Un pont trop loin

Jacques Attali

Parfois, le sort donne aux événements les plus improbables l’allure d’une nécessaire tragédie. C’est le cas avec l’accident de Minneapolis. Qu’un pont, au milieu d’une ville, ait pu s’écrouler sans préavis révèle les faiblesses les plus profondes de la société américaine et met en lumière ce que l’administration sait et ne veut pas voir : aux Etats-Unis, 73 000 ponts sont classés par les experts officiels comme structurellement déficients ; parmi eux, quelques-uns des 756 ponts à fondation en acier du même type que celui de Minneapolis. Le coût des réparations est connu : il y a cinq ans, l’administration fédérale des autoroutes l’avait estimé à 55 milliards de dollars (40 milliards d’euros) ; aujourd’hui, la Société américaine de génie civil l’estime à plus de 188 milliards de dollars (137 milliards d’euros), soit 9,4 milliards de dollars (6,9 milliards d’euros) chaque année pendant vingt ans. Et le risque est très concret : plus de 300 millions de véhicules traversent chaque jour l’un ou l’autre de ces ponts.

A cela il faut ajouter les incroyables faiblesses des autres infrastructures américaines : la voirie, les réseaux électriques et téléphoniques, les routes, les barrages et les protections contre les dangers écologiques, comme l’a montré l’ouragan Katrina il y a deux ans. En principe, il appartient au gouvernement fédéral de financer 80 % de ces dépenses, le reste étant à la charge des Etats. Mais, jusqu’ici, personne n’a osé se risquer à lancer de tels travaux. Et pourtant il faudra bien le faire.

Il sera difficile de couvrir ces investissements par des emprunts au moment où l’endettement du gouvernement fédéral est devenu abyssal et où l’incapacité des ménages les plus défavorisés de rembourser leurs emprunts menace de dégénérer en une crise majeure de l’ensemble du système financier américain et peut-être même mondial.

Le prochain président des Etats-Unis ne pourra pas faire l’économie d’une très forte hausse des impôts. Le dollar baissera donc plus massivement encore et, pour maintenir sa croissance, le secteur privé américain devra se tourner vers les travaux publics et l’exportation.

L’Europe, si elle ne s’y prépare pas, sera la première victime de ce nouvel avatar d’une Amérique plus que jamais préoccupée de sa seule survie et qui n’ira pas un pont plus loin.

jacques attali

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