LE MEILLEUR ROMAN BELGE

Le meilleur roman belge n’est pas le récit du lynchage du bourgmestre le plus tiré à quatre épingles de Bruxelles parce qu’il a contribué à faire cracher au bassinet de l’Etat un milliardaire kazakh qui gênait le président français dans son commerce d’hélicoptères, sur fond d’Ordre de Malte qui donne son fumet Dan Brown à l’intrigue. Non, c’est une saga qui conte l’odyssée, au XIIe siècle, d’une descendante de Viking réfugiée au pied du mont Ventoux et convertie au judaïsme qui s’en va accompagner la quête d’origine de son amour jusqu’au pied des pyramides.

On n’a plus lu de roman aussi ample, lyrique et visionnaire depuis longtemps, admirablement lové au surplus dans une langue somptueuse. L’auteur, par son exergue, s’incline devant Thomas Mann et sa tétralogie Joseph et ses frères, ample fresque biblique de l’auteur de La Montagne magique et de La Mort à Venise. Cet hommage est parfaitement justifié : on est dans la même mouvance d’art et de pensée, dans la même prise de risque aussi.

Le récit se joue des décalages de temps et d’espace. L’auteur, à neuf siècles de distance, suit cette pérégrination, mais au volant de sa voiture, de nos jours, en sillonnant la France jusqu’à la Méditerranée, s’attardant cependant dans un petit village du Vaucluse, lieu de retraite et d’écriture où il se réfugie fréquemment lui-même, et où, au lointain Moyen Age, son héroïne s’est longtemps crue à l’abri – avec son amant pour qui elle a changé de nom et de religion – des cavaliers que son père, indigné par sa fugue, a lancé à sa poursuite.

Cette double focale exerce sur le lecteur une étrange fascination, le dote d’un supplément de lucidité qu’il n’imaginait pas. Ce qui en ressort, c’est un présent perpétuel, celui de la conscience, de la passion et de la force de cette  » opposition qui s’appelle la vie  » dont parle Victor Hugo.

Il fallait, pour aboutir à cette maîtrise, à la fois un don de narrateur, une ampleur de réflexion, et une énergie lyrique. L’auteur, en l’occurrence, maîtrise ces trois registres. Poète, il l’est profondément, jusqu’à être capable d’écrire, pour Jan Fabre, le livret d’un opéra sur la relation entre Wagner et Nietzsche. L’essai, il le pratique depuis longtemps, et avec une telle aisance que l’on ne peut que s’étonner que tant d’intelligence ne l’ait pas plus éloigné de la relative candeur que réclame le genre romanesque.

Il est vrai qu’il nous a rassurés sur ce plan en donnant son livre précédent, Guerre et térébenthine, déjà paru en une dizaine de langues, où la lecture des récits de son grand-père durant la Grande Guerre l’avait enjoint à revenir à une simplicité affective qui a fait dire au critique du Guardian que l’on avait affaire à un  » futur classique « . Ce statut-là paraît encore davantage promis à cette Convertie.

Bien sûr, la prise de connaissance de ce joyau littéraire, paru il y a six semaines à peine à Amsterdam, réclame encore qu’on le lise en néerlandais. Il est le plus récent rameau d’une oeuvre qui se déploie depuis un quart de siècle, puisqu’en 1981, Stefan Hertmans publiait un roman initial appelé Ruimte. De Bekeerlinge, cette septième incursion dans le genre romanesque, oeuvre d’art issue de notre espace, bientôt fêtée hors de nos frontières, gagne à être cueillie en V.O. Il n’est pas interdit de se la procurer avec la grammaire et le dictionnaire adéquats. Ce ne serait pas la première fois que l’on s’éprendrait d’une langue à travers l’un de ses meilleurs célébrants…

De Bekeerlinge, par Stefan Hertmans, De Bezige Bij, 320 p.

Secrétaire perpétuel à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique

jacques de decker

On n’a plus lu de roman aussi ample, lyrique et visionnaire depuis longtemps

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