Troquer les salles de réunion pour l’agriculture bio, une rupture concrète, loin des promesses de carrière dorée.

Pourquoi de plus en plus de bifurqueurs, ces jeunes diplômés qui refusent les carrières dorées pour un mode de vie alternatif

Ils étaient promis à une brillante carrière dans de grandes entreprises, ils ont préféré tracer leur propre voie, en phase avec leurs valeurs. Entre engagement sincère, quête de sens et possible récupération, le mouvement des «bifurqueurs» questionne notre rapport au travail et la possibilité d’une véritable alternative.

Ses potes, ses profs, ses camarades de promo, avec qui il affonnait des pintes et poussait la chansonnette jusqu’au bout de la nuit dans les bars du Carré à Liège, l’imaginaient tous rejoindre un grand groupe, optimiser des bilans, rédiger des business plans, grimper rapidement les échelons d’une multinationale. Nicolas Ancion, 32 ans, a pourtant troqué les salles de réunion pour les champs de tournesols, convaincu qu’il valait mieux nourrir les gens que maximiser les profits.

Sur le papier, il affichait le CV dont raffolent les grands groupes:  un master à HEC, une spécialisation en management de l’innovation et une formation en cours du soir en gestion agricole. Plutôt que de filer tout droit vers les open spaces et les séminaires de leadership, il préfère s’envoler pour l’Amérique latine. Un voyage initiatique, un temps de recul, et surtout une révélation: dans une ferme agroécologique du Costa Rica, il découvre un modèle à l’opposé des logiques productivistes. «Cette expérience immersive m’a permis d’approfondir mes connaissances sur les pratiques agricoles durables, la gestion des écosystèmes et l’impact de l’agriculture sur l’environnement», raconte-t-il, serein. De retour en Belgique, Nicolas Ancion plonge les mains dans la terre et mise sur une agriculture biologique et locale. Il reprend l’exploitation familiale, laissée en sommeil. «J’ai relancé l’activité de mes grands-parents, pratiquement à l’arrêt depuis quelques années. En passant dix hectares en bio, puis en relançant l’élevage de poulets de chair et en testant une nouvelle culture, le tournesol oléique bio. Une première en Belgique en 2022. C’est comme ça que j’ai lancé la filière belge Equilibre –huile paysanne», raconte-t-il. Un pari audacieux dans un secteur dominé par la course au rendement et la pression des marchés. Ici, pas de profits maximisés sur tableurs, mais une tentative de redonner du sens à une production locale et durable. D’autres fermiers rejoignent la filière, convaincus que l’avenir de l’agriculture passe par ces modèles à taille humaine. Pas de grands discours ni de déclarations fracassantes: juste une rupture concrète avec le modèle productiviste, loin des promesses de carrière dorée.

Signe d’un malaise profond

A la différence des «bifurqueurs» français, qui brandissent leur rupture comme un manifeste, Nicolas, lui, n’avait jamais entendu parler du phénomène avant notre échange. «Tant mieux s’ils mettent leurs compétences au service d’un monde meilleur», lance-t-il sobrement, un peu sceptique. En effet, derrière le récit séduisant de la désertion des élites, une question essentielle demeure: bifurquer, d’accord, mais vers quoi? Et surtout, à quelles conditions?

Olivier Lefebvre, ancien ingénieur et auteur de Lettre aux ingénieurs qui doutent (L’Echappée, 2023), définit les bifurqueurs comme des individus qui remettent en cause leur place dans le système productif et décident d’en sortir pour orienter leur travail vers des activités en accord avec leurs valeurs. «Il s’agit de personnes qui considèrent que leur travail ne contribue pas à transformer le monde comme elles le souhaiteraient, qui, pour certaines, ont déjà essayé de le réorienter au sein de leur institution ou entreprise et qui, n’ayant pas trouvé de voie satisfaisante, font le choix de bifurquer, c’est-à-dire de changer radicalement d’orientation professionnelle, précise-t-il. Ceci allant généralement de pair avec des changements de vie notables, on quitte une trajectoire toute tracée qui était a priori sécurisante.» En effet, dans la trajectoire de bifurcation de ces jeunes, issus de prestigieuses écoles, on retrouve bien souvent un renoncement à certains privilèges associés à leur profession; un renoncement qu’on peut assimiler à une forme de déclassement volontaire.

De son côté, Jean-François Orianne, sociologue à l’ULiège, inscrit la tendance dans une dynamique plus large. Pour lui, les bifurqueurs participent à ce qu’il appelle l’«auto-irritation» de la société: «La société a besoin de se tenir en alerte, en éveil, de produire de la surprise, d’accroître sa sensibilité à la critique et sa tolérance à la perturbation. Les médias de masse y contribuent chaque jour par la production sélective d’informations: le conflit, la nouveauté, la déviance, le danger.»​ Ainsi, ces ingénieurs, cadres ou jeunes diplômés qui claquent la porte des multinationales et refusent les carrières dorées ne seraient pas tant des révolutionnaires que des révélateurs d’un malaise profond dans la société.

