Volodymyr Zelensky
Volodymyr Zelensky © Belga

Ukraine: « Je me demande quel dirigeant occidental chevronné aurait géré une telle situation »

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, a profondément transformé son président Volodymyr Zelensky. Celui qui, avant son élection, était un comédien dépourvu d’expérience politique « s’est révélé être un véritable chef de guerre », analyse la professeure Ria Laenen, du Centre d’études russes de la KU Leuven, auprès de l’agence Belga. « Je me demande quel dirigeant occidental chevronné aurait géré de cette manière une telle situation. »

« Dès son accession à la présidence », en mai 2019, l’ancien acteur – qui, jusqu’en 2019, a interprété le rôle du chef d’État ukrainien dans la série comique et politique « Serviteur du peuple » – « était traité avec condescendance, tandis que ses promesses électorales n’étaient pas prises au sérieux en raison d’un programme plutôt vague », expose l’experte. Un élément a toutefois été déterminant à son élection, relève-t-elle : « l’homme n’est pas issu du sérail politique, qui a méthodiquement rongé l’Ukraine au cours des dernières décennies ».

   Avec la guerre, les personnes qui n’avaient pas voté pour lui ou se montraient critiques envers sa gouvernance se sont tout de même rangées derrière lui. Son inexpérience en politique a pu le mener à faire des choix qu’un politicien quelconque aurait rejetés, pointe Mme Laenen. Et ces choix ont tourné en sa faveur, le transcendant en véritable chef de guerre. « C’est une interprétation possible », concède la spécialiste.

   Cette dernière tient cependant à nuancer l’affirmation selon laquelle l’armée ukrainienne aurait dépassé toutes les attentes. L’annexion par la Russie de la Crimée, dans le sud de l’Ukraine, et le début de la guerre du Donbass, dans l’est ukrainien, n’a pas donné trop de fil à retordre aux troupes russes en 2014 car « l’armée ukrainienne n’était alors pas du tout préparée », rappelle la professeure. « Mais, en huit ans, cette armée s’est, d’une part, largement professionnalisée et a, d’autre part, été soutenue et entraînée par l’Occident, en particulier par les États-Unis. » La Russie a dès lors dû faire face à un ennemi bien mieux armé et préparé.

   Néanmoins, c’est un président sans la moindre expérience militaire qui a pris les rênes de l’Ukraine. Mais Volodymyr Zelensky « n’a pas peur de s’entourer de personnes qui, elles, disposent d’une expertise en la matière, ni de suivre leurs recommandations ». « C’est sur cette base qu’il prend ses décisions, ce qui l’amène à adopter un exercice du pouvoir beaucoup plus professionnel et démocratique que Moscou. »

   Autre atout du « serviteur du peuple » ukrainien, l’homme excelle en matière de communication stratégique. Il est très présent sur toutes sortes de réseaux sociaux, s’adresse quotidiennement à la population au travers de messages vidéos et visite régulièrement les régions touchées par la guerre. Une présence qui « attire les regards du monde entier et constitue un exemple de la manière dont les autorités doivent communiquer en situation de crise », salue l’experte.

   La stratégie est tout autre du côté du Kremlin, remarque-t-elle. « On assiste là à une conséquence du fait qu’un même homme (Vladimir Poutine, NDLR) concentre depuis aussi longtemps le pouvoir entre ses mains et s’est entouré de béni-oui-oui, qui hésitent donc à formuler toute objection. » Ria Laenen y voit d’ailleurs un parallèle avec le dictateur soviétique Joseph Staline, qui, lui aussi, baignait dans un cercle particulièrement restreint d’intimes n’osant émettre aucune critique à l’encontre de sa gestion politique.

   L’ampleur de l’invasion russe a, par contre, surpris celle qui a également été professeure invitée à l’Université new-yorkaise de Colombia, comme à l’Université d’État de Saint-Pétersbourg ou de Kaliningrad. Si des signes avant-coureurs laissaient bien présager que quelque chose se tramait (comme la reconnaissance par Vladimir Poutine, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine, des « républiques » séparatistes prorusses autoproclamées de Donetsk et de Lougansk), tout porte à croire que la Russie envisage alors un renversement rapide et total du régime à Kiev, ainsi que la prise non moins expéditive de la capitale ukrainienne et des grandes villes stratégiques.

   Un objectif « hautement irréaliste », souligne Mme Laenen. « Même si la Russie y était parvenue à court terme, comment aurait-elle maintenu cette situation à long terme ? Je peine à imaginer comment le Kremlin aurait pu tenter de garder la mainmise sur tout le territoire ukrainien… Mais il semble que c’était effectivement l’objectif initial. »

   « Nous ne sommes bien évidemment pas dans la tête de Poutine et nous ne savons pas sur la base de quelles informations il a pris ses décisions », ajoute la spécialiste. Les raisons exactes de cette invasion massive resteront d’ailleurs nébuleuses, selon Ria Laenen. « Un an après, nous pouvons seulement constater que le président russe ne disposait pas d’une vision correcte des capacités de son armée. Cela a tout de même été une grosse erreur de jugement. »

   La professeure y voit d’une part la main d’un homme quasiment isolé à la tête de l’appareil étatique et, d’autre part, constate que Vladimir Poutine manque de perspicacité militaire. À cela, il faut encore ajouter la corruption endémique au sein de l’armée russe, offrant un tour inattendu à la situation « au désavantage de Poutine », résume l’experte.

   Au vu de ces éléments, le président russe se maintient-il fermement à la barre ? « Nous n’avons aucune idée de ce qui se joue entre les murs du Kremlin. Poutine a perdu énormément de son prestige, certes, mais c’est tout de même surprenant qu’après un an de guerre, personne dans les plus hautes sphères du pouvoir ne l’ait désavoué, ou fomenté une révolution », fait remarquer Mme Laenen. Si l’ancien homme fort du KGB est affaibli, il est encore loin d’être à terre, estime-t-elle.

   L’invasion de l’Ukraine par la Russie a eu également un autre effet : celui de braquer les projecteurs sur le groupe de mercenaires Wagner, pourtant habitué à opérer dans l’ombre. « Cela a aussi des implications politiques », acquiesce l’universitaire. Celle-ci ne voit pas en Evguéni Prigojine, fondateur de la milice, une menace pour le pouvoir de Poutine. « Ce qui est nouveau, c’est que les frictions entre le patron de Wagner et le commandement officiel de l’armée russe apparaissent au grand jour. Mais elles arrangent bien Vladimir Poutine. Ce n’est pas la première fois qu’il monterait un groupe contre un autre, tout en se tenant hors du champ de mines. »

   Pour conclure, Ria Laenen voit une constante dans la gestion politique du président russe : il n’endosse jamais la responsabilité d’une situation qui tourne mal. Ainsi en a-t-il été durant la pandémie de coronavirus, qui a touché la Russie de plein fouet avec un nombre de décès disproportionné. « On retrouve la même stratégie : ‘j’ai fait de mon mieux, mais c’est la faute de tel gouverneur local ou du ministère de la Santé’. Ce n’est jamais la sienne, en tout cas. »

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