Le prince Henri XIII Reuss, 71 ans, lors de son arrestation après la mise au jour du projet de putsch contre les institutions démocratiques de l’Allemagne. © belga image

Allemagne : l’extrémisme des seniors inquiète

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

L’arrestation des instigateurs du projet de putsch armé contre le Bundestag et les institutions du pays a révélé un phénomène passé inaperçu: la radicalité parmi les plus de 50 ans.

Le 7 décembre 2022, la police allemande mène plusieurs perquisitions à travers le pays dans les milieux d’extrême droite. Vingt-cinq personnes sont arrêtées, soupçonnées de préparer un putsch armé dans la capitale. Une bonne centaine de personnes sont impliquées, des médecins, d’ex-militaires, d’anciens membres des unités spéciales de la Bundeswehr, un commissaire de police, des juristes, un membre de l’aristocratie… Tous sont en apparence bien installés dans la société. La plupart ont plus de 50 ans. On est loin de la vision largement répandue, qui veut que la radicalisation d’extrême droite ou islamiste, concerne des jeunes exclus et sans perspectives.

Le meneur du groupe, le prince Henri XIII Reuss, est âgé de 71 ans. A la tête du complot, il rêvait de prendre le pouvoir pour restaurer la monarchie. Son bras droit est un ancien parachutiste de 69 ans. Birgit Malsack-Winkemann, une juge de 58 ans, députée du parti d’extrême droite AFD au Bundestag jusqu’aux élections de septembre 2021, devait faciliter l’accès des putschistes au Parlement. Elle était pressentie pour occuper le ministère de la Justice… «La seconde chose qui frappe dans cette affaire est la surreprésentation dans leurs rangs des porteurs d’uniforme, s’inquiète, sous couvert d’anonymat, un conseiller engagé dans une association de déradicalisation de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Il y avait là des gens de la police, de l’armée, des commandos spéciaux, des juges, des avocats, des médecins… Le premier réflexe, en cas de soupçon, est de se dire: il est médecin, il ne peut pas être dangereux. Il ne peut pas être néonazi! Eh bien si, même lorsqu’on a affaire à un fonctionnaire de l’Etat. En tant qu’association de déradicalisation, le complot autour d’Henri XIII ne nous a pas vraiment étonnés. Ni l’âge des conjurés…»

Le premier réflexe, en cas de soupçon, est de se dire: il est médecin, il ne peut pas être dangereux. Eh bien si!

Motivations diverses

Toutes les personnes impliquées dans le projet de putsch déjoué en décembre sont soupçonnées d’appartenir au mouvement dit des «Reichsbürger», littéralement les «citoyens du Reich», une mouvance aux multiples ramifications suivie de près par les services de renseignement intérieur. Les Reichsbürger ont en commun de nier la légitimité de la République fédérale, née de la défaite de 1945, de rejeter ses lois et jusqu’à ses documents d’identité. Ils refusent généralement de payer leurs impôts et ont souvent des démêlés sans fin avec la justice. Au-delà de ces points communs, ils constituent un groupe très hétérogène. «Leurs motivations sont variées, détaille Dierk Borstel, de l’université de Dortmund. Il y a incontestablement une motivation politique, que ce soit la poursuite de l’Empire, la mise en place du quatrième Reich, la renaissance du national-socialisme ou d’une monarchie. Chez d’autres, on note plutôt une motivation économique, la possibilité de gagner de l’argent, et même beaucoup d’argent, avec, par exemple, la vente de documents d’identité ou de permis de conduire « du Reich », des documents de pacotille, qui n’ont aucune valeur légale. Et puis, d’aucuns cherchent tout simplement à semer le chaos. Là où ça devient vraiment dangereux, c’est que certains sont armés, même entraînés et appellent à la lutte armée.»

«Quand on parle de l’idéologie des Reichsbürger, on parle en général d’une radicalisation dans la seconde moitié de vie, précise Benjamin Winkler, de la Fondation Amadeu Antonio, à Leipzig, en ex-Allemagne de l’Est. Ce ne sont pas forcément des gens qui ont toujours eu des idées d’extrême droite. La voie typique vers la radicalisation passe souvent par un accident de vie: maladie, déclin économique, rupture familiale… Une rencontre peut être décisive, souvent sur le Net. Dans ces périodes difficiles, ces gens sont particulièrement sensibles à des explications simplistes, aux théories du complot qui évitent de se remettre en question. Avec les Reichsbürger, il ne faut pas chercher dans ses propres décisions la cause de ses problèmes. Elle vient de l’extérieur.» Elle vient des politiciens, «forcément pourris», du pluralisme, de la théorie des genres, de complots ourdis par l’Occident, des Juifs, des Etats-Unis, de l’Otan, voire de Bill Gates. Dans une moindre mesure, la crise sanitaire et la guerre en Ukraine ont une influence. En Allemagne, on retrouve dans les manifestations de soutien à la Russie de Poutine les mêmes insignes et slogans que lors de celles organisées pendant la pandémie contre les mesures sanitaires.

Des femmes aussi impliquées dans le putsch armé

Le mouvement des Reichsbürger compte aujourd’hui quinze mille membres, jugés plus ou moins dangereux par les services de renseignement. «Nous avons très clairement affaire à une scène en croissance, tout comme on assiste en règle générale dans la société à une multiplication des groupes qu’on ne peut plus atteindre avec une communication publique rationnelle, peut-être aussi parce que le monde devient trop complexe, observe le théologien Franck Richter, élu social-démocrate du parlement régional de Saxe, en ex-RDA. Dans ma région, ce sont souvent des personnes qui se trouvent à la périphérie de la société, tant sur les plans géographique que sociologique. Ce qui frappe aussi est la forte représentation des femmes en leur sein. Elles sont environ 30%.»

«Nous avons de très nombreux programmes de déradicalisation en Allemagne, rappelle Benjamin Winkler. Mais ils sont surtout destinés aux jeunes, tout simplement parce que nous disposons d’endroits où les atteindre, à l’école, dans les associations sportives… C’est beaucoup plus difficile pour les adultes de plus de 40 ans. On peut les approcher, dans une moindre mesure, au sein des entreprises, par le biais de la formation continue, par exemple. Certains acteurs s’y essaient véritablement, notamment les syndicats. Mais d’après ce qu’ils nous disent, il n’est pas facile de convaincre les gens de participer à ces cours d’éducation politique.» Les Reichsbürger, des papys fantaisistes, des fous inoffensifs? Pour les services de renseignement intérieur comme pour les associations de déradicalisation, le projet de soulèvement armé des Reichsbürger met le doigt sur un phénomène aggravé par la crise sanitaire, celui de la radicalisation d’une frange déracinée des plus âgés.

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