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Transférer l’esprit dans une « boîte », ou comment l’intelligence artificielle bouleverserait notre rapport à la mort

Juliette Debruxelles

Comment l’IA pourrait bousculer notre conception de la mort et de l’éternité ? Le princial enjeu de ceux qui se penchent sur cette question consiste à trouver un moyen de séparer le corps de l’esprit, pour que ce dernier puisse vivre indéfiniment.

La finitude des choses: une limite temporelle, mais aussi cognitive, psychologique, philosophique. Un véritable frein à l’idée d’un continuous improvement, d’une amélioration continue.

Au contraire d’une pomme inconsciente, cueillie, croquée et qui pourrirait sur le sol dans la promesse de voir naître un pommier, la réaction de l’être humain face à sa propre fin fut, de tous temps, source de terreur, de résignation, mais aussi de déni. Car pour exister pleinement, il faut bien oublier la mort. «Personne, au fond, ne croit à sa propre mort ou ce qui revient au même: dans l’inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité», philosophait Freud (1856 – 1939) dans ses Essais de psychanalyse.

La philosophie permit d’ailleurs aux êtres humains de se pencher sur les mécanismes qui les animent face au temps qui passe, avec plus ou moins d’effets bénéfiques sur leurs angoisses. Spinoza (1632 – 1677) croyait en l’immortalité et en la survivance de l’esprit en dehors de la destruction du corps. Hegel (1770 – 1831) – qui considérait que «la nature organique n’a pas d’histoire» – pensait l’homme capable d’atteindre un «savoir absolu» lui permettant de dépasser sa finitude.

La mort définit l’humain

Jankélévitch (1903 – 1985) alla jusqu’à le définir sur base de sa mortalité: «En premier lieu: il n’est jamais arrivé qu’un homme échappe à la mort ; donc, aucun homme n’y échappera jamais: le triomphe de la mort ne souffrant absolument aucune exception, nous en inférons que cette règle est une loi, ce triomphe une nécessité, que cette nécessité, en dépit de l’optimiste progressiste et malgré la longévité croissante de l’individu, existera éternellement, que la mortalité peut en somme servir à la définition de l’humain.» Aucun n’avait anticipé que le transhumanisme allait un jour bousculer ces théories en conjuguant progrès médicaux, technologiques, informatiques, robotiques et intelligence artificielle pour tendre vers un dépassement de l’inéluctable fin.

Face à l’IA, l’immortalité toujours tu refuseras.

Et la lumière fut

Pour aborder la lutte contre la finitude des choses attribuée à l’IA, dresser une liste non exhaustive des pratiques qui complètent cette innovation dans son combat n’a rien de superflu. Pour survivre indéfiniment et étirer le temps, pourquoi invoquer la technologie? Pourquoi ne pas simplement tenter de choyer le corps biologique initial pour finir comme Mathusalem? Parce qu’il ne s’agit pas seulement de vivre vieux et en bonne santé mais d’éradiquer la mort et d’effacer la fin, l’inexorable, rien de moins.

Pour préserver indéfiniment l’enveloppe corporelle, outre la maîtrise totale des risques intrinsèques liés à la vie quotidienne, il faudrait stimuler l’accélération de la régénérescence des cellules jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement ordonnée, coordonnée, sans jamais de prolifération anarchique ou spontanée. Et ce n’est pas encore le cas.

Souvent associée au transhumanisme, la biogérontologie vise à comprendre et à maîtriser le processus de sénescence et de dégénérescence. Elle considère le vieillissement comme une maladie (alors que la gérontologie, elle, traite les pathologies liées à la vieillesse sans tenter d’en inverser le cours). Ses représentants, comme le Britannique Aubrey de Grey, nourrissent l’espoir – avec prosélytisme et sans preuves scientifiques – qu’à l’aube de 2035 ou 2040, le Terrien pourrait vivre des centaines ou des milliers d’années.

Des super-surhumains

Le milliardaire de la tech Bryan Johnson se lance, quant à lui, sur les réseaux sociaux dans le partage de son projet «Blueprint». Un protocole drastique d’inversion du vieillissement du corps qui aurait fait reculer son âge épigénétique de cinq ans en sept mois. Mais au prix d’efforts insensés et de dépenses colossales en médecins, analyses, coachings et autres routines alimentaires et sportives (deux millions de dollars par an). Jouer avec la matière humaine est donc incertain, complexe, frustrant, dispendieux. Le cadre biologique, avec tout ce que la nature réserve de surprises, de mutations, d’inexpliqué reste dominé par les années qui s’écoulent.

