Kherson
Les forces ukrainiennes déployées autour de Kherson sont-elles suffisamment nombreuses pour prendre le dessus sur une armée qui bénéficie d’un ascendant au plan topographique? © getty images

La ville de Kherson, enjeu crucial dans la contre-offensive ukrainienne

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Reprendre Kherson, la principale ville conquise par les Russes depuis le 24 février dernier est un enjeu majeur pour les Ukrainiens. Mais mener des combats rue par rue dans une cité retranchée est un défi et pourrait constituer un piège.

Parce qu’elle est la seule capitale régionale conquise par l’armée russe depuis le début de la guerre déclenchée le 24 février dernier (Louhansk, Donetsk et Simferopol en Crimée l’étaient déjà depuis 2014), parce qu’elle offre une position stratégique pour une reconquête de la Crimée, parce qu’elle est un des symboles de l’annexion des territoires ukrainiens aux yeux des Russes, la ville de Kherson est un enjeu crucial dans la contre-offensive que mènent les Ukrainiens depuis la fin de l’été.

C’est la première fois que les réseaux sociaux et l’open source intelligence sont aussi présents dans la conduite d’une guerre.»

Le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire français

Le 28 octobre, l’occupant russe a annoncé avoir terminé l’évacuation des civils de la ville, lancée le 13 octobre. Il restait quelque 70 000 habitants sur les 288 000 que comptait Kherson avant la guerre. La fin de cette opération pourrait annoncer le début effectif de l’offensive ukrainienne. Mais pour éviter d’être confronté à ce qui risquerait de se transformer en un piège, l’armée de Kiev pourrait privilégier les avancées par l’ouest et l’est, chercher à prendre le contrôle des rivages du Dniepr qui sont situés au sud de Kherson, et ainsi encercler les milliers de soldats ennemis avant qu’ils aient pu traverser le fleuve.

C’est sans doute dans l’optique de l’offensive décisive sur Kherson qu’une opération au moyen de drones aériens et maritimes a été menée le 29 octobre par les Ukrainiens contre des bâtiments de la flotte russe mouillant au large de la base navale de Sébastopol, en Crimée. La réplique a été rapide. Accusant Kiev d’avoir utilisé pour cette attaque la voie sécurisée prévue pour le transport de céréales, la Russie a suspendu, le 30 octobre, sa participation à l’accord d’exportation conclu sous l’égide de l’ONU et de la Turquie le 22 juillet dernier. Le lendemain, elle a procédé aux tirs d’une cinquantaine de missiles de croisière contre des installations énergétiques ukrainiennes, comme elle l’avait déjà fait après l’attaque contre le pont de Kertch reliant la Russie à la Crimée.

Ancien directeur du renseignement militaire français, le général Christophe Gomart, auteur de Soldat de l’ombre. Au cœur des forces spéciales (Tallandier, 2020), décrypte les évolutions de la confrontation sur le terrain.

Quel est l’enjeu de la bataille de Kherson au plan militaire?

Deux hypothèses sont possibles. La première serait que les Russes piègent la ville et se retranchent sur la rive orientale du Dniepr pour ralentir l’avancée ukrainienne en faisant sauter ce qui reste de ponts. Le fleuve est une véritable césure. La deuxième est que les Russes se servent de Kherson pour éliminer un maximum d’Ukrainiens. Le combat en ville est favorable aux défenseurs. Au plan théorique, on estime qu’il faut entre sept et huit assaillants pour un défenseur afin de conquérir une ville. Je ne suis pas du tout certain que les Ukrainiens aient ces effectifs. Donc, soit les Russes se repositionnent sur la rive orientale du Dniepr, soit ils se servent de la ville comme d’une sorte de hérisson sur lequel les troupes ukrainiennes viendront se frotter, avec de gros risques de pertes humaines.

Les Russes ont affirmé avoir évacué tous les habitants de Kherson. Pour éviter d’être pris à revers par des partisans?
Les Russes ont affirmé avoir évacué tous les habitants de Kherson. Pour éviter d’être pris à revers par des partisans? © getty images

L’évacuation par les Russes des civils de Kherson annonce-t-elle un bataille rude?

