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L’intelligence artificielle rendra-t-elle l’humain paresseux?

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Le septième jour de la création, Dieu se reposa. L’humain, lui, avait peut-être créé la machine qui allait tout faire à sa place. Quitte à devenir inutile?

«Ainsi furent achevés les cieux et la terre, et toute leur armée.» En sept jours, Dieu créa tout: les cieux, la terre, la lumière, les étoiles, les eaux, la végétation et les animaux. Puis les humains, qui s’aventurèrent, plus tard, à créer l’intelligence artificielle. A mesure que l’homme entraperçut le génie potentiel de son invention, il fut pris de vertige. Quelle serait sa place, son rôle, le sens de son existence dans ce nouvel environnement où l’IA serait capable d’accomplir à peu près tout à sa place? Le cinéma avait esquissé les pires scénarios: l’asservissement des humains, les sentiments amoureux envers la machine, l’insubordination des robots… même si, de l’avis de Benoît Frénay, professeur d’informatique à l’UNamur et spécialiste de l’intelligence artificielle, on était encore très, très loin de Terminator et de Matrix. Les créateurs de l’intelligence artificielle fantasmaient-ils?

Le bel outil imaginé par l’homme ne pouvait pas (encore) se passer de son créateur. Et c’était bien ainsi.

Néanmoins, une question existentielle surgit: l’être humain ne risquait-il pas de sombrer dans l’oisiveté, mère de tous les vices?

Le veau d’or

Thomas d’Aquin, déjà, désignait la paresse comme l’un des sept péchés capitaux dans sa Somme théologique. De fait, depuis l’invention de la roue jusqu’à celle de l’informatique, en passant par la machine à vapeur, l’homme n’avait eu de cesse de chercher à se faciliter la vie, et pouvait se féliciter d’avoir amélioré sa condition. Pourquoi en serait-il autrement avec l’intelligence artificielle? arguaient les plus enthousiastes rappelant que l’avènement des technologies avait souvent été accompagné de craintes et de réticences. Ce fut le cas, notamment, lors de l’apparition des métiers à tisser, des tableurs, des calculatrices… Déjà, l’argument de la paresse était avancé. «Les mathématiciens n’ont pas disparu pour la cause et plus personne n’imagine se passer de tels outils pour effectuer de grands calculs complexes», confirme Benoît Frénay.

Et l’humain d’appeler cela le «cycle de la hype», qui voudrait qu’à l’enthousiasme démesuré des débuts succèdent les grandes désillusions pour qu’au final la technologie prenne lentement et posément son envol, jusqu’à atteindre une vitesse de croisière. Mais l’homme avait aussi appris qu’en toute chose comparaison n’est pas raison et qu’entre l’IA, telle qu’elle s’était développée, et la calculatrice, des différences existaient. Il en releva quatre majeures.

«Il est un fait que par sa nature, l’IA offre des capacités bien supérieures», tant elle est capable de produire du contenu en s’alimentant dans des bases de données considérables. Des potentialités assorties de bémols. «L’IA fait des erreurs» ou est susceptible d’en faire. La fiabilité fut pointée comme deuxième différence. Les grands modèles de langage tels que ChatGPT en furent l’illustration. «Le texte produit par cet agent conversationnel est vraisemblable, ce qui signifie qu’il n’est pas forcément vrai ni forcément faux, mais il a l’apparence du vrai ou mélange le vrai et le faux.» En cela, l’IA se distinguait d’une calculatrice, capable de toujours donner une réponse correcte.

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Troisième distinction majeure: la compréhension du système. La calculatrice, l’humain connaissait son fonctionnement, alors que l’intelligence artificielle lui opposait une facette plus obscure. Il lui octroya la fameuse notion de «boîte noire», en vertu de laquelle personne ne comprenait réellement le fonctionnement intérieur du système pour fournir tel ou tel contenu. «Même pour les experts, c’est compliqué», reconnurent alors les spécialistes.

Enfin, le manque de contrôlabilité fut brandi comme marqueur différenciant, tant il était difficile d’interagir avec l’IA ou de lui imposer contraintes et garde-fous. L’utilisation d’une IA pour contrôler une machine industrielle qui ne pourrait dépasser une certaine température ne garantissait jamais à 100% que cette règle serait respectée et le recours à des composantes informatiques supplémentaires dut être envisagé.

Ces quatre singularités rappelèrent que l’intervention humaine s’avérait toujours indispensable, à un moment ou à un autre, mais que l’intérêt de l’IA dépendait fortement de son usage. En faisant intervenir l’IA dans les diagnostics médicaux ou la circulation automobile, par exemple, «la question de la responsabilité se posera toujours» et les humains se devraient de l’endosser.

A ce stade de la genèse, le bel outil imaginé par l’homme ne pouvait pas (encore) se passer de son créateur. Et c’était bien ainsi. D’autant que les questions éthiques demeuraient nombreuses et cruellement d’actualité.

Ainsi et comme le relevait le professeur de l’UNamur, la fracture numérique en lien avec l’intelligence artificielle n’était pas suffisamment abordée. Les prophètes de la tech, les plus fortunés et les individus les plus rompus à ces nouveaux outillages en tireraient peut-être les meilleurs bénéfices, alors que le reste du monde resterait au balcon. Ou en subirait les désagréments, inapte qu’il serait à en maîtriser les contours et les dangers. Il faudrait aussi en subir les conséquences environnementales, tant la machinerie indispensable au fonctionnement de l’IA était loin d’être neutre.

