La mort, droit dans les yeux

Pratiquée depuis des années dans une semi-clandestinité, l’euthanasie sort de l’ombre. Sa dépénalisation partielle et sous conditions place la Belgique parmi les pionniers du débat éthique autour de la fin de la vie. Que dit la loi? Que permet-elle ou non? Voici ce qu’il faut en retenir

Il aura fallu attendre deux ans et six mois, organiser cinquante jours et plusieurs centaines d’heures de discussion parlementaire, appeler à la barre des dizaines d’experts de toutes disciplines. Mais, aujourd’hui, on y est: dès que la loi la plus débattue des dix dernières années aura été publiée au Moniteur, l’euthanasie sera partiellement dépénalisée en Belgique. Comme aux Pays-Bas, ces pionniers de la réflexion éthique. Sous certaines conditions, un patient pourra donc requérir le droit à une mort digne, sans faire courir le risque de poursuites pénales au médecin qui le soulagerait de ses souffrances.

Jusqu’à présent, en Belgique, l’euthanasie est considérée comme un assassinat, c’est-à-dire un meurtre avec préméditation. Dans la pratique, toutefois, des poursuites sont rarement engagées contre les auteurs de tels actes médicaux. Le cas échéant, l’intervention de la justice (souvent arbitraire) provoque invariablement une montée d’adrénaline dans les médias, car les problèmes éthiques suscitent bien des controverses. Or la problématique de la fin de vie devient plus aiguë avec le vieillissement de la population et les progrès de la médecine. « Nous mourrons presque tous euthanasiés! » écrivait récemment le philosophe Philippe Van Parijs, soucieux de dépassionner la question…

La confusion des mots

De fait, l’euthanasie se pratique bel et bien chez nous, de manière plus ou moins clandestine. « La loi flotte comme un drapeau au-dessus du réel », estime l’ancien sénateur Roger Lallemand (PS), l’un des pères de la loi dépénalisant l’euthanasie. Le vide législatif tolère le meilleur et… le pire: des traitements sont prolongés au-delà du raisonnable, des médecins demandent aux infirmières d’assumer le geste fatal à leur place, des euthanasies dites « actives » sont pratiquées sans le dialogue requis avec le patient ou sa famille. Bref, « on évacue la mort, sans oser en parler », regrette un sénateur, coauteur de la loi de dépénalisation.

Fallait-il vraiment légiférer? La loi belge est la deuxième du genre au monde (lire en p. 51). Pour une partie du corps médical, de telles dispositions légales sont irréalistes et impraticables. Parce que certaines décisions délicates doivent être prises dans l’urgence. Et Parce qu’aucune loi ne pourra prendre en compte la multiplicité des cas: de l’enfant atteint d’une maladie de dégénérescence musculaire au vieillard sénile dont les capacités mentales sont altérées, en passant par le cancéreux en phase terminale. En outre, ces médecins n’admettent pas que leurs pratiques soient réglées par la loi. A l’inverse, d’autres médecins plaident la sécurité juridique. Ils veulent sortir de l’hypocrisie et permettre à la société belge de mieux appréhender les questions liées à la mort ou à la souffrance. Ils ont été écoutés par le monde politique.

Car, la plupart des partis politiques démocratiques souhaitaient sortir de l’impasse actuelle. Depuis le 20 décembre 1999, les libéraux, les socialistes et les écologistes de la majorité arc-en-ciel défendaient ensemble l’option d’une dépénalisation de l’euthanasie (les premières propositions en la matière remontent en fait à la moitié des années 1990). Relégués dans l’opposition, les partis chrétiens souhaitaient qu’ondonne une valeur légale ou presque à l' »état de nécessité »: dans la jurisprudence actuelle, on a recours à cette notion pour justifier des actes médicaux qui s’imposent en cas de force majeure. Une option jugée trop frileuse par les partis au pouvoir qui, au Sénat puis à la Chambre, ont finalement obtenu gain de cause.

