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Le sommeil, médicament puissant à large spectre

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Pourquoi dormons-nous? Que se passe-t-il dans la tête d’un insomniaque? Un somnambule est-il conscient de ses actes? Premier épisode de notre série consacrée au sommeil: quels sont ses bienfaits?

Dix mille: tel est le nombre moyen d’articles consacrés au sommeil publiés chaque année. Soit cent fois plus qu’il y a dix ans. Preuve que le sujet intéresse, qu’il n’est plus un problème individuel, mais un enjeu crucial de santé publique. Ces chiffres sont aussi le résultat des évolutions techniques et technologiques. Les données sont mieux recueillies, la qualité d’analyse est meilleure et la recherche s’est accélérée. Par ailleurs, l’arrivée, au début des années 2000, de l’imagerie médicale a permis d’accéder au cerveau de manière non invasive. Jusqu’alors, les chercheurs devaient se contenter d’expériences sur les animaux.

Ces outils ont d’abord permis d’apprendre que le sommeil n’a pas une fonction unique. Ensuite, qu’il n’existe pas d’états on/off. D’ailleurs, est-ce le sommeil qui vient à nous ou nous qui venons à lui? Et quand il arrive, que devenons-nous? Enfin, pourquoi dormons-nous? Dormir n’est jamais du temps perdu, du temps durant lequel on ne fait rien. Au contraire, c’est un gain de temps, un bonus en années de vie en bonne santé. Parce que le sommeil ne sert pas à se «reposer». Ou très peu. S’il est essentiel, c’est parce qu’il assure des fonctions complémentaires à celles de l’éveil. «Lorsque vous dormez, votre cerveau n’attend pas passivement votre réveil. Non, lorsque vous dormez, vos cellules cérébrales demeurent actives», écrit Steven Laureys, neurologue et directeur du Centre du cerveau du CHU de Liège, dans Le Sommeil, c’est bon pour le cerveau (1). Chaque nuit, c’est en fait tout l’organisme qui se met en branle mais différemment.

La nuit, le sommeil lent nous lave littéralement la tête.

Dormir permet au cerveau de s’autonettoyer

Ainsi, au cours d’une nuit, le sommeil lent nous lave littéralement la tête. Comment? En faisant circuler entre les neurones le liquide cérébrospinal chargé d’éliminer les toxines accumulées dans le cerveau durant la journée. Celles-ci sont à l’origine de ce qu’on appelle le «stress oxydant», causant des dommages aux tissus, induisant inflammations chroniques, cancers, dégénérescences tissulaires et affaiblissant les défenses immunitaires. Ces molécules sont conduites par le sang jusqu’au foie, où elles sont traitées comme n’importe quel autre «déchet». Durant le sommeil, l’espace entre les cellules cérébrales s’accroît d’ailleurs de 60%, permettant à ces déchets d’être évacués plus efficacement et plus rapidement.

Pour effectuer ce travail de nettoyage, le cerveau utilise un système unique appelé «glymphatique», constitué non pas de neurones mais de cellules gliales, hautement plus efficace pendant qu’on dort. Ainsi, durant les périodes de calme et de repos, l’évacuation se révèle la plus active – jusqu’à 25% de plus que lors d’une phase de sommeil profond, par exemple. Comme dans une grande ville où le ramassage des détritus est facilité la nuit, le cerveau profite du faible trafic neuronal durant le sommeil profond pour décrasser ses autoroutes.

Même si les scientifiques supputaient depuis longtemps l’existence de ce mécanisme, la gestion des déchets par le cerveau restait mystérieuse jusqu’à très récemment. Le système lymphatique permet en effet d’éliminer les résidus cellulaires dans l’organisme, mais pas dans le cerveau, qui fonctionne en vase clos, protégé par un dispositif complexe de portes d’accès moléculaires contrôlant entrées et sorties.

La découverte de ce système d’évacuation cérébral très organisé se révèle un élément majeur. Outre qu’elle pourrait faire avancer la recherche sur les maladies neurologiques comme Alzheimer ou Parkinson, liées à l’accumulation de protéines autour et à l’intérieur des neurones, elle met surtout en évidence la nécessité physique d’alterner les phases d’éveil et de repos. En d’autres termes, elle répond, en partie, à l’un des grands mystères de la science: pourquoi dormons-nous?

Dormir permet à la mémoire de se consolider

Si le cerveau demeure actif la nuit, il ne se contente pas de faire le ménage. L’effet du repos sur la mémoire est désormais bien connu. Le sommeil reste le moment privilégié par l’encéphale pour trier ce qui sera archivé définitivement et ce qui sera effacé. Le sommeil lent léger joue un rôle clé dans ce processus. Il est aussi propice à la consolidation des savoirs acquis durant la journée. Au cours du sommeil lent mais aussi paradoxal, le cerveau rejoue les activités neuronales liées aux souvenirs conscients. Ce qui les renforce. C’est, par exemple, cette répétition nocturne qui permet au chauffeur de taxi d’engranger le plan d’une ville et à Proust de conserver les saveurs d’autrefois. Un phénomène parfaitement identifié par l’imagerie fonctionnelle et localisé dans le cerveau en temps réel. L’unité du Centre de recherches du cyclotron où exerce Steven Laureys a demandé à des volontaires de se soumettre à de nouveaux apprentissages. Leur activité cérébrale était analysée. Elle était à nouveau observée durant leur sommeil. En effet, des zones liées aux apprentissages se réactivent durant le sommeil paradoxal. Cette conclusion vaut-elle pour tous les types d’apprentissages – restituer une leçon, retrouver son chemin ou accomplir un geste technique…? Que se passerait-il si le dormeur n’atteignait pas la phase de sommeil paradoxal? Et ce sommeil-là est-il indispensable à l’acquisition de connaissances? Les scientifiques n’ont pas de réponse. «Ce que nous savons, par contre, c’est que lorsqu’on acquiert une nouvelle compétence, on en rêve la nuit. Nous pensons que les rêves nous permettent de consolider certains circuits cérébraux», poursuit le neurologue.