Si la paresse est l’un des sept péchés capitaux, la tempérance constitue une vertu cardinale. L’humain devait-il avoir recours à l’IA en toutes circonstances et placer en elle toutes ses espérances?

En plein déferlement de l’IA, les professeurs d’université étaient nombreux à le constater: les contenus produits par leurs ouailles semblaient de plus en plus souvent inspirés, voire empruntés, à la machine, posant des questions de capacité de formulation et de structuration de la pensée, mais aussi de coût environnemental de la démarche. D’autres voyaient dans l’avènement de l’IA de nouveaux horizons s’ouvrir, dans la création artistique, l’accomplissement de tâches ingrates, le développement de la médecine, l’élargissement des connaissances de l’univers et tant d’autres domaines.

Il leur était difficile de percevoir exactement où cela les mènerait.

Qui seront les élus?

C’est ainsi qu’une nouvelle forme de course à l’échalote vit le jour: qui seraient les gagnants et les perdants du nouveau monde à venir? Qui se prélasserait et ferait fortune? Qui serait sacrifié sur l’autel de l’IA? La question était étudiée, parfois rigoureusement.

Aux Etats-Unis, des professeurs issus de trois prestigieuses universités – Princeton, University of Pennsylvania et New York University – publièrent même, en avril 2023, une étude pour envisager les métiers les plus et les moins menacés, dans une liste de plus de huit cents professions. Entre la complémentarité avec les humains et leur substitution, la frontière devenait parfois floue. Ces chercheurs avaient relié dix applications de l’IA (langage, création d’images, etc.) à 52 compétences humaines (expression orale, raisonnement inductif, compréhension orale, etc.) de façon systématique, pour catégoriser les professions. Un quotidien français, Le Figaro, avait croisé les résultats pour identifier les métiers les plus concurrencés par les IA génératrices de textes et d’images. Une nouveauté apparut par rapport à de précédentes révolutions technologiques: des métiers intellectuels très qualifiés se retrouvaient parmi les plus menacés, comme les mathématiciens, les ingénieurs, les astronomes, les physiciens, les enseignants et une bonne partie du secteur tertiaire. Mais de nouveaux métiers et de nouvelles spécialisations apparaîtraient très probablement.

Qui se prélasserait dans le nouveau monde à venir? Et qui serait sacrifié sur l’autel de l’IA?

Mieux préservés: les sportifs, les danseurs, le personnel soignant, les massothérapeutes, les pompiers, le personnel Horeca et d’entretien, les travailleurs agricoles ou encore ceux de la construction.

«Si l’IA se développe comme elle le doit, alors oui, les emplois humains disparaîtront globalement. C’est d’ailleurs le but implicite de l’IA, depuis ses origines, avait déclaré le philosophe suédois Nick Bostrom, spécialiste de l’impact des nouvelles technologiques, à L’Echo, en juillet 2023. Cela n’a jamais été vraiment assumé, car personne ne peut admettre œuvrer à la mise au chômage des humains, mais c’est bien la logique de l’IA et, au-delà, de la plupart des technologies. Le principe est de faire plus avec moins d’efforts et moins de coûts de production.»

Néanmoins, d’autres découvertes, avant l’IA, avaient suscité de grandes craintes sans pour autant se transformer en scénario du pire, avait rassuré le philosophe.

Les commandements

Parce qu’elle était encore loin d’être autonome et fiable, mais aussi parce qu’elle n’était pas du tout en capacité de remplacer l’humain dans l’éventail complet de ses activités, l’IA aurait encore besoin des humains, au moins autant que ceux-ci auraient besoin d’elle.

S’il y avait bien un domaine dans lequel ils devraient encore progresser et faire preuve de leur utilité, c’était l’encadrement de l’intelligence artificielle et de ses usages. La Commission européenne avait pris les devants, en s’attelant à élaborer un cadre légal baptisé «IA Act», destiné à réguler le système. Doter l’IA de ses commandements, tel était l’enjeu. La même Commission était apparue comme quelque peu restrictive, à l’échelle du monde, quelques années auparavant, en édictant un règlement général sur la protection des données, le RGPD. Beaucoup s’étaient mis à la citer en exemple pour sa proactivité. N’en déplaise aux adorateurs sans limites de l’intelligence artificielle, peu friands de toute forme d’encadrement.

Le monde avait même un peu paniqué lorsque plus d’un millier de signataires avaient demandé qu’une pause de six mois soit imposée dans le développement de l’IA. Parmi eux, figurait le grand prêtre Elon Musk, signe sans doute qu’en haut lieu, les dangers potentiels de l’invention étaient pris au sérieux. Il y avait aussi comme un soupçon d’hypocrisie dans la démarche.

Les signataires considéraient qu’il fallait laisser le temps à la législation d’avancer sur le sujet. Que des règles étaient nécessaires, comme dans tous les domaines. «Imagine-t-on mettre sur le marché des voitures ou des produits pharmaceutiques qui n’ont pas été éprouvés, testés, avalisés? En aucun cas», pointait le signataire Benoît Frénay. Et l’IA devrait répondre à une logique similaire, même si lancé à pleine vitesse, le déferlement de la technologie restait difficile à contenir.

Il y aura encore des jours et il y aura encore des nuits à débattre de ce futur. Et ce débat devra impliquer des juristes et des informaticiens, des techniciens qui comprennent l’outil. Pour que l’IA soit peut-être bridée ou à tout le moins encadrée par son créateur qui en tirerait le meilleur et en éviterait le pire. A défaut de sombrer dans la paresse.

Alors seulement, il pourrait se reposer.

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