Ce qui va changer avec la loi de dépénalisation? Aujourd’hui encore, il y a beaucoup de confusion autour du mot « euthanasie ». Que désigne-t-il exactement? « L’opinion publique a souvent une vision réductrice de cet acte qui vise avant tout à soulager des souffrances, estime le sénateur Philippe Mahoux (PS). L’image la plus courante est la seringue que l’on retire du bras et qui provoque la mort en 30 secondes. » La réalité est différente et multiforme. Dans les hôpitaux, on pratique le plus souvent l’euthanasie que des théoriciens qualifient de « passive » ou « indirecte »: arrêt de traitement, soulagement de la douleur avec pour effet secondaire d’abréger la vie, sédation contrôlée (le fait d’endormir un patient en phase terminale pour lui permettre de souffler quelque peu). Ces pratiques là ne sont pas réglées par la nouvelle loi. Comme c’est le cas actuellement, elles resteront tolérées par la justice et admises par la déontologie médicale, qui évite d’ailleurs de les recouvrir du vocable « euthanasie ».

En fait, la loi vise uniquement l’euthanasie dite « active ». En clair: « L’acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci. » Des sénateurs, des juristes et des médecins ont glosé durant des mois sur cette définition, assurément essentielle. La version finalement retenue est celle du Comité consultatif de bioéthique, un organisme qui fait autorité dans ces matières délicates. Les conditions prévues par la loi précisent cette définition, certes contestée dans certains milieux, mais qui satisfait une large majorité de parlementaires. Le médecin qui pratique une euthanasie ne commet pas d’infraction, indique le texte, s’il s’est assuré que le patient est « majeur », « capable » et « conscient » au moment de sa demande. Celle-ci doit être formulée de manière « volontaire, réfléchie et répétée ». En aucun cas, cette demande ne peut résulter « d’une pression extérieure ». Précision importante: le patient doit se trouver dans  » une situation médicale sans issue ». A savoir: une maladie accidentelle ou pathologique « grave et incurable ». Sa souffrance – d’ordre physique ou psychique – doit être « constante et insupportable ». La loi ajoute qu’elle ne peut pas être apaisée.

Aucune obligation

Comment décoder tout cela? Comme le Conseil d’Etat l’a indiqué, ce texte ne porte pas atteinte au droit à la vie. Pour rassurer le PSC et le CD&V (ex-CVP), ainsi que les nombreux chrétiens que l’on retrouve dans les rangs libéraux et écologistes, la majorité arc-en-ciel a renoncé à modifier formellement le code pénal. Toucher à l' »interdit de tuer » qui y figure noir sur blanc aurait assurément heurté une partie de la population. Sur un plan juridique, pourtant, la formule retenue est bel et bien synonyme de dépénalisation. Par le biais d’une loi spécifique, qui débouchera sur le même résultat: l’absence de sanctions pénales, si l’acte d’euthanasie respecte les conditions prévues.

La philosophie de la loi est limpide . Elle consacre l’autonomie de la personne et, donc, le droit de chaque individu à disposer de sa propre vie. En contrepartie de quoi, toutefois, « aucun médecin n’est tenu de pratiquer une euthanasie », stipule formellement la loi. Son champ d’application se limite donc aux malades lucides et conscients, « capables » de prendre ce type de décision: cela exclut notamment les personnes séniles ou les malades mentaux. Cela dit, avant d’être un jour atteint d’une maladie incurable, qui le plongerait dans un état comateux et inconscient, chaque individu majeur a le droit de rédiger une « déclaration anticipée » demandant une euthanasie (un « testament de vie », dit-on parfois). Pour être valable, elle doit être établie en présence de deux témoins, dont « un au moins n’aura pas d’intérêt matériel au décès du déclarant ». Rédigé moins de cinq ans avant que son auteur soit dans l’impossibilité de manifester sa volonté, ce document écrit peut être retiré ou adapté à tout moment.