Le refus de cette trajectoire est perçu comme un véritable acte de rébellion.

France versus Belgique

Si, en France, tout cela est bien documenté, le mouvement est bien plus discret en Belgique. Contrairement à leurs voisins, les diplômés belges des grandes écoles ne font pas (ou peu) de déclarations fracassantes contre le capitalisme industriel. Cette différence s’explique d’abord par la place particulière occupée par les grandes écoles françaises (ENA, HEC, Ecole des mines, polytechnique, etc.). «Leur prestige peut expliquer en partie cette différence de visibilité», avance Jean-François Orianne​. Dans l’Hexagone, intégrer une école prestigieuse, c’est entrer dans une élite qui s’autoentretient et s’autolégitime. Le refus de cette trajectoire est alors perçu comme un véritable acte de rébellion, là où en Belgique, les cursus universitaires sont plus intégrés et moins segmentés socialement. A cela s’ajoute une structure économique différente. Les industries et grands groupes sont bien moins présents en Belgique, ce qui signifie aussi que les jeunes diplômés ont moins souvent à faire face à des choix de carrière aussi tranchés. «Peut-être cette spécificité française tient-elle à ces « grandes écoles » distinctes des cursus universitaires, abonde Olivier Lefebvre. Etant donné qu’elles jouissent d’une grande notoriété, renoncer aux bénéfices de cette notoriété est une décision forte.»

Enfin, la culture de la contestation diffère également. Si la France a une longue tradition de mobilisation collective, de grèves spectaculaires, et d’opposition plus frontale, en Belgique, bien que fort imprégnées par la culture française, les formes de contestation étudiante se font moins spectaculaires et plus négociées. En somme, d’après les experts interrogés, les bifurqueurs belges existent, mais sans doute dans des formes moins spectaculaires.

Une tradition renouvelée

Si les bifurqueurs actuels s’inscrivent dans un contexte marqué par la crise climatique et la désillusion envers le capitalisme, ils ne sont pas les premiers à renoncer aux trajectoires toutes tracées.

Olivier Lefebvre rappelle plusieurs précédents historiques: «Il y a bien sûr les « établis » des années 1970, ces diplômés qui devenaient ouvriers dans les usines, dans un geste de renoncement à des privilèges mais surtout dans l’objectif d’organiser la classe ouvrière.»​ Ce phénomène s’inscrit en outre dans la lignée du «refus de parvenir», un concept forgé par l’anarchiste Albert Thierry au début du XXe siècle et qui continue, aujourd’hui encore, à faire des émules parmi les plus brillants étudiants et jeunes diplômés: refuser la réussite sociale pour ne pas trahir ses idéaux.

A force de se voir comme des outsiders, les bifurqueurs risquent de ne pas comprendre qu’ils reproduisent des schémas élitistes.

De Mai 68 aux déserteurs des multinationales d’aujourd’hui, une constante demeure: ces trajectoires individuelles de rupture sont aussi une manière d’interroger le fonctionnement du système. Mais à quel point ces bifurcations sont-elles radicales? Jean-François Orianne émet une réserve: «L’esprit du capitalisme se nourrit continuellement des critiques qui lui sont adressées. Il s’adapte aux mouvements de protestation et de contestation, qu’il intègre rapidement dans sa propre normativité.»​ A terme, le système absorbe ces contestations et les recycle en éléments de langage managérial. Le sociologue à l’ULiège suggère qu’il suffit de voir comment les entreprises intègrent désormais des valeurs de durabilité et d’éthique dans leurs stratégies de communication.

L’enjeu, dès lors, est de savoir si ces bifurcations relèvent d’une véritable alternative ou d’un simple repli individuel. Peuvent-elles réellement ébranler le système économique, le faire bifurquer vers des voies plus éthiques et en phase avec les défis environnementaux, ou ne sont-elles que le privilège d’une élite qui peut se permettre de choisir sa voie? «Comment faire mouvement? A quelle échelle s’organise-t-on? Comment fait-on une « bifurcation industrielle »? Comment une somme de bifurcations individuelles peut-elle œuvrer à une bifurcation industrielle et plus généralement sociale?, s’interroge Olivier Lefebvre. Autant de questions qui ne sont pas en soi des angles morts, mais des questions complexes continûment travaillées dans les collectifs autour des bifurcations». Jean-François Orianne, lui, voit un risque dans cette approche trop individualiste: «L’angle mort de ce mouvement, comme pour tout système social, est qu’il ne peut s’observer lui-même lorsqu’il observe le monde.»​ A force de se voir comme des outsiders, les bifurqueurs risquent de ne pas comprendre qu’ils reproduisent aussi certains schémas élitistes.