Il semble alors plus «simple» de créer théoriquement des super-surhumains immortels à l’aide d’algorithmes, de puces et de circuits répondant à des règles mathématiques drastiques. Ce statut de H+ – soit d’humain technologique victorieux ne craignant plus la mort, les maladies, les hasards et les blessures – fait donc rêver les convaincus de IA.

Un hybride décorporé

Il ne s’agirait pas seulement de remplacer une hanche ou un genou défectueux, mais de préserver l’esprit pour ensuite le transférer dans un contenant pérenne. De devenir un hybride décorporé dont «l’être» serait abrité, par exemple, dans une boite reliée à des câbles, à des écrans, à des sources d’énergie alternatives inépuisables. Une boîte incassable, insubmersible, impénétrable (comme une urne funéraire, en somme) dans laquelle «l’âme», la conscience, la sensibilité et l’intelligence pourraient continuer à apprendre, à interagir, à rire, à s’émouvoir, à communiquer

Au rayon prophéties, certaines promesses bousculent l’humanité: «Dans les années 2030, nous allons, par hybridation de nos cerveaux avec des nanocomposants électroniques, disposer d’un pouvoir démiurgique» déclarait le transhumaniste Raymond Kurzweil, spécialiste de l’IA chez Calico (filiale de Google) et fondateur de la Singularity University – dont l’objectif est «d’aider les dirigeants à s’adapter à un monde où les changements s’accélèrent et de leur donner les moyens de tirer parti de la technologie pour améliorer la vie de milliards de personnes».

Il prédisait des nanorobots pourraient être envoyés dans les vaisseaux capillaires du cerveau pour le connecter au Cloud et que, dès 2045, télécharger un esprit dans un ordinateur deviendrait possible. L’un des objectifs de ces transhumanistes, outre la conservation de ce qui compose l’être: pallier les capacités limitées de mémorisation du cerveau biologique qui, au fil des temps mortels, atteindrait une saturation. Plus de limites ni de temps ni de volume. Un esprit sain sans corps inutile, en somme.

Et la fiction créa l’envie de dépasser les cieux

Comme souvent en matière de sciences, de fiction et de grands rêves technologiques, c’est sur les écrans que furent exposés les meilleurs scénarios. Real Humans, Matrix, Jung-E, pour ne citer qu’eux, donnent un aperçu de ce qui agite les esprits des chercheurs et des geeks refusant de grandir et de mourir.

C’est aussi à travers les films et séries que les mises en garde émergent. Un exemple éclairant: dans l’épisode Black Museum de la quatrième saison de Black Mirror, une jeune femme visite un étrange musée et y découvre un singe en peluche.

A l’intérieur du jouet est enfermée la conscience de Carrie, une jeune femme décédée prématurément et dont l’esprit, extrait numériquement, fut transféré vers cet objet inanimé. Un contenant certes immortel, mais semblable à un sarcophage dans lequel elle serait emmurée «vivante». Une maltraitance telle qu’elle nécessita – toujours dans la série – l’intervention des Nations unies qui se prononcèrent pour dénoncer le caractère illégal du transfert de la conscience vers des objets aux fonctions limitées.

La législation définit alors que, pour être considérée comme faisant partie de l’humanité, une conscience transférée devait pouvoir exprimer au moins cinq émotions à travers son support (sons, lumières, clavier…). A ceux qui rêvaient de transformer leur belle-mère en cafetière, Black Mirror donne ainsi une leçon: une conscience, ce n’est pas seulement une intelligence duplicable et fonctionnelle. Ce sont aussi des émotions jusqu’ici totalement impossibles à reproduire dans leur globalité.

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L’IA, loin des émotions

Si l’IA offre des possibilités incroyables en matière de rédaction et de traduction, de reconnaissance vocale ou visuelle, de production d’images et de décors, elle reste incapable de ressentir poétiquement et dans ses tripes les effets et frissons d’un battement qui agite le cœur à l’approche d’un rendez-vous amoureux. Incapable de traduire en sensations profondes la frustration face à une deadline dépassée. Inconsciente de l’urgence de vivre.

Le ressenti du temps qui passe en regardant ses enfants grandir, la nostalgie de l’adolescence, l’ennui, la peur du vide intrinsèquement liés à l’horloge et à la fin ne sont pas duplicables par des circuits électroniques. Les personnes qui y travaillent ont quantité d’autres obstacles, plus basiques, à surmonter avant de s’y pencher. Le transfert d’esprit reste donc à ce jour du domaine de la science-fiction pure, tout comme l’idée qu’à force de contacts avec l’humain, la machine commencerait à ressentir des émotions profondes. Tout au plus pourrait-elle en imiter les expressions, tant la chimie du cerveau est complexe face à des stimulis.

A la finitude des choses tu ne t’opposeras.

