Economie et pensée unique

Un faux bon sens nous signifie que les lois de l’économie relèvent de la nature. Le citoyen doit-il s’effacer devant l’expert ?

Mue par des forces internes, l’économie privée produit la richesse nationale. Grâce à la rationalité des entreprises et des ménages, le libre-échange assure l’équilibre du marché et l’allocation optimale des ressources. L’Etat doit donc s’abstenir d’intervenir dans cette belle mécanique. Sinon pour favoriser toujours davantage la concurrence : la justice, qui relève de la morale, n’est pas une question économique. Etc. Depuis un quart de siècle, l’espace public est saturé de ces maximes proches du sens commun dont nous savons désormais que, mises en pratique, elles débouchent sur « l’horreur économique » : la montée des inégalités, le chômage de masse, l’exclusion sociale, la dévastation de l’environnement, les crises financières…

Une puissante protestation s’est donc logiquement fait entendre contre la « mondialisation néolibérale ». Cette rébellion s’exprime souvent au nom de la justice, de la morale ou de modèles alternatifs. Il est plus rare qu’elle le fasse en dénonçant, à partir de l’analyse économique la plus orthodoxe, la fausseté des hypothèses sur lesquelles reposent la spécieuse « pensée unique ». C’est ce qui fait tout l’intérêt du livre de Jacques Généreux. Dans Les Vraies Lois de l’économie (1), il s’attache à montrer l’écart entre la vulgate dominante et les théorèmes les plus robustes mis au clair par plusieurs siècles de recherche fondamentale en économie.

Généreux y rappelle notamment que n’a pas de valeur que ce qui a un prix. Il suffit, dit-il, qu’un seul individu considère par exemple les biens publics comme utiles à son bien-être pour en faire des richesses. La théorie économique est donc incapable de définir a priori un bon niveau d’Etat. Autre cas : la concurrence. A l’état brut, qu’est-elle, interroge Généreux, sinon l’expression primaire de l’antique instinct de domination ? Des règles destinées à civiliser la rivalité naturelle des humains sont dès lors indispensables pour générer un développement économique profitable au plus grand nombre en substituant les échanges à la prédation. Qui, de fait, oserait prétendre que la « vache folle » est le signe d’une saine compétition dans le secteur de l’industrie alimentaire ? Ainsi, aucune question de politique économique n’a de solution technique obligée : chacune d’elles relève du débat démocratique.

Enchaînant les leçons pédagogiques, l’auteur récapitule ce qu’enseigne vraiment l’économie. Ses lois, rappelle-t-il, ne sont pas des lois naturelles, mais celles, toujours réversibles, toujours amendables, des hommes. Ce qui compte vraiment n’a pas de prix : la véritable efficacité réside dans la justice et celle-ci n’est rien d’autre que l’égalité des libertés. La mauvaise concurrence chassant la bonne, le marché livré à lui-même débouche, lui, sur la loi de la jungle. Ni le marché, ni l’Etat ne font donc le bonheur. Le marché a besoin du politique et la politique d’une démocratie efficace : rien ne vaut une bonne politique façonnée par les choix souverains des citoyens. Bref, ne contestant en rien ni l’Etat, ni les réglementations, ni l’impôt, la théorie économique classique permet de récuser les lieux communs du néolibéralisme matraqués par quelques patrons.

Mais, si les mouvements qui tempêtent contre le cours présent du monde reçoivent ainsi, de la recherche, un épaulement de taille, les économistes ne sortent pas pour autant indemnes du retour aux sources opéré par Jacques Généreux. Une grande partie de leur corporation a succombé à la tentation de faire de cette discipline autre chose qu’une science humaine, sabrant dans ses hypothèses de travail pour acquérir un statut identique à celui de la physique ou de la chimie.  » Ce n’est pas la science économique qui est fausse, c’est la réalité « , finira même par dire le prix Nobel George Stigler ! Le pire, dans cette usurpation, n’a pas été de dissimuler sous un vernis savant des entreprises politiques n’ayant in fine d’autre souci que la domination du fort sur le faible. Le plus grave, c’est que, en affirmant l’inéluctabilité des prétendues vérités éternelles qu’elle diffusait dans les universités, les administrations et les esprits, la science économique a dépossédé comme jamais les hommes de leur histoire. Car, si l’on peut se révolter contre Dieu ou César, comment se mutiner contre la loi de la gravitation ?

(1) Editions du Seuil, 2001, 196 pages.

DE JEAN SLOOVER

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