«Ce que j’ai appris en école de commerce, je le retourne contre le système qui m’a formé.»

Bifurquer, c’est aussi renoncer

C’est précisément cet écueil que s’efforce de contourner Baptiste, 28 ans, qui essaie d’inscrire sa bifurcation sur une échelle collective et interpelle les politiques. Ce matin, en banlieue parisienne, il arrive à vélo, une tache de boue sur son jean trop large. Son pull en laine, un peu élimé aux coudes, a remplacé la chemise repassée d’autrefois. Une légère barbe, mal taillée, vient trahir la distance qu’il a prise avec l’univers ultranormé des business schools. Il pose son casque sur la table, s’étire longuement, commande un café noir. «Avant, j’avais un badge et un bureau avec mon nom gravé sur une plaque en plastique. Maintenant, mon bureau, c’est ici, ou là-bas, où je veux», lâche-t-il, amusé.

Il a tout quitté du jour au lendemain. Un CDI, un salaire mensuel à quatre beaux chiffres, un avenir bordé d’opportunités. «J’ai tenu un an et demi. Suffisant pour comprendre que je n’étais qu’un rouage parmi d’autres, qu’on me demandait d’optimiser des processus qui détruisaient plus qu’ils ne créaient», soupire-t-il en jouant distraitement avec sa tasse de café. C’est à ce moment-là qu’il découvre sur son fil d’actualité Facebook l’Appel à déserter des élèves d’AgroParisTech, une vidéo qui a fait le tour des réseaux sociaux en 2022, considéré depuis comme l’acte de naissance des bifurqueurs. Il la regarde une première fois, puis une deuxième, puis une troisième. «Ça m’a fait l’effet d’une décharge électrique. J’avais mis des mots sur un malaise diffus», avoue-t-il.

Désormais, il navigue entre les chantiers participatifs et les formations en permaculture. Il n’a plus de fiche de paie, mais «j’ai retrouvé le sommeil», lance-t-il, espiègle. «Je ne suis pas devenu un ermite non plus, insiste-t-il. Je gagne ma vie en animant des ateliers sur l’impact écologique de l’économie. Ce que j’ai appris en école de commerce, je le retourne contre le système qui m’a formé», affirme-t-il, un éclat de défi dans les yeux.

Regrette-t-il son choix? Il écrase son mégot dans le cendrier, réfléchit une seconde. «Des regrets? Non. Des doutes? Tous les jours. Parce qu’il faut être honnête, bifurquer, c’est aussi renoncer. A une forme de confort, à une reconnaissance sociale. Mais rester, c’était renoncer à moi-même… Maintenant, j’essaie de passer à l’étape supérieure, s’organiser collectivement, interpeller les politiques, sensibiliser les jeunes qui seraient tentés par ce genre de démarche. Vous savez, certains ne sont même pas au courant que ça existe: je pense surtout à la Belgique et à la Suisse dans le seul monde francophone. Mais il faut aller au-delà», conclut-il, optimiste.

Face à ces limites, certains tentent d’aller plus loin que la simple rupture individuelle. «Avec des collègues, nous avons créé des formations pour tenter justement de lancer un mouvement et une dynamique au-delà des bifurcations individuelles», raconte, enthousiaste, Olivier Lefebvre. Par exemple, le programme «La bifurque», une formation destinée aux ingénieurs souhaitant redéfinir leur rapport au travail, ou encore les «Programmes en écoles d’ingénieurs»: des cursus intégrant des approches low-tech et de redirection industrielle. «Il y a quelque chose de politique, de révolutionnaire, dans cette résistance. A nous, bifurqueurs politisés et organisés au seins de collectifs, d’en faire quelque chose pour que cette résistance ne soit pas captée par des démarches dépolitisantes de développement personnel, aveugles aux rapports de pouvoir dans la société et ignorantes des idéologies dominantes, qui font du changement individuel « le » moyen de transformation sociale –typiquement la citation attribuée à Gandhi: « sois le changement que tu veux voir dans le monde ».»

Ces initiatives montrent que la bifurcation ne se limite pas à un choix personnel, mais peut devenir une dynamique collective. Une chose demeure certaine: les bifurqueurs incarnent une tentative de réinventer le rapport au travail dans un monde en crise. Leur mouvement soulève des questions essentielles sur l’engagement, le pouvoir des élites et la possibilité d’une transformation économique réelle.

Mais entre contestation sincère, initiatives individuelles et récupération par le système, leur destin reste incertain. Pour le moment, ils bifurquent. Reste à savoir vers où, et jusqu’où.

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