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Une véritable transaction immobilière

Des informations qui ne sont pas simplement rangées à un endroit précis de l’encéphale ; c’est plus subtil. Les chercheurs ont identifié deux acteurs actifs dans la mémorisation. L’hippocampe, une zone profonde du cerveau impliquée dans la mémoire à court terme. Celle-ci garde provisoirement sous la main une quantité limitée d’informations utiles. Et le néocortex, appelé plus communément «matière grise», dans lequel les souvenirs, flanqués de leurs dimensions visuelles, olfactives, émotionnelles, etc., sont stockés à très long terme, voire à vie. Entre les deux s’effectuent des transferts et, précisément, ceux-ci s’opèrent chaque nuit, quand les routes neuronales du cerveau sont moins encombrées par les multiples sollicitations de l’éveil. On assiste à une «véritable transaction immobilière», expose Matthew Walker, professeur de neurosciences et de psychologie, à la tête du laboratoire Sommeil et neuro-imagerie à l’université de Berkeley, dans son livre Pourquoi nous dormons (La Découverte, 2018). «Les ondes cérébrales lentes du sommeil profond servent de coursiers transportant des blocs de souvenirs depuis un lieu de stockage temporaire (NDLR: l’hippocampe) jusqu’à un foyer plus sûr et permanent (NDLR: le cortex). Le sommeil permet ainsi aux souvenirs de résister à l’épreuve du temps», y lit-on encore. Mieux: il restaure la capacité d’apprentissage du cerveau en libérant dans l’hippocampe un grand espace libre pour imprimer de nouveaux faits, tout en ne cessant d’augmenter le catalogue des souvenirs passés. Bref, il nous rend plus intelligents.

Dormir permet au cerveau de digérer les émotions

L’hippocampe n’est pas seul à la barre. On lui connaît des complices. En particulier l’amygdale, siège des émotions. Les recherches, menées notamment à Liège, montrent que, lors de l’activation des zones liées aux émotions, durant la phase de sommeil paradoxal, les rêves s’apparentent effectivement à des expériences affectives fortes. Les yeux vont dans tous les sens, la respiration s’accélère, le cœur s’emballe… Rêver est un effort physique intense. Mais sa fonction reste une énigme. A la théorie psychanalytique de Sigmund Freud, qui voit dans le rêve l’expression inconsciente de désirs et de sentiments refoulés, de nombreuses hypothèses sont venues s’ajouter. Pour les scientifiques experts du sommeil, sa fonction s’apparente à une «thérapie nocturne». Car, s’ils observent une hyperactivité émotionnelle lors des rêves, serait-ce pour dépouiller nos souvenirs de leurs émotions? C’est notamment la conviction de Steven Laureys et de Matthew Walker. «Ils effacent les blessures douloureuses suivant les épisodes émotionnels désagréables, voire traumatisants, vécus pendant la journée, offrant ainsi un pansement émotionnel au réveil», écrit Matthew Walker.

Ce qui permet ainsi de séparer progressivement l’émoi ressenti et l’expérience vécue. Dormir pour se souvenir et dormir pour oublier… Comment ce processus se produit-il? Le cerveau «remémorise», la nuit, les émotions intenses vécues, mais dans un état chimique qui les atténue de leur charge affective. En effet, au moment où le dormeur entre dans la phase de sommeil pendant laquelle il rêve, il bloque complètement la concentration de noradrénaline, molécule chimique associée au stress. En vingt-quatre heures, le sommeil paradoxal demeure le seul moment où l’inaction de cette substance à l’origine de l’anxiété est activée. Dormir, donc, pour se souvenir et dormir pour oublier sans éprouver du stress, dans un espace sécurisé.

(1) Le Sommeil, c’est bon pour le cerveau, par Steven Laureys, Odile Jacob, 2023, 368 p.

Un processus complexe

Il faut l’imaginer comme une grande maison. D’abord, on entre dans le vestibule, c’est le sommeil lent léger. Durant cette phase, le dormeur n’a plus vraiment conscience de ce qui se passe autour de lui, mais un bruissement, un chuchotement peut facilement le réveiller. Ce sommeil lent léger représente la majeure partie du sommeil. Dix minutes plus tard, il entre dans le premier salon. Il n’y reste pas longtemps, environ une demi-heure. C’est la phase de sommeil lent profond, qui dure une trentaine de minutes et joue le rôle de récupération essentiel au cerveau et au corps en général. Ainsi, au cours de la nuit, on passe d’une pièce à l’autre, avec une visite obligée d’un petit quart d’heure à la cave, lieu des rêves. C’est le sommeil paradoxal. Il se caractérise par une intense activité du cerveau – d’où son nom – , alors même que les muscles du dormeur sont frappés d’une complète atonie. Seuls les muscles oculaires, le diaphragme et les petits muscles de l’oreille interne ne sont pas paralysés. Cette phase ponctue la fin de chaque cycle d’environ nonante minutes. Une bonne nuit de sommeil compte en moyenne de trois à cinq cycles.

Sommeil paradoxal
Sommeil paradoxal © National

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