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Comment l’Europe est submergée par une « vague de cocaïne » (analyse)

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Le trafic de cocaïne atteint des sommets. Les saisies record de ces derniers mois représentent une infime partie de la quantité totale de poudre qui inonde le marché européen.

C’est une déferlante et elle est en train de s’abattre sur le Vieux Continent. Le problème est nettement plus vaste et plus grave qu’on ne l’avait imaginé. Celui qui fait ce douloureux constat n’est ni prévisionniste ni collapsologue. C’est Jan Op Gen Oorth, le responsable de la communication de l’agence européenne de police criminelle, Europol.

Devant les caméras, en novembre dernier, il énonce les faits qui lui permettent d’affirmer que les pays européens sont littéralement submergés par cette «vague de cocaïne», épinglant notamment la succession de saisies record en Europe de l’Ouest ces quatre dernières années, dont 240 tonnes rien qu’en 2021. «Cela indique qu’il y a beaucoup de cocaïne sur le marché», insiste le représentant de l’agence. Et la Belgique est hautement concernée.

L’escalade de la violence constatée ces derniers mois à Anvers prouve que les réseaux mafieux qui sévissent sur le territoire sont plus audacieux et déterminés que jamais. Le récent décès de la jeune Firdaous, 11 ans, dans une fusillade aux allures de règlement de comptes, nous ramène à la dure réalité: pour écouler leur marchandise, les cartels ne reculent devant aucune méthode, aucun sacrifice. Une brutalité que l’on pensait jusqu’ici réservée aux narco-Etats et devant laquelle polices et politiques semblent bien démunis.

En 2020, les Etats européens ont déclaré 213 tonnes de cocaïne saisies, contre 202 tonnes en 2019. La Belgique est en tête du classement.

Pureté inégalée

Un trafic aux enjeux financiers colossaux dont les grands ports européens sont la porte d’entrée: Le Havre, Marseille, Rotterdam et Anvers. Après Rotterdam, la Métropole est le port européen qui expédie le plus de conteneurs par an. C’est aussi l’un des points de départ les plus importants pour les lignes de bateaux fruitiers en provenance d’Amérique latine (dont la Colombie, l’Equateur et le Brésil). Or, les conteneurs réfrigérés ne peuvent rester à quai trop longtemps, sinon les produits pourrissent. Leur circulation est donc souvent accélérée dans les terminaux. Pas étonnant que l’on retrouve si régulièrement de la drogue dissimulée parmi les fruits.

Le dernier rapport de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) confirme que la disponibilité et l’usage de la cocaïne en Europe sont historiquement élevés. En 2020, les Etats membres ont déclaré 64 000 saisies de cocaïne, représentant 213 tonnes, contre 202 tonnes en 2019. La Belgique occupe la tête du classement avec 70 tonnes, suivie des Pays-Bas, 49 tonnes, et de l’Espagne, 37 tonnes. Au total, les saisies dans ces trois pays représentent environ 75% de la quantité totale.

De la coke comme s’il en pleuvait, et pas n’importe laquelle. De la pure, très pure. Celle vendue au détail oscille entre 31% et 80% de pureté, la moitié des pays faisant état d’une moyenne comprise entre 54% et 68%. Si bien que la drogue vendue aujourd’hui est à 40% plus pure qu’elle ne l’était en 2010.

Avançant le chiffre de 91 000 infractions relatives à la consommation ou à la détention de cocaïne, le rapport de l’Observatoire atteste aussi d’une trop grande facilité d’accès au psychotrope. Pour la même période de référence, 2020, près de 2,2 millions de jeunes de 15 à 34 ans se sont fait au moins une ligne au cours de l’année écoulée.

Autre indice qui ne trompe pas, parmi les 49 villes disposant de données sur les résidus de cocaïne dans les eaux usées pour 2019 et 2020, 19 ont signalé une augmentation. Des tendances à la hausse sur le long terme sont également observées pour dix des villes disposant de telles données. Ce qui est plus récent, par contre, c’est que la cocaïne circule beaucoup dans les villes du nord et de l’est de l’Europe qui, historiquement, ne sont pas de gros marchés.

Le port d'Anvers souffre d'un manque de contrôle à des points stratégiques.
Le port d’Anvers souffre d’un manque de contrôle à des points stratégiques. © belga image

Réseaux fragmentés

Si on trouve autant de drogue ici, c’est parce que la cadence de production s’est accélérée là-bas, en Colombie, en Bolivie et au Pérou. Rien que pour les terres colombiennes, 204 000 hectares sont consacrés à la culture illégale de coca, soit 43% de surface en plus qu’en 2021. Une superficie jamais atteinte jusqu’ici, selon l’office de l’ONU contre la drogue et la criminalité.

