Lorsque Karel Sabbe marche pendant vingt ou trente jours dans la nature sauvage, une sorte de sérénité l’envahit. © Jelle Vermeersch

Les secrets derrière les exploits de Karel Sabbe, le roi belge de l’ultra-trail

Finisher de la «Barkley» en mars 2023, recordman d’une course de 4 265 kilomètres quelques mois plus tard, le Belge Karel Sabbe est l’un des phénomènes mondiaux de l’ultra-trail.

Sur le portail de la ferme que Karel Sabbe a restaurée à Anzegem, près de Courtrai, on peut lire: «Le bonheur inattendu». «C’est le nom d’un bistrot gantois à côté duquel nous habitions ; c’est également ma vision de la vie: si vous cherchez trop, vous ne trouverez pas le bonheur.»

Les bonheurs inattendus, Karel Sabbe connaît. En 2016, le Flandrien a bouclé les 4 265 kilomètres du Pacific Crest Trail, qui relie le Mexique au Canada, en 52 jours. Non seulement il a battu le record de la course mais, surtout, enchanté par la nature, il y a vécu une expérience intense qui lui a ouvert l’appétit.

L’an dernier, le dentiste de profession a réalisé deux exploits exceptionnels. En mars, il a franchi la ligne d’arrivée des Barkley Marathons, l’un des parcours les plus difficiles au monde, en moins de soixante heures. Il n’est que le 17e coureur, en 35 ans, à finir les 160 kilomètres de l’épreuve. A la fin de l’été, il a à nouveau amélioré le record du Pacific Crest Trail, le portant à 46 jours, 12 heures et 50 minutes, soit cinq jours de moins que l’Américain qui avait battu son premier record de 2016.

Fin novembre, lors de notre rencontre, il n’était toujours pas complètement rétabli. «Mon poids est revenu à la normale – j’ai pris huit kilos – mais mon pouls au repos est dix battements supérieurs à mon rythme normal. Même pendant mon entraînement limité à la course à pied, mon niveau d’énergie reste encore assez bas. Il faudra sans doute attendre le début 2024 pour que mon corps se rétablisse complètement.»

Vous figuriez sur la liste des candidats au titre de sportif de l’année. Il y a eu un débat à ce sujet: certains vous considèrent comme un athlète de haut niveau, d’autres non, parce que vos exploits sont «trop marginaux et non représentatifs». Qu’en pensez-vous?

Karel Sabbe : Je ne mène pas la vie d’un «vrai» sportif de haut niveau puisque je travaille comme dentiste et que j’organise mes séances d’entraînement en fonction de mon emploi du temps. Mais je considère ma discipline comme du sport de haut niveau.

Devenir athlète de haut niveau à plein temps ne vous tente pas?

Karel Sabbe : Non, car je me lance dans des projets par passion pour mon sport. Si je devais en vivre, je perdrais cette insouciance. Après une course, je ne pourrais pas dire «maintenant, je ne fais plus rien pendant un an». Notamment parce qu’en échange de l’argent du sponsoring, il faut se soumettre à beaucoup d’obli- gations. Beaucoup d’athlètes ressentent cette pression, car le revenu de leur famille en dépend. On commence alors à s’inquiéter à chaque mauvaise performance ou déception lors d’une tentative de record. Moi, je n’ai pas à manger un sandwich de moins si je n’améliore pas un chrono.

Devenir célèbre, voire une quasi- «marque», à l’instar de Kilian Jornet, ne vous intéresse pas?

Karel Sabbe : Jornet est très actif sur les médias sociaux, où il fait la publicité de ses équipements, de ses montres et de ses livres, mais ce n’est pas ce à quoi j’aspire. Pour moi, c’est l’aventure qui compte, pas la gloire ou l’argent.

Difficile de ne pas souffrir dans une aventure comme le Pacific Crest Trail. Vous aimez vraiment ça?

Karel Sabbe : Les gens le pensent peut-être, mais je n’aime pas la douleur. En revanche, je trouve fascinant de pouvoir désactiver le bouton de la douleur. Je peux le faire plus que jamais. Parce que je ne me demande pas pourquoi je me lance dans de telles aventures. Les aspects positifs sont trop nombreux. La satisfaction d’une collaboration intense avec l’équipe qui m’entoure, de sorte que je n’ai plus qu’à penser à courir. Et le fait d’être en harmonie avec la nature, dans un cadre souvent merveilleusement beau. Je ne pourrais jamais faire la même chose sur l’asphalte. Là, je me demanderais ce que je fais là.

En 2018, le magazine Outside vous présentait comme l’un des «repousseurs des limites humaines». Quel est votre secret?

Karel Sabbe : La clé, c’est de déterminer à l’avance les raisons pour lesquelles vous pourriez arrêter. Sur le moment, on ne peut pas toujours prendre des décisions rationnelles, à cause de la fatigue physique. En résumé, seule une blessure grave peut me stopper. Pas le fait d’avoir froid parce qu’il pleut pendant des jours, d’avoir mal à cause d’ampoules aux pieds ou d’être très fatigué à cause d’un manque de sommeil. J’en souffre inévitablement et des pensées négatives me viennent parfois. Mais je m’adapte. Je ne me dis pas «je vais faire de mon mieux». Ce que je pense, c’est «je vais le faire». Cela demande beaucoup moins d’énergie sur le plan mental. Et si je traverse un moment très difficile, comme la troisième nuit des marathons Barkley, mon équipe est toujours là pour me convaincre de continuer.

Je me lance dans des projets par passion. Si je devais en vivre, je perdrais cette insouciance.

L’équipe cycliste Jumbo-Visma travaille également sur la manière de repousser le seuil de la douleur chez les coureurs. Que leur recommanderiez-vous?

Karel Sabbe : Ne vous fiez pas toujours aux chiffres, plutôt à vos sensations et à votre volonté. Combien de fois voit-on des coureurs de contre-la-montre pédaler à leur meilleur niveau après que leur compteur de watts est tombé en panne? Parce que leur cerveau, préprogrammé sur une puissance qu’ils ne peuvent pas dépasser, ne les limite plus. L’astuce consiste à ignorer les signaux dans le subconscient. Selon un test récent effectué chez des coureurs d’ultra-trail, même après 160 kilomètres, la puissance musculaire peut encore suffire alors que les athlètes pensaient avoir atteint leur limite physique. Il y a donc encore du potentiel. Dès lors, comment désactiver ce frein subconscient?

Vous dites que vous êtes «en harmonie avec la nature», comment vous sentez-vous?

Karel Sabbe : L’humain est fait pour parcourir de longues distances à pied, comme le faisait l’homme primitif il y a des milliers d’années, lorsqu’il errait à la recherche d’une proie. Quand je marche pendant vingt ou trente jours dans la nature sauvage, j’en fais partie et je deviens en quelque sorte un «homme primitif». Mes sens sont en alerte. Mon goût est plus intense, mon odorat et mon ouïe sont meilleurs. Si un randonneur portant du parfum est passé cinq minutes plus tôt, je le sens. Si j’entends une branche craquer, je sais quel animal a marché dessus: un cerf, un ours… Ce n’est pas l’euphorie du coureur, car je ne suis pas euphorique. Une sorte de sérénité m’envahit, ce qui me semble très naturel.

En janvier 2025, le Courtraisien marchera du nord au sud de la Nouvelle-Zélande.
En janvier 2025, le Courtraisien marchera du nord au sud de la Nouvelle-Zélande. © Jelle Vermeersch

L’écrivain et naturaliste américain John Muir, qui a œuvré à la protection des espaces naturels comme le parc national de Yosemite à la fin du XIXe siècle, est-il votre plus grande source d’inspiration?

Karel Sabbe : Oui. J’ai lu tous ses livres. Il y décrit parfaitement ce que je ressens même si j’ai du mal à l’exprimer moi-même. Il parle de sa connexion avec la nature et de son amour pour elle, de la façon dont il y a trouvé son âme. Pendant le Pacific Crest Trail, j’ai souvent pensé à lui, notamment parce que je traversais des montagnes sur lesquelles il a souvent écrit. Par mauvais temps, par exemple, je me suis souvenu de cette fois où il avait escaladé un grand séquoia pendant une tempête, pour se balancer avec le vent et ressentir l’énergie de la tempête et de la vie. Je n’ai pas escaladé un arbre, je vous rassure (rires), mais j’aime me promener par ce temps. Un vent froid et de la pluie sur le visage? C’est très rafraîchissant. Je ne me plaindrai jamais du temps qu’il fait, je prends ce que la nature me donne.

Je ne pourrais jamais faire la même chose sur l’asphalte. Je me demanderais ce que je fais là.

Physiquement aussi, vous devez avoir des qualités exceptionnelles. Les avez-vous déjà fait examiner?

Karel Sabbe : Pas vraiment. En fait, je n’ai fait qu’un seul test à l’effort, en 2016. C’était bien, mais pas extraordinaire. Je n’ai jamais ressenti le besoin de passer un tel test chaque année. Je connais si bien mon corps que je sais au feeling dans quelle zone de fréquence cardiaque je m’entraîne. Il ne sert à rien de se fixer sur une fréquence particulière pendant des mois, car elle est de toute façon toujours variable et dépend de différents facteurs.

De nombreux physiologistes voudront sans doute vous étudier.

Karel Sabbe : Peut-être. Je trouverais également cela intéressant. Un spécialiste de la course à pied m’a dit, il y a quelques années, après avoir observé mon style de course, qu’il n’avait jamais vu quelqu’un courir aussi efficacement en quarante ans. Pourquoi? Tout ce que je sais, c’est que j’ai hérité de l’endurance de ma mère. Elle a 65 ans et elle est encore pleine d’énergie: récemment, elle a terminé sans problème une course de ski de fond de nonante kilomètres.

L’un de vos points forts, mais peut-être méconnu, est sans aucun doute votre système gastro-intestinal. Pendant 46 jours, lors du Pacific Crest Trail, vous avez absorbé jusqu’à dix mille calories par jour. C’est une quantité folle…

Karel Sabbe : C’est vrai. C’est aussi la principale raison pour laquelle certains coureurs d’ultra-trail abandonnent: leur estomac ne peut pas supporter une aussi grande quantité de calories. D’ailleurs, je me débrouille aussi sans calories: dans les jours qui ont précédé les marathons Barkley, j’ai vomi et j’ai eu la diarrhée, probablement à cause de quelque chose que j’avais attrapé dans l’avion. Même pendant la course, je pouvais à peine manger. Pourtant, j’ai couru pendant près de soixante heures, uniquement grâce à ma réserve de graisse de cinq kilos. A l’arrivée, je n’avais plus que la peau sur les os.

Aujourd’hui, les cyclistes absorbent jusqu’à 120 grammes d’hydrates de carbone par heure grâce à des gels spéciaux, contre soixante à nonante grammes auparavant. Vous, votre menu comprenait des barres chocolatées, des chips, du pop-corn, des hamburgers…

Karel Sabbe : Une classique comme le Tour des Flandres ne dure «que» six heures, alors que je cours jusqu’à seize heures par jour pendant 46 jours. C’est toute la différence. Un tel gel est plus efficace pour absorber les hydrates de carbone, mais il est aussi plus éprouvant pour l’estomac. En outre, il faut toujours avoir envie d’en manger après autant de jours. A un moment, je n’ai eu envie de manger que des choses que j’aimais. Ce n’était pas la nourriture la plus saine, mais j’en tirais les calories dont j’avais besoin.

Avez-vous déjà pensé à vous lancer dans le marathon?

Karel Sabbe : J’ai couru des marathons en tant que meneur d’allure, pour guider les gens en dessous des trois heures. Mais même si je m’entraînais pour un marathon pendant trois mois, je serais probablement bloqué aux alentours de deux heures et vingt minutes. Entre cela et le top mondial, ou même le top belge, il y a toujours un grand écart. Aujourd’hui, je fais partie des meilleurs au monde dans une discipline pour laquelle mon corps et mon esprit sont faits. Courir à faible intensité ne me coûte pratiquement aucun effort. Ma fréquence cardiaque est alors non loin de la zone dans laquelle je marche.

Quels sont vos prochains défis?

Karel Sabbe : Il ne faut surtout pas que les choses soient plus extrêmes ou plus folles. Les 4 300 kilomètres, comme sur le Pacific Crest Trail, ne doivent pas devenir cinq mille ou six mille kilomètres la prochaine fois. Je ne veux pas nécessairement montrer ce que je peux faire. Le plus important, c’est l’aventure dans la nature que je peux partager avec mes amis et ma famille. Cela convient également à mon prochain projet: après une période de repos d’un an et demi, je veux marcher du nord au sud de la Nouvelle-Zélande, en janvier 2025. Sur «seulement» 3 050 kilomètres. Mais en un temps record, car l’aspect compétitif reste aussi une motivation. Après cela, la World Cup Backyard Ultra pourrait devenir un nouvel objectif. En 2020, j’y ai couru pendant 75 heures d’affilée, sur des boucles de 6,7 kilomètres, soit plus de cinq cents kilomètres. En octobre, ce record mondial a été porté à 108 heures. Je me demande si je peux faire 33 heures de mieux qu’en 2020. Mais je n’en aurai peut-être pas envie après mon trek en Nouvelle-Zélande, et j’opterai pour un voyage dans la nature avec ma famille. Ce serait tout aussi agréable. Car c’est ce que j’ai appris entre-temps: la vie ne se résume pas à courir et à établir des records.

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