 2018 la Justice ordonne le non-lieu à l’encontre d’un Libano-Canadien, Hassan Diab…

20 ans plus tard, en 2001, le grand rabbin Guigui est agressé à Bruxelles. Les années suivantes témoignent de la recrudescence des actes antisémites et des faits-divers ou attentats touchant des Juifs en raison de leur origine : la séquestration et le meurtre d’Ilan Halimi (2006), les attentats perpétrés par Mohammed Merah (trois enfants assassinés dans une école juive de Toulouse en 2012), l’attentat du Musée Juif de Bruxelles de la main de Mehdi Nemmouche (2014), les attentats terroristes contre l’Hyper-casher à Paris (5 morts en 2015) lors du massacre de l’équipe de Charlie-Hebdo, la défenestration de Sarah Halimi (2017)…

Pour les commentateurs, il est difficile d’admettre que cette violence vient de ceux-là mêmes qui subissent le racisme : des arabo-musulmans radicalisés.

Au fil du temps, l’islamofascisme perd son « monopole » anti-juif. En 2020, le Juif est désormais coincé entre la peste d’extrême droite et le choléra de l’islamo-gauchisme. Des hommes politiques jouent avec le feu comme Jean-Luc Mélenchon (La France Insoumise) qui attribue la défaite de Jeremy Corbyn au rabbin de Londres ou des membres de l’AFD qui veulent revisiter l’histoire mémorielle de l’Allemagne.

Les Juifs doivent aussi faire le tri entre les populistes. Ils ne sont pas tous antisémites, loin s’en faut. Mais certains de ceux-ci apprécient Israël uniquement parce que l’État juif tient en respect le monde arabe. Au sein même de certaines formations politiques, les deux profils cohabitent, citons l’ambiguïté de l’AFD et du Vlaams Belang à cet égard.

L’Europe devient chaque jour plus hostile aux communautés juives. Les tombes juives profanées alimentent de façon récurrente les dépêches d’agence de presse.

Certains songent au départ ou sont déjà partis : États-Unis, Canada, Israël… L’herbe y est-elle plus verte ? Le multiculturalisme exacerbé et les suprémacistes blancs (cf. attentat contre la synagogue de Pittsburgh) ne font pas des États-Unis la destination forcément idéale, Israël est un pays en guerre larvée…

Les Juifs qui disposent de moyens plus limités et qui ne peuvent envisager l’émigration ou qui sont trop âgés migrent, comme beaucoup de « chrétiens », autour des métropoles vers des quartiers « Jews friendly », loin des cités dites sensibles où islamisme et trafics de drogue se partagent les restes de territoires en lambeaux.

Les Juifs les plus pauvres sont condamnés à y demeurer, dans leur trois-pièces, et camoufler leur kippa sous une casquette Nike.

Les lieux culturels et cultuels juifs sont calfeutrés derrière des portes blindées et, le plus souvent, lors des offices, protégés par l’armée et/ou la police.

S’il n’est plus possible de vivre son judaïsme sinon derrière d’épais rideaux ou des volets (comme les Sépharades d’Espagne, faussement convertis après 1492), certains de nos territoires seront de facto bientôt judenfrei. C’est la thèse pessimiste développée par Alain Finkielkraut.

Aucun État européen, malgré des déclarations très à l’emporte-pièce (« La Belgique sans les Juifs n’est pas la Belgique » – Charles Michel : « La France sans les Juifs n’est pas la France » – Emmanuel Macron), n’est en mesure de protéger réellement ses Juifs individuellement. Ceux-ci n’intéressent d’ailleurs plus les politiques qui, dans de nombreuses communes et métropoles ont d’autres chats à fouetter. Le clientélisme électoral fait le reste comme dans certaines communes de Bruxelles ou en Seine-Saint-Denis où l’élu local a vite fait ses comptes face à un électorat juif lilliputien.

Lorsqu’en 2015, le commando islamiste a abattu les journalistes de Charlie-Hebdo en même temps que Coulibaly assassinait les clients de la supérette casher parce qu’ils étaient juifs, les réactions furent vives. Mais si le commando s’était concentré uniquement sur les clients juifs et avait épargné les satiristes, personne n’aurait manifesté au cri de « Je suis juif ». Absolument personne. Au lieu qu’ils furent des centaines de milliers à arborer « Je suis Charlie ».

Si cela continue, dans deux générations, on ira peut-être visiter, comme à Rhodes ou Budapest, des synagogues presque vides dans d’anciens quartiers juifs appartenant à l’histoire. C’est dans une certaine indifférence que notre continent refermera tout doucement l’histoire riche et tragique du judaïsme européen.

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