Transférer l’esprit

Loin des effets d’annonce des prophètes, l’IA vise donc raisonnablement à reproduire certaines capacités pratiques de l’intelligence d’un individu sans prétendre en cloner la conscience. La chose nécessiterait d’ailleurs un consensus sur sa définition. Car le débat sur la manière de décrire la conscience reste ouvert dans la communauté scientifique.

Un constat confirmé par l’Human Brain Project: un projet financé par la Commission européenne et visant à mettre en place une infrastructure de pointe pour permettre aux chercheurs scientifiques et industriels de faire progresser les connaissances dans les domaines des neurosciences, de l’informatique et de la médecine du cerveau. Avant de vouloir transférer l’esprit, encore faudrait-il savoir ce qu’on veut embarquer dans la traversée sur l’arche du progrès…

Et si l’accès à l’immortalité servait également d’outil pour effacer de la mémoire et de la conscience les traumatismes, les souvenirs douloureux, la mauvaise humeur, les sensations désagréables? Et si on lissait la conscience avant de la robotiser pour l’éternité?

Temps et argent: le déluge?

A supposer que l’intelligence artificielle, conjuguée aux technologies et à la science, conduise un jour à l’immortalité, que resterait-il alors de la valeur temps? Eloigner la fin, soit, mais pour quoi faire? Pour mener des projets ambitieux à bien, avec, aux manettes, les mêmes commanditaires qui gagneraient en expertise au fil des tâtonnements? Ne deviendraient-ils pas obsessionnels à force de creuser le même sujet? Pour bénéficier d’une main-d’œuvre au niveau de séniorité exponentielle (mais usée mentalement comme un citron mille fois pressé)?

Pour remplacer les livres d’histoire et réinstaurer la transmission orale à travers des récits de situations vécues par les protagonistes eux-mêmes, au risque que cela les force à revivre leurs traumatismes? Pour profiter des siens, des joies, des peines (mais sans la conscience du précieux et de l’urgence des déclarations et réconciliations)? Regarder passivement ses proches grandir, vieillir?

Et que ferait l’humain de ce temps réinventé s’il atteignait l’immortalité dans un «corps» possiblement dématérialisé? Probablement rien de plus qu’aujourd’hui. Il pourrait poursuivre ses activités, variables selon ses passions et ses goûts, pourvu que ces considérations et spécificités personnelles puissent rester intactes après des manipulations cérébrales allant de l’implantation de circuits à même les chairs au transfert de conscience radical.

L’IA pour un capital temps infini?

Rendu immortel par l’IA, le cerveau d’un accro à l’écran de son téléphone continuerait sans doute à se satisfaire de la même (in)activité… mais indéfiniment. Celui d’un érudit curieux, en revanche, accumulerait quantité de nouvelles connaissances dans une sorte de disque dur personnel mémoriel qui ne servirait à rien d’autre que stocker, remplir, trier.

Il y aurait certes un intérêt à préserver le génie des savants et bienfaiteurs de l’humanité, mais comme dans tout bon comics, les méchants brillants pourraient, eux aussi, développer leurs projets machiavéliques. Le bien ne triompherait donc pas du mal en disposant d’un capital temps infini.

Une vie sans projet

A supposer qu’elle soit en mesure de conserver les caractéristiques individuelles des êtres humains, l’IA au service de l’allongement des temps ne réglerait pas les soucis d’oisiveté, les sentiments d’inutilité, pas plus que les inégalités sociales, intellectuelles et socioéconomiques. Au contraire. Les désespérés le resteraient, les idéalistes chanceux aussi. Les injustices ne seraient que davantage creusées dans un monde où temps, productivité et argent ne se rencontreraient plus. Les tâches les plus ingrates seraient déléguées aux machines, comme c’est déjà le cas.

Comment vivre une vie pleine sans projets quotidiens et sans un corps qui se rappellerait à l’homme à chacune de ses faiblesses? Un corps et un esprit qui lui insuffleraient des désirs? Qui serait-il sans les plaisirs matériels liés au temps qui presse? Que deviendraient la patience et l’impatience? L’envie d’avoir envie? Serait-il plus serein? Moins pressé? Dans L’Etre et le néant, Sartre (1905 – 1980) affirmait: «La réalité humaine demeurerait finie, même si elle était immortelle, parce qu’elle se fait finie en se choisissant humaine.» La finitude serait donc un des éléments constitutifs de l’humanité, et non un signe de sa perte. S’en priver reviendrait à nier l’existence.

La fin des fins n’est donc pas pour demain. Mais ça, l’IA ne le sait pas.

Et la finitude des choses resta un repère universel immuable. Et ce fut le troisième jour.

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