Oui. L’évacuation a pour but de faire de la ville un pôle de résistance. On piège les maisons, les rues… Pour une armée qui attaque, il devient d’autant plus difficile de reprendre une ville dans ces conditions. Mais pour les Ukrainiens, la reprise de Kherson a une forte dimension symbolique. C’est une capitale régionale. La ville était tombée assez rapidement après le déclenchement de la guerre, ce qui laisserait à penser que les habitants étaient plutôt prorusses. Ceux qui sont partis ont-ils été contraints de le faire? Malgré ce qu’affirment les Russes, tous les habitants n’en ont pas été évacués.

A-t-on une idée des forces en présence?

Je ne saurais pas le dire en détail. Le chef du renseignement militaire ukrainien a affirmé que les Russes avaient renforcé leurs forces à Kherson, alors que tout le monde pensait qu’ils en avaient retiré. Est-ce vrai ou faux? Difficile de se prononcer. Dans l’autre camp, même si on n’en parle pas, les Ukrainiens ont tout de même subi beaucoup de pertes. Quand on analyse les batailles longues, notamment celles de la Première Guerre mondiale, on s’aperçoit que les combats ont tué autant d’Allemands que d’alliés. Dans une bataille comme celle de Kherson, il est plausible qu’il y ait autant de morts et de blessés de chaque côté. En volume des forces, on savait qu’il y avait vingt mille Russes dans la poche de Kherson, du côté ouest du Dniepr. Je pense que les Ukrainiens avaient l’équivalent, voire le double de cet effectif. Mais le déploiement de soldats russes au-delà de la frontière nord de l’Ukraine, au Bélarus, le bombardement des villes par les Russes et la poursuite d’autres offensives ont ajouté des points de fixation pour l’armée ukrainienne.

L’attaque du pont de Crimée, le 8 octobre, a-t-elle perturbé l’acheminement d’armements ou de munitions vers les contingents russes déployés à Kherson?

Sans aucun doute. La Crimée est la base arrière des contingents de l’armée russe déployés à Kherson. La voie d’approvisionnement est beaucoup plus longue par l’autre côté (NDLR: depuis Rostov-sur-le-Don en Russie vers Marioupol en Ukraine). Néanmoins, une voie ferrée et une voie routière restent en activité sur le pont. Donc l’approvisionnement arrive, mais de façon moins dense.

Le rôle du renseignement occidental, singulièrement américain, n’est-il pas crucial pour les Ukrainiens dans la bataille de Kherson comme dans d’autres depuis le début de la guerre?

Il est existentiel. Le renseignement est absolument essentiel pour viser juste. On voit dans cette guerre des images assez incroyables de chars, d’obusiers qui sont ciblés et détruits directement. S’il n’y avait pas cette dimension, les Ukrainiens auraient été enfoncés depuis longtemps. Quand j’observe la façon dont progressent les soldats ukrainiens sur le terrain, je décèle aussi une manière occidentale, otanienne d’agir. Il y a une certaine souplesse. L’initiative est laissée au plus bas échelon en fonction de la situation alors que du côté russe, on en est presque encore à l’époque soviétique où tout est très dirigé, très centralisé. A la guerre, il faut pouvoir bénéficier d’une certaine souplesse pour profiter d’un espace vide ou d’une faiblesse adverse. Il faut pouvoir faire preuve d’initiative tout en rendant compte à sa hiérarchie.

Une “bombe sale” est difficilement attribuable à un belligérant. Toutes les parties s’accuseront de l’avoir confectionnée.

Des soldats tchétchènes ont été tués par une frappe ukrainienne parce que, semble-t-il, leur position avait été repérée à la suite de la diffusion d’une vidéo sur TikTok. L’analyse des réseaux sociaux joue-t-elle un rôle important dans ce conflit?

C’est la première fois que les réseaux sociaux et l’open source intelligence (Osint) sont aussi présents dans la conduite d’une guerre. Le problème, avec ces sources d’information, est qu’il faut pouvoir être capable de les vérifier. On ne sait pas toujours qui est derrière la mise en ligne de telle ou telle vidéo. Il faut recouper. Mais il est évident que les Ukrainiens se servent des réseaux sociaux russes, même s’ils sont moins nombreux que ceux qui appuient les Ukrainiens. Le renseignement humain est aussi important. Des citoyens se sentent plus ukrainiens en zone tenue par les Russes et d’autres se sentent plus russes en territoire ukrainien. Cela va dans les deux sens. C’est quand même une guerre entre deux populations assez proches.