Contrairement au « modèle » néerlandais, la loi belge ne s’applique pas aux enfants mineurs. Seule exception: les mineurs dits « émancipés » peuvent eux-mêmes requérir un droit à l’euthanasie, sous les conditions prévues. Cette notion de mineur émancipé est empruntée au droit civil: il s’agit d’enfants âgés d’au moins 15 ans qui ont fait une démarche judiciaire leur permettant de voler de leurs propres ailes (parce qu’ils travaillent déjà, par exemple). Ce qui est extrêmement rare. Dans tous les autres cas, l’euthanasie demeure interdite pour les enfants, mais l’état de nécessité peut bien entendu être invoqué par les parents. Les Pays-Bas ont été plus loin: un mineur d’au moins 16 ans peut y demander l’euthanasie, sans même l’autorisation des parents (ceux-ci doivent seulement être impliqués dans la décision). En Belgique, les partis politiques – quasi unanimes – n’ont pas souhaité s’aventurer sur cette voie, controversée outre-Moerdijk.

Comme aux Pays-Bas, en revanche, la dépénalisation belge ne se limite pas à la phase terminale d’une maladie, ce qui a fait couler beaucoup d’encre et constitue assurément l’un des points les plus délicats du texte. Accessoirement, les artisans de la loi ont buté sur l’élasticité de la notion. Comment définir cette phase terminale? Le philosophe Etienne Vermeersch a d’abord évoqué une période de 20 jours précédant le probable décès, avant de l’élargir à 30 jours. D’autres experts ont avancé des propositions qui varient entre une poignée de jours et… plusieurs mois, à l’instar de la réglementation en vigueur dans l’Etat américain de l’Oregon, un autre précurseur en matière d’euthanasie, qui limite la permissivité aux six mois qui précèdent la mort. Bref, aucune définition de la phase terminale ne s’imposait de manière unanime. Le législateur s’est donc fondé, ici aussi, sur une philosophie mettant en exergue l’autonomie du patient. Pourquoi fallait-il refuser à Jean-Marie Lorand, cet homme quadraplégique depuis son enfance, dont le destin a été fortement médiatisé ces dernières années et décédé en juillet 2000, son droit à une mort acceptée? Fallait-il égréner les jours qui le séparaient d’un décès annoncé mais impossible à dater, avant d’accéder à cette requête bien mûrie?

Dans la loi belge, en fin de compte, la dépénalisation s’appliquera indépendamment du stade de la maladie. Mais, « si le médecin est d’avis que le décès n’interviendra manifestement pas à brève échéance », deux conditions supplémentaires sont prévues: deux autres médecins doivent être consultés pour s’assurer que les souffrances sont réellement inapaisables et que la demande du patient est répétée et réfléchie; un délai d’un mois doit également être respecté entre la demande écrite et le passage à l’acte.

Bien sûr, la loi nouvelle charrie son lot d’imperfections. Au cours des derniers jours, précédant le vote final à la Chambre des représentants, des députés de la majorité en ont publiquement convenu, tout en annonçant que l’ouvrage sera prochainement remis sur le métier: une telle législation devra forcément s’adapter aux évolutions de la société, de l’éthique et de la médecine. De son côté, l’opposition PSC a déjà indiqué qu’elle surveillerait de très près les rapports de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation, chargée de vérifier la saine application de la loi. Celle-ci s’étendra-t-elle au suicide médicalement assisté qui, apparemment, n’est pas dépénalisé? Comment les médecins géreront-ils la « zone grise », notamment composée de patients semi-conscients, pour lesquels la loi n’apporte pas de nouvelles solutions?

Sur la base de l’expérience hollandaise, les partisans de la dépénalisation expliquent que les pratiques d’euthanasie n’augmenteront pas. Au contraire. Les pratiques médicales seront mieux régulées, promettent-ils dans la foulée. On pourra en juger. Dans le cadre des procédures prescrites par la loi , le médecin doit entrer en dialogue avec son patient, l’avertir des possibilités qu’offrent les soins palliatifs, consulter un autre médecin, s’entretenir avec l’équipe soignante et avec les proches, si le malade le demande. En outre, via un document d’enregistrement dûment complété, le médecin doit rendre compte de l’euthanasie pratiquée à la Commission fédérale de contrôle, laquelle vérifiera a posteriori si les conditions légales ont bien été respectées (si ce n’est pas le cas, elle peut lever l’anonymat et envoyer le dossier au procureur du roi). Bref, une certaine transparence devrait être rétablie. Avec l’extension des soins palliatifs, enfin balisée par une loi ad hoc, ce devrait être un acquis incontestable des nouvelles dispositions légales.

Philippe Engels

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire