Entre le boulot et le dodo, les soirées s’allongent. Tout ce temps est pris sur le temps de sommeil. © getty images

Plongée dans les nuits agitées: comprendre l’épidémie d’insomnie (analyse)

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Six personnes sur dix souffrent de problèmes de sommeil. L’insomnie chronique, elle, toucherait près de 20% des Belges. Pourquoi, au juste, n’arrivent-ils pas à dormir?

«Le dernier refuge de l’insomniaque est un sentiment de supériorité sur le monde endormi», assurait le chanteur Leonard Cohen. De l’ironie, évidemment, car pour les personnes qui, comme lui, subissent des nuits trouées, c’est un maigre réconfort, une piètre consolation. Les nuits de Valérie Buisson, 45 ans, sont chaotiques depuis octobre dernier. Elle s’endort, souvent difficilement, mais elle s’endort. Presque aucune nuit blanche, mais fréquemment un réveil vers 4 heures du matin sans parvenir à se rendormir malgré la fatigue. «Et puis, à nouveau, ce sont des journées horribles. Je pique du nez devant l’ordinateur chaque début d’après-midi ou je pars en vrille à la moindre contrariété.»

La plupart des insomnies chroniques commencent par une “anxiété de performance”, la crainte de ne pas dormir.

Evidemment, il arrive de ne pas dormir, ou trop peu. Mais de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque l’insomnie? Il n’existe pas une, mais des insomnies. Elles sont de deux types: l’aiguë – ponctuelle, transitoire – et la chronique, qui s’entête, qui peut durer des années. La première est celle au cours de laquelle on rumine parce qu’on a des soucis, qu’il s’agisse d’aléas circonstanciels, d’une rupture brutale ou d’un deuil. Parfois, l’anticipation anxieuse d’un événement jugé important, heureux ou malheureux, peut produire une difficulté d’endormissement. L’attente d’un départ en vacances comme l’appréhension d’un examen à venir sont des exemples fréquents. Dans tous les cas, le stress et l’anxiété sont responsables de ces insomnies passagères, qui ne dépassent guère quelques jours, au pire deux, trois semaines.

Des origines variables

Quand devient-on insomniaque chronique? Pour entrer dans cette catégorie, il faut cocher au moins l’une des trois cases suivantes: mettre plus de trente minutes à s’endormir, se réveiller deux à trois fois par nuit avec de la difficulté à se rendormir ou avoir un réveil précoce, une heure ou plus avant l’heure choisie. Et cela, au moins trois fois par semaine durant plus de trois mois, avec des conséquences sur la journée du lendemain: fatigue, irritabilité, troubles de la mémoire, difficultés de concentration… Autrement dit, quelqu’un qui dit avoir mal dormi mais qui se sent bien dans la journée n’est pas insomniaque, plutôt un court-dormeur qui s’ignore. Un insomniaque a du mal à être en forme en journée. Cela se traduit par des coups de barre, une somnolence dans l’après-midi. Que l’insomnie survienne au coucher, durant la nuit ou lors de réveils précoces importe peu ; dans la majorité des cas, il s’agit d’une combinaison des trois. On les traite donc de la même manière.

Le «mal dormir» a des origines variables. Le sommeil a rarement été si malmené, avec en premier lieu le bruit, très présent dans les villes. Ensuite, il y a la luminosité. La lumière urbaine qui entre dans les maisons, les appartements ; l’éclairage à l’intérieur, qui prolonge la lumière du soleil le soir ; les led, très enrichis en bleu (les longueurs d’onde de lumière bleue sont nécessaires le matin pour synchroniser l’horloge biologique, pour leurs effets antidépresseurs et stimuler la vigilance), des smartphones, des ordinateurs, des télévisions… «La lumière est sans doute le plus puissant perturbateur endocrinien!», déclare Steven Laureys, neurologue et directeur du Centre du cerveau au CHU de Liège. D’un rythme d’un peu plus de 24 heures, l’horloge biologique interne se resynchronise en effet tous les jours grâce à la lumière captée par les récepteurs photosensibles non visuels de la rétine, les cellules à mélanopsine. Qui, elles-mêmes, envoient un message à l’hypothalamus, siège de l’horloge circadienne centrale et chef d’orchestre dans la sécrétion de différentes hormones, dont la mélatonine, qui participe à l’endormissement. Cette hormone du sommeil est libérée en cas d’obscurité, à la tombée de la nuit, avec en général un pic vers 3 heures du matin. Or, trop de lumière trop tard dans la journée envoie un mauvais signal à l’hypothalamus, qui retarde la sécrétion de la mélatonine. Un décalage de l’engrenage moléculaire peut alors entraîner des insomnies.

Enfin, il existe ce qu’on appelle le «jet-lag social», un écart entre le rythme de vie et l’horloge biologique. Difficile de résister, cependant. Chaque décennie a d’ailleurs apporté une nouveauté empiétant sur le temps de sommeil. Depuis les années 1960, les couchers sont de plus en plus tardifs. Entre le boulot et le dodo, les soirées s’allongent. Tout ce temps est pris sur le temps de sommeil. «Dans nos sociétés, les loisirs sont devenus prépondérants, en valeur et en durée. Nous voulons des activités culturelles, de la convivialité: le sommeil vient après», note l’historien français André Rauch, spécialiste de l’histoire culturelle. Une société qui nous tient plus que jamais en éveil. Smartphone, séries, horaires de travail à rallonge ou décalés, e-shopping 24 heures sur 24… «On estime qu’un tiers des adultes dort, volontairement ou non, moins de six heures par nuit», précise Steven Laureys.

L’hyperéveil, facteur d’insomnie

Le mal dormir de longue durée, lui, survient même dans des conditions parfaites – pas de bruit, de sirènes hurlantes, de nouveau-né qui pleure, de voisins qui chahutent… C’est parfois un souci de tuyauterie. Il peut ainsi être causé par d’autres pathologies, une apnée, un syndrome des jambes sans repos, une grande anxiété ou une dépression – bien que des experts estiment qu’elle puisse être la conséquence et non la cause. Il peut avoir une origine organique, un trouble neurologique (Parkinson ou Alzheimer), une douleur rhumatologique, un problème endocrinien, un trouble respiratoire (asthme, bronchite chronique) ou cardiaque (tachycardie, trouble du rythme). Sans oublier les insomnies médicamenteuses ou toxiques, tels les corticoïdes, les bêtabloquants, l’abus d’alcool ou de café… Parfois, il n’y a rien de tout cela: pour certains, le sommeil semble tout simplement s’être enfui. «J’ai perdu le sommeil. Je me suis retournée sur mes pas et il ne me suivait plus. Il s’était détaché de moi, et j’errai sans lui dans la nuit», livrait Marie Darrieussecq dans Pas dormir (P.O.L., 2021). Mais pourquoi? A cette question, la science apporte enfin des réponses et des traitements.

La piste, désormais, est l’«hyperéveil». Les scientifiques avaient déjà pointé un dérèglement des rouages régulant le sommeil, soit d’un côté la régulation homéostatique (bascule entre phase de veille et de sommeil) et de l’autre, l’horloge circadienne (calée sur l’alternance du jour et de la nuit), qui fonctionnent comme une balance double plateaux. Des facteurs externes, comme une température ambiante trop élevée, une activité sportive tardive, peuvent déséquilibrer la balance. C’est comme si le cerveau avait appris à mal dormir. Les phases de sommeil profond sont écourtées, d’où un repos peu récupérateur. Le sommeil lent de l’insomniaque reste en effet à un stade léger, favorisant les réveils nocturnes.