L’évocation d’une «bombe sale» par la Russie prépare-t-elle la possibilité du recours à ce type d’armement par Moscou?

Dans ce dossier, je trouve très intéressant que le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, ait appelé ses homologues américain, britannique, français, turc. C’est la première fois que l’on assiste à cette forme de dialogue. N’est-ce pas, dans le chef des Russes, pour dire: attention, il faut dialoguer sinon on utilisera une «bombe sale»? Il est possible aussi que ce soit pour prévenir que les Ukrainiens ont ce projet. On est en guerre. Les atrocités, on l’a vu, ne sont pas uniquement le fait des Russes. Elles peuvent provenir des deux côtés même si je n’oublie jamais que l’Ukraine est le pays agressé. C’est la première fois qu’il y a un dialogue entre «professionnels». Je ne pense pas que les Russes pourraient utiliser une «bombe sale» parce que, dans ce cas, ils deviendraient les parias de la terre entière, même aux yeux des Chinois. L’attitude des Chinois nous protège, dans un certain sens. Xi Jinping modère Vladimir Poutine. La Chine, son truc, c’est le commerce. Or, ce conflit gêne le commerce.

Le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire français
Le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire français © dr

Quel «avantage» y aurait-il à recourir à une «bombe sale»?

Une «bombe sale» implique l’usage de déchets radioactifs, chimiques… Elle est difficilement attribuable à un belligérant. Toutes les parties s’accuseront de l’avoir confectionnée.

Le président Volodymyr Zelensky a évoqué, depuis le début de la guerre, les chiffres de 8 000 attaques aériennes opérées par la Russie et de 4 500 missiles tirés. Que disent-ils de l’envergure de cette guerre?

Je vais peut-être vous surprendre. Mais en regard des tonnes et des tonnes de bombes que l’Otan a lancées contre la Serbie au moment de la guerre du Kosovo en 1998-1999, ou celles que les Etats-Unis ont déversées sur l’Irak en 1991 et en 2003, est-ce si énorme que cela, au vu, notamment, de l’étendue du front? Je me pose la question, même si l’utilisation de 4 500 missiles, c’est évidemment gigantesque et qu’on ne peut que la condamner. Il faut penser aux populations civiles qui n’ont rien demandé et qui sont tuées sous ses bombardements ou qui vivent aujourd’hui dans le froid.

L’armée ukrainienne a de nouveau montré son habileté en attaquant avec des drones aériens et marins des bâtiments russes au large de la base navale de Sébastopol.
L’armée ukrainienne a de nouveau montré son habileté en attaquant avec des drones aériens et marins des bâtiments russes au large de la base navale de Sébastopol. © reuters

Avec l’engagement d’un aussi grand nombre de missiles, la capacité d’action de l’armée russe est-elle sensiblement entamée?

Comme tous les anciens Etats soviétiques, la Russie a gardé ses anciennes munitions et ses anciens chars, que l’on a vus sur le champ de bataille. En munitions, ils ont sans doute ce qu’il faut pour continuer cette bataille un peu surréaliste. En outre, ils achètent du matériel à d’autres pays, des munitions à la Corée du Nord, des drones suicides à l’Iran… D’ailleurs, les Américains se sont aussi approvisionnés en munitions dans d’autres Etats pour ne pas épuiser leur propre stock stratégique.

Le recours à des drones iraniens, est-ce un aveu de faiblesse des Russes?

C’est un aveu qu’ils ne disposent pas de ce type d’armement. Le recours aux drones iraniens montre également que les Russes ont compris que les Ukrainiens tiendraient dans la durée. Pour tenter de les faire changer d’avis, ils ont donc décidé de détruire les infrastructures énergétiques ukrainiennes. Dans l’espoir qu’ils baissent la tête et qu’ils lèvent le pouce. Sauf que ce n’est jamais la population qui flanche.

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