Avec 1 300 satellites lancés rien qu’au premier semestre, le record d’envois (2 474) pourrait être battu en 2023. © getty images

« L’espace, c’est devenu le Far West »: pourquoi la prolifération des satellites inquiète

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

Depuis cinq ans, ces objets de télécommunications prolifèrent à folle allure dans l’espace. Au risque de provoquer de dangereux embouteillages.

Un Pearl Harbor technologique.» Le 4 octobre 1957, les Etats-Unis s’inquiétaient du lancement d’un objet révolutionnaire dans le ciel soviétique. Spoutnik 1, premier satellite artificiel de l’histoire, allait considérablement bouleverser le cours de la guerre froide et, surtout, ouvrir la voie à la conquête spatiale. Soixante-six ans plus tard, la course à l’espace a pris une autre dimension. Devenus de véritables enjeux commerciaux et militaires, les satellites ont envahi le ciel, si bien qu’aujourd’hui, les orbites terrestres sont au bord de la saturation.

Cette supercroissance satellitaire s’observe particulièrement depuis 2018. «Autant de satellites ont été lancés ces cinq dernières années que durant les soixante précédentes», précisent Hendrik Verbeelen et Jean-Christophe Schyns, du département spatial du Belspo (la Politique scientifique fédérale). Selon le Bureau des affaires spatiales des Nations unies (Unoosa), 11 330 satellites étaient en orbite autour de la Terre à la fin du mois de juin 2023, parmi lesquels environ sept mille sont toujours opérationnels, remplissant diverses fonctions.

Depuis 2022, cela représente une augmentation de 37,94%. Et avec 1 300 engins lancés rien qu’au premier semestre, le record d’envois satellitaires (2 474) pourrait être battu en 2023.

Prolifération des satellites: les télécoms en première ligne

Au fil des années – surtout depuis l’arrivée d’Elon Musk et de sa constellation StarLink sur le marché – le secteur a pris d’autres contours. Aujourd’hui, plus de la moitié des dispositifs sont utilisés à des fins de télécommunications, majoritairement pour accéder à Internet, tandis que 25% ont vocation à observer la Terre. Pour la météorologie ou l’océanographie, mais aussi pour d’autres domaines, tels que les biotechnologies, l’agriculture, la logistique ou encore l’industrie pharmaceutique. «De plus en plus d’acteurs se rendent compte que le spatial peut être une source précieuse d’information et d’intelligence économique», insiste Michel Stassart, directeur adjoint chez Skywin, le pôle aérospatial wallon. Par exemple, le comptage automatique des voitures sur un parking par satellite permet de mesurer efficacement l’impact d’une campagne de publicité.

La troisième grande famille de satellites sont ceux utilisés à des fins militaires, scientifiques (dont l’astronomie) ou de navigation (le système GPS, par exemple). Enfin, une petite fraction est réservée à des utilisations plutôt atypiques, comme le lancement des cendres d’un défunt dans l’espace, ajoute Emmanuel Jehin, astrophysicien à l’ULiège.

En fonction de leur mission, les satellites évoluent à différentes altitudes: en orbite terrestre basse ou Low Earth Orbit (LEO, jusqu’à deux mille kilomètres d’altitude), en orbite terrestre moyenne ou Medium Earth Orbit (MEO, entre vingt mille et 35 786 kilomètres) ou en orbite géostationnaire (à environ 36 000 kilomètres). Certains scientifiques parlent également d’orbite terrestre très basse (jusqu’à cinq cents kilomètres d’altitude).

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La révolution Musk

Le système GPS, par exemple, orbite à 20 200 kilomètres d’altitude. La station spatiale internationale (ISS), de son côté, évolue dans l’orbite basse, généralement aux alentours de quatre cents kilomètres d’altitude. Alors que les objets de télécommunications se cantonnaient par le passé à l’orbite géostationnaire, ils ont aujourd’hui envahi l’orbite terrestre basse. Depuis cinq ans, Elon Musk, via son entreprise Space X, a en effet développé le système Starlink, un fournisseur d’accès mondial à Internet très haut débit par satellite. Placés à 550 kilomètres d’altitude, contre 36 000 kilomètres pour ses concurrents, les satellites Starlink garantissent un temps de latence réduit (et donc, une connexion plus rapide), passant de six cents millisecondes à environ vingt millisecondes.

La vitesse des engins en orbite basse étant bien plus élevée qu’en orbite géostationnaire, le système nécessite toutefois des centaines de satellites – formant une mégaconstellation – qui se relaient pour offrir un signal constant. Fin août, l’entreprise du multimilliardaire américain célébrait ainsi le lancement de son 5 000e engin. Pour atteindre ses ambitions commerciales, Space X table sur douze mille d’ici à 2025.

Sur le plan militaire, les satellites Starlink sont également une révolution. «La guerre en Ukraine serait sans doute complètement différente sans eux», observe Hendrik Verbeelen. Dans de nombreuses régions ukrainiennes, Starlink pallie la destruction d’infrastructures de télécommunications en offrant un accès Internet à haut débit à la population… tout comme aux troupes de Zelensky. Elon Musk est ainsi devenu un acteur à part entière du conflit, bien qu’il assure que sa constellation n’est pas «utilisée à des fins offensives».