Une production en partie dopée par l’innovation dans les techniques agricoles dans les pays concernés. Des progrès qui ont permis d’améliorer le rendement de la culture des fruits et légumes mais dont les narcotrafiquants ont largement profité. D’autres évolutions récentes leur ont été favorables, expose Tim Surmont, analyste scientifique à l’OEDT, comme cet accord conclu en 2016 entre le président Juan Manuel Santos et les guérilleros des Force armées révolutionnaires de Colombie.

«Ce traité de paix entre le gouvernement colombien et les rebelles des Farc a eu pour conséquence que l’armée s’est beaucoup moins concentrée sur les plantations dans la jungle, et que les programmes d’éradication ont été interrompus. En outre, nous constatons une mobilité accrue en raison de la fragmentation des réseaux criminels en Europe et des moyens technologiques. De plus en plus de réseaux criminels européens se tournent vers l’Amérique latine pour négocier en ligne directe avec des groupes criminels latino-américains. Il y a certainement plus de concurrence, donc de cocaïne qui arrive en Europe.»

Si la drogue transite davantage par Anvers que par Rotterdam, ce n’est pas uniquement en raison de l’envergure du port belge. L’autre incitant serait l’absence de contrôles à des points stratégiques. A Rotterdam, les scanners sont situés à proximité des terminaux, ce qui a pour avantage de diminuer la distance parcourue par les navires entre leur entrée dans le port et la zone de scan, et a fortiori les possibilités de mouvements.

Rotterdam a une autre longueur d’avance: une partie de la gestion des conteneurs y est désormais automatisée, ce qui réduit les opportunités pour les organisations criminelles de soudoyer le personnel du port. «Il est très probable que des groupes criminels qui opéraient auparavant à Rotterdam se sont déplacés de quelques dizaines de kilomètres vers Anvers», en déduit Tim Surmont.

L’autre méthode bien connue à laquelle recourent les cartels pour acheminer la poudre, c’est de l’expédier sur les vols commerciaux ou par jets privés, complète l’expert belge. «Des paquets assez gros de cocaïne sont passés en contrebande directement d’Amérique latine et des Caraïbes vers l’Europe occidentale par des jets d’affaires, une méthode qui, selon nous, se développera à l’avenir. Les contrôles plus stricts aux frontières et plus efficaces dans les aéroports commerciaux poussent les groupes criminels à se tourner vers de plus petits aéroports, ou des aéroports secondaires. Utiliser des mules sur des vols commerciaux présente en outre le désavantage de ne pouvoir transporter la drogue que par petites quantités, bien que cela se produise encore souvent.»

Sans relâche

L’Europe est-elle aujourd’hui le nouvel eldorado pour les trafiquants de cocaïne? La question est devenue centrale. Les récents coups de filet montrent que la Belgique, la France et les Pays-Bas sont désormais les principaux carrefours du narcotrafic, bien que les saisies restent plus nombreuses encore en Amérique latine et du Nord. Pour l’Europe, le phénomène ne se limite d’ailleurs pas à la cocaïne. La MDMA, produite principalement en Belgique et aux Pays-Bas, et les amphétamines grappillent aussi des parts de marché. Quant au cannabis, si facile à faire pousser, il reste incontestablement la drogue la plus présente sur le marché et la plus consommée par les Européens. Seule l’héroïne semble en perte de vitesse.

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Dans un récent rapport, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) s’inquiète pourtant de la cadence à laquelle est produit l’opium en Afghanistan depuis que les talibans ont repris le pouvoir. En quelques mois seulement, la culture du pavot, dont sont extraits l’opium et l’héroïne, a bondi de plus de 30%. Selon l’agence onusienne, l’activité de trafic d’opiacés n’a fait qu’augmenter depuis 2021, ce qui indique que le marché mondial des opiacés afghans n’a pas été perturbé depuis le changement de régime, au contraire.

«Or, on peut s’attendre à ce que tout changement radical dans les activités de culture ou de trafic en Afghanistan soit observé dans la même année au Proche et au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Ouest, et un an plus tard en Europe.» Une mise en garde qui rappelle à quel point le trafic de drogue est un phénomène globalisé qui nécessite une approche préventive coordonnée et cohérente des tous les Etats touchés par le fléau et de leurs partenaires.

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