Pourquoi l’Ukraine mène désormais deux guerres différentes: «Elle ne peut pas faire de choix»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

L’Ukraine veut gripper la machine de guerre russe… à distance. Cible privilégiée: les raffineries de pétrole, frappées en série. Une stratégie insuffisante pour déstabiliser totalement le pays de Poutine, mais qui demeure maligne et rentable. «Si l’Ukraine veut gagner à long terme, c’est la bonne approche.»

Les installations pétrolières en Russie deviennent-elles la nouvelle cible stratégique privilégiée des Ukrainiens? Au début de la guerre, les frappes de l’Ukraine en territoire russe ont d’abord surpris. Elles ont, au fil du temps, eu tendance à se fondre dans le décor.

Depuis quelques jours, une nouvelle campagne ukrainienne a été déclenchée. Elle cible, avec intensité, les raffineries de pétrole russes. Riazan, Novoshakhtinsk, Nijni Novgorod et Kirichi sont autant de localités qui ont été visées par des drones ukrainiens à longue portée.

Le procédé n’est pas tout neuf: en janvier déjà, l’Ukraine était parvenue à frapper les installations de Novatek, l’un des terminaux d’hydrocarbures russes les plus massifs, près de la frontière avec l’Estonie. Le coup avait fait parler, puisqu’il touchait la Russie loin des bases ukrainiennes, à plus de 1.000 kilomètres. «Un nouveau front s’ouvre», écrivait alors le journal Bloomberg. Au total, six raffineries russes importantes ont été endommagées en 2024, soit environ 20% des capacités russes à traiter le pétrole brut.

L’Ukraine veut enrayer la production russe

La stratégie ukrainienne est claire: en multipliant les frappes sur les infrastructures pétrolières, l’Ukraine compte enrayer la production russe, atteindre ses ressources et sa chaîne logistique, et donc son économie de guerre et sa production d’armes.

L’Ukraine «implémente une stratégie très planifiée pour réduire le potentiel économique russe, confirme un officiel de la Défense de Kiev à CNN. Notre but est de soustraire des ressources à notre ennemi, et de faire baisser le flux d’argent venu du pétrole que la Russie utilise directement pour financer la guerre.»

«Il est vrai que les frappes sur le territoire russe prennent une plus grande envergure. Mais il est trop tôt pour dire qu’on assiste à l’ouverture d’un nouveau front, tempère Sven Biscop, politologue spécialisé dans les questions de défense (UGent et Institut Egmont). Les forces principales restent destinées au front.»

Les frappes sur les raffineries sont perçues comme des efforts de guerre destinés à affaiblir la chaîne logistique russe. Mais pas que. «Elles servent aussi à signaler que l’Ukraine n’est pas du tout vaincue, ajoute Sven Biscop. Mais elles ne sont pas l’effort principal. L’Ukraine n’en a pas les moyens.»

L’Ukraine plus précise

La campagne ukrainienne de bombardements en Russie a toutefois connu une claire accélération depuis la semaine passée. «Les drones longue distance utilisés par l’Ukraine sont désormais capables de toucher leur cible avec beaucoup plus de précision, observe Tom Simoens, lieutenant-colonel et professeur d’histoire militaire à l’ERM. Les drones navals et aériens sont des engins purement ukrainiens, qui ne dépendent pas de l’aide étrangère. »

Pour mener à bien leurs frappes sur les raffineries, il semblerait que les Ukrainiens n’utilisent pas que les données GPS, «mais peut-être aussi un système de guidage manuel dans la phase finale du vol, ou une technique de reconnaissance du terrain», devine Tom Simoens, qui ajoute être « un peu déçu par le rendu des drones ukrainiens, en comparaison avec les performances du Shahed iranien».

Il serait très optimiste de penser que l’Ukraine puisse vraiment paralyser la machine de guerre russe uniquement de cette façon.

Sven Biscop

Politologue, spécialiste des questions de défense

Viser les ressources énergétiques de l’adversaire reste une stratégie classique, rappelle Sven Biscop. «Dans chaque guerre, la lutte n’est jamais confinée au champ de bataille. Les lignes de communication, la production militaire, les ressources naturelles sont toujours des cibles privilégiées. Mais il serait très optimiste de penser que l’Ukraine puisse vraiment paralyser la machine de guerre russe uniquement de cette façon. La Russie est un pays très étendu avec beaucoup de ressources. Cette stratégie demeure utile pour déstabiliser l’adversaire.»

Par ailleurs, l’intensification de ces frappes en territoire russe démontre que la défense anti-aérienne russe n’est pas des plus efficaces. Ou qu’elle peut être facilement saturée. «Elle n’est pas capable de protéger à la fois les villes, les industries de guerre, les installations militaires et les raffineries. Même les Russes doivent faire des choix. Au point que l’Etat ait demandé aux propriétaires de raffineries d’assurer eux-mêmes leur défense», assure Tom Simoens.

Un outil de vengeance

Pour l’Ukraine, ces attaques longue distance sont aussi un outil de vengeance en réponse aux frappes russes sur les infrastructures électriques/civiles ukrainiennes. «C’est ce qu’on appelle du Kit for cat: ‘vous le faites chez nous, on vous montre qu’on sait le faire chez vous aussi’, illustre Sven Biscop. A la différence que les Ukrainiens ciblent uniquement des infrastructures stratégiques, et pas civiles.»

L’idée de cibler une partie de l’industrie afin de paralyser l’économie montre une certaine vision stratégique de l’Ukraine.

Tom Simoens

Lieutenant-Colonel, Professeur d’histoire militaire

Si l’Ukraine est capable de continuer à mettre des raffineries hors-service, la Russie devra importer du carburant, avec des coûts élevés. Qui peuvent créer des tensions économiques et sociales internes. «Lors de la seconde guerre mondiale, le plan pétrole des Américains visait aussi les raffineries allemandes, retrace Tom Simoens. Mais la Russie actuelle est plus à même d’y faire face que l’Allemagne de l’époque.»

Reste à savoir si ces attaques contre les ressources ennemies peuvent devenir le nouveau leitmotiv ukrainien. «L’idée de cibler une partie de l’industrie afin de paralyser l’économie montre une certaine vision stratégique de l’Ukraine. On retrouve une cohérence dans leurs attaques, ce qui faisait cruellement défaut auparavant», distingue l’expert militaire.

Deux guerres

Mais l’Ukraine «ne peut pas se permettre de faire un choix » entre attaques longue distance et combats rapprochés, tranche Tom Simoens. « Au vu de son infériorité numérique, l’armée de Zelensky doit compenser en étant maligne, sans négliger les combats au sol. Deux guerres différentes se dessinent, conduites par deux chefs différents : Kyrylo Boudanov, chef du renseignement militaire, s’occupe des campagnes stratégiques à longue distance (et à long terme). Oleksandr Syrsky, commandant en chef des forces armées, dirige les combats terrestres. Si l’Ukraine veut gagner à long terme, c’est la bonne approche.»

Deux guerres différentes se dessinent, conduites par deux chefs différents.

Tom Simoens

Lieutenant-Colonel, Professeur d’histoire militaire

La stratégie est en tout cas rentable. «Les frais pour les campagnes navales et aériennes (5 ou 10% du coût total militaire) ne sont pas très élevés en comparaison avec les campagnes terrestres. Et les premières peuvent rapporter des résultats spectaculaires, qui sont aussi importants pour le moral des troupes», conclut Tom Simoens.

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