La constellation Starlink d’Elon Musk a littéralement envahi l’orbite terrestre basse.
La constellation Starlink d’Elon Musk a littéralement envahi l’orbite terrestre basse. © getty images

Les satellites, sous domination américaine

Grâce aux sociétés de télécoms Space X, OneWeb ou encore Planet Labs, les Etats-Unis sont les premiers opérateurs satellitaires au monde, loin devant la Chine et la Russie. Aujourd’hui, la grande majorité des satellites sont aux mains de firmes privées. «C’est complètement différent de ce que l’on connaissait il y a dix ou quinze ans, quand le public dominait encore largement le secteur», analyse Hendrik Verbeelen. «Cela étant, les acteurs privés sont souvent financés par le public au début de leurs opérations. Ils ne développent pas leur business entièrement seuls, nuance Jean-Christophe Schyns. La Nasa, par exemple, a largement contribué au lancement de Space X.»

De manière générale, ces initiatives commerciales restent le fait d’entreprises américaines. «A l’instar de la course à Internet, dominée par Google, Apple ou Netflix, la conquête spatiale commerciale n’inclut pas – ou très peu – d’acteurs européens», relève Jean-Christophe Schyns. L’Europe se cantonne à l’observation et aux recherches scientifiques et technologiques, via l’Agence spatiale européenne (ESA).

«A l’instar de la course à Internet, dominée par Google, Apple ou Netflix, la conquête spatiale commerciale n’inclut pas – ou très peu – d’acteurs européens»

De son côté, la Belgique alloue la majorité de son budget spatial à l’ESA et contribue à de nombreuses missions européennes. «On ne peut jamais vraiment parler de “satellites belges”, car ils sont toujours développés dans le cadre de l’ESA, mais certaines missions sont très noir-jaune-rouge, assure Hendrik Verbeelen. Aucun satellite de l’ESA n’est parti sans contribution belge, d’une manière ou d’une autre.» Aujourd’hui, deux firmes belges sont capables de concevoir et produire un système satellitaire complet: QinetiQ (rachetée par la société américaine Redwire), située à Kruibeke, en Flandre-Orientale, qui a activement contribué au lancement des satellites européens Proba, et Aerospacelab, implantée à Mont-Saint-Guibert, en Brabant wallon, spécialisée dans la fabrication à grande échelle de microsatellites.

Problème de vidange

Comment expliquer la supercroissance satellitaire à laquelle on assiste depuis quelques années? La réponse est multiple. Les évolutions technologiques ont permis la fabrication d’engins plus petits et de poids réduit (entre un et cinquante kilos), comme les CubeSat. Ces nanosatellites cubiques, moins chers à la conception, sont produits et tirés en série, grâce à des lanceurs plus performants, réutilisables pour certains. «Par le passé, on lançait très peu de satellites à la fois, rappelle Emmanuel Jehin. Aujourd’hui, Elon Musk en tire une soixantaine d’un coup. Mais le record est détenu par une firme indienne, qui a mis en orbite 104 satellites en une seule mission, en 2017.» Ces progrès technologiques, corrélés à l’incursion de grands investisseurs privés sur le marché, ont permis une démocratisation du secteur. «Aujourd’hui, le spatial n’est plus inabordable. On est entré dans un champ des possibles totalement différent», tranche Michel Stassart.

Cette prolifération n’est toutefois pas sans danger. Les risques de collision entre satellites, ou avec des débris, augmentent continuellement. Le problème principal réside dans le temps de désorbitation des engins non actifs. «Aujourd’hui, certains satellites sont équipés d’un système de propulsion, qui permet de les désorbiter (NDLR: les faire redescendre dans l’atmosphère) au terme de leur mission, détaille Hendrik Verbeelen. Mais d’autres restent bien trop longtemps en orbite.» Or, comme le nombre de satellites tirés chaque année ne fait qu’augmenter, certaines orbites arrivent à saturation, et pourraient être potentiellement inutilisables dans un futur proche. «Comparons l’orbite à une baignoire: par le passé, la baignoire se vidait à la même vitesse qu’elle se remplissait. Mais aujourd’hui, l’équilibre entre la vidange et le remplissage n’est plus atteint, et l’eau ne cesse de monter. Jusqu’au jour où elle risque de déborder…», alerte Michel Stassart.

Un nouveau Far West

Pour accélérer la vidange de la baignoire, la majorité des acteurs européens ont accepté de se plier à un temps de désorbitation de deux ans pour tout satellite lancé, contre 25 ans par le passé. Mais cette règle non contraignante n’est pas encore inscrite dans la législation internationale et ne s’applique pas aux acteurs commerciaux. De manière générale, les lois régissant l’accès à l’espace sont trop disparates et pas assez en phase avec la réalité, pointe Emmanuel Jehin.

Plusieurs sociétés se sont également lancées dans des opérations de «nettoyage de l’espace», qui consistent notamment à capturer certains débris spatiaux et les désorbiter plus rapidement. Mais ces procédés n’en sont qu’à leurs prémices et sont très onéreux.

Cette quasi-saturation de l’espace entrave les recherches et les observations scientifiques. La station spatiale internationale, par exemple, doit changer d’orbite plusieurs fois par an pour éviter les débris et les collisions. Par ailleurs, la pollution lumineuse engendrée par les satellites gêne les activités des astronomes: «Aujourd’hui, la surabondance de satellites affecte jusqu’à 10% des images capturées par nos télescopes, déplore Emmanuel Jehin. Même à l’œil nu, on peut apercevoir les constellations d’Elon Musk. Imaginez l’impact sur nos activités…»

Au-delà des pertes de temps et d’argent, le phénomène entraîne des risques en matière de défense planétaire, car il perturbe la traque d’astéroïdes potentiellement dangereux pour la Terre. Depuis deux ans, les scientifiques se mobilisent au travers de pétitions et interpellent les autorités. «On a même écrit à Elon Musk… en vain, pour le moment», regrette l’astrophysicien. Et de conclure: «Il y a dix ans, le ciel était encore un espace relativement propre et inexploré. Aujourd’hui, c’est devenu le Far West.»

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