Mais ce dérèglement ne serait pas le seul coupable des nuits hachées. Au contraire, même. Les progrès de ces dernières années en génétique et en imagerie fonctionnelle montrent que le responsable est aussi à chercher du côté des circuits de gestion des émotions et de l’éveil. Eus van Someren, éminent spécialiste de l’insomnie et professeur en neurosciences à l’université d’Amsterdam, croit avoir identifié l’acteur biologique de cette maladie. Comme il le décrivait, en juin 2021, dans la revue American Physiological Society, cette pathologie «pourrait être un trouble de la régulation de la mémoire émotionnelle pendant la nuit», qui trouverait son origine dans des anomalies de fonctionnement cérébral au cours du sommeil paradoxal. Le cerveau continuerait à produire de la noradrénaline, molécule chimique associée au stress et à l’anxiété, qui normalement s’interrompt complètement durant cette phase. En résumé, le cerveau des insomniaques resterait trop en éveil, comme en alerte, et gérerait mal les émotions. Un phénomène accompagné d’un fond d’anxiété, avec des attentes excessives créant une focalisation. C’est un cercle vicieux: ne pas réussir à dormir provoque de l’anxiété qui inhibe le lâcher-prise nécessaire au repos. «La crainte de ne pas dormir ajoute ce qu’on appelle une “anxiété de performance”, c’est-à-dire du stress, à l’hyperéveil. C’est ainsi que commencent la plupart des insomnies chroniques», souligne Eus van Someren. Après plusieurs nuits laborieuses, un insomniaque finit par perdre confiance en sa capacité naturelle à dormir. Les heures précédant le coucher sont source d’angoisse pour Valérie Buisson. «J’ai toujours l’espoir de m’endormir vite et jusqu’à la sonnerie du réveil. Je me mets la pression car j’anticipe la fatigue du lendemain.»

Pour l’heure, les chercheurs ignorent si ces dérèglements sont causaux ou s’ils sont eux-mêmes une conséquence d’autres choses. Mais ces travaux viennent confronter les thérapies comportementales cognitives, dont l’efficacité a déjà largement été décrite. Celles-ci sont basées sur des techniques de réapprentissage du sommeil, comme la régulation des pensées et des émotions et les comportements adaptés au sommeil: réduire temporairement le temps passé au lit, casser l’association entre mauvaise nuit et mauvaises performances, briser les croyances erronées… «Dans tous les consensus internationaux, la méthode est le traitement de référence», confirme Eus van Someren. Imaginée dans les années 1980, cette méthode a, depuis, été largement validée même si elle reste méconnue du grand public. Son accès reste difficile et peu de professionnels y sont formés.

Cependant, en cas d’insomnies trop sévères, ces thérapies ne fonctionnent parfois pas très bien. Les somnifères ne sont efficaces que dans les phases aiguës d’insomnie et prescrits que sur une courte période. Leur efficacité diminue en effet avec le temps – pour obtenir le même effet, il faudra augmenter sans cesse la dose. De plus, ils détruisent l’architecture du sommeil, en modifiant ses cycles (plus de sommeil lent léger et moins de sommeil lent profond et paradoxal). Résultat: le sommeil est moins récupérateur. C’est pourquoi les spécialistes attendent l’arrivée de nouveaux hypnotiques, des antagonistes des récepteurs de l’orexine. Contrairement aux somnifères actuels, ces produits diminuent l’éveil en bloquant la production d’orexine et ce, sans provoquer de somnolence diurne. Ainsi, le premier d’entre eux, le daridorexant, molécule commercialisée sous le nom de Quviviq, a reçu en avril 2021 une autorisation de mise sur le marché au sein de l’Union européenne. Déjà disponible en Allemagne, en Italie et, en 2024, en France, et délivré uniquement sur ordonnance, sa commercialisation et la date de celle-ci ne sont pas encore connues en Belgique. Sur le papier, c’est une avancée mais cela reste un médicament. «Si l’on ne travaille pas sur les comportements et les pensées par rapport au sommeil, l’insomnie risque de perdurer», conclut Steven Laureys.

30 à 50%

de la population luttent contre l’insomnie, 20% contre l’insomnie chronique.

7

heures, la durée moyenne de nos nuits. En cinquante ans, elle s’est raccourcie d’une heure à une heure trente.

12%

des Belges consomment des somnifères durant plus de deux semaines, au risque de devenir dépendants.

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