L’Occident n’a-t-il rien vu venir en Ukraine? « On est dans un entre-deux décisif »

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Face à un front toujours figé, l’Ukraine fait face à de nouvelles démonstrations de forces russes. Et ce alors que l’aide occidentale n’a jamais été aussi basse (et peine à arriver sur le terrain). La Russie, en économie de guerre, active tous les leviers internationaux pour prouver qu’elle n’est pas isolée. Un moment charnière ?

Début 2024 marquera (déjà) deux années de guerre en Ukraine. Face à un front toujours aussi stable, ou figé (c’est selon), les aides occidentales marquent sérieusement le pas. Et ce alors qu’une majorité des promesses de livraison n’est pas encore arrivée sur le sol ukrainien.

L’Occident patine (pour diverses raisons évoquées ci-dessous), le chancelier allemand Olaf Scholz tire la sonnette d’alarme et, de l’autre côté, la Russie semble activer tous les leviers internationaux (Corée du Nord, Iran…) pour appuyer son économie de guerre. On la disait isolée, en rupture industrielle et économique : ces derniers jours, l’armée de Poutine a pourtant réalisé des frappes parmi les plus massives depuis le début de la guerre.

Bombage de torse ou réel renversement stratégique ? Entretien avec Estelle Hoorickx, commandante d’aviation, spécialiste de l’environnement sécuritaire de l’UE et de l’OTAN, et chercheuse au Centre d’études de sécurité et défense (CESD).

Estelle Hoorickx, comment expliquer le stand-by actuel de l’aide occidentale à l’Ukraine ?

L’aide internationale à l’Ukraine a baissé de 90% en un an. Plusieurs raisons l’expliquent. L’enveloppe de 50 milliards d’euros promise par l’UE est bloquée par le veto hongrois. Les élections européennes, en approche, recentrent les états donateurs sur leurs intérêts nationaux. Les Etats-Unis connaissent des divergences de vue au sein de leur Congrès. La guerre entre Israël et le Hamas change aussi la donne.

Des facteurs industriels entrent également en ligne de compte : certains Etats ont déjà donné beaucoup de matériel et ne sont pas, à l’inverse de la Russie, en économie de guerre. Ils font donc attention à ce que leur propre défense nationale ne soit pas démunie face à une potentielle attaque.

Les Européens doivent pouvoir faire face à un désengagement potentiel des Etats-Unis.

Estelle Hoorickx

En fonction des pays, les priorités ne sont pas les mêmes. Les Etats-Unis aident Israël car leurs intérêts géopolitiques au Proche-Orient sont très importants. Les Américains gardent également en tête ce qui pourrait se passer entre la Chine et Taïwan. Malgré le fait qu’ils restent les plus gros donateurs, les USA sont moins concernés par ce qui se passe en Europe que les pays de l’UE, en particulier à l’est. D’où la nécessité pour les Européens de pouvoir faire face à un désengagement potentiel des Etats-Unis.

Sommes-nous dans un moment charnière ? La situation actuelle a l’air binaire : soit l’Europe redouble d’efforts pour l’Ukraine, soit la Russie pourrait prendre le dessus…

On est clairement dans un entre-deux décisif. Dans un moment où beaucoup de choses entrent en ligne de compte. Dans les mois à venir, la situation pourrait se débloquer en faveur de l’Ukraine, mais pas pour l’instant.

L’Ukraine semble toujours dans une impasse, pour reprendre les mots de l’Etat major ukrainien. La situation est plus que compliquée sur le terrain : les soldats manquent de munitions et de matériel pour mener à bien leur contre-offensive. Ils font face à une situation de tranchées et ont donc besoin d’obus et d’armes à longue portée, en priorité. De l’autre côté, les Russes sont un mode d’économie de guerre, de remobilisation potentielle, et sont en position de force même si le front est relativement figé. Il est aussi plus facile pour la Russie de maintenir une position défensive, alors que les Ukrainiens doivent mener une percée, dans un contexte hivernal.

A quel point les Ukrainiens manquent-ils de matériel ?

On l’a vu dans plusieurs situations (mer Noire, Crimée, Belgorod), les Ukrainiens disposent tout de même d’une certaine technologie , mais ils manquent de masse. Aussi bien en termes d’hommes que de munitions. Cela joue évidemment sur le moral des troupes, primordial dans une guerre. On entend d’ailleurs de plus en plus parler de désertion dans les rangs ukrainiens.

Les Ukrainiens disposent tout de même d’une certaine technologie, mais ils manquent de masse.

Estelle Hoorickx

Par ailleurs, le matériel qu’ils ont reçu des Occidentaux commence à sacrément manquer de maintenance. Parfois, certaines munitions ne sont pas compatibles avec les canons dont ils disposent, etc.

Comment expliquer l’écart énorme entre les aides annoncées et la matériel effectivement reçu par l’Ukraine ?

A peine 30% de l’aide occidentale promise est effectivement arrivée. Mettre en œuvre les promesses n’est pas toujours évident d’un point de vue matériel, mais la dimension politique et diplomatique prend aussi du temps à être exécutée. Parfois, certains pays vont se débarrasser de vieux matériaux, mais dans d’autres cas, ce matériel n’est même pas encore créé par leurs propres industries. Tout cela prend donc du temps, dans un contexte de dissonances internationales. Avec, par exemple, un Viktor Orban qui va bloquer des enveloppes européennes.

Des experts se demandent également si les hésitations de certains pays occidentaux à mettre toutes leurs forces dans le conflit ne sont pas liées à une crainte de voir le régime russe s’effondrer totalement. Cette situation instaurerait un chaos, dans un pays qui détient le nucléaire. Cette théorie expliquerait que l’aide n’est pas aussi massive qu’on pourrait l’espérer. En d’autres termes, on donne assez pour que l’Ukraine puisse tenir, mais pas suffisamment pour détruire la Russie, ce qui serait perçu comme un danger encore plus grand.

Dans la liste des promesses, les F-16 retiennent le plus d’attention. Peuvent-ils être un réel game changer?

Les F-16 ne vont pas changer la donne du jour au lendemain, car cela prend du temps de mettre en place tout ce qui entoure les missions de pilotes (sol, matériel, maintenance). Ce sont des missions à risque dans le sens où la défense anti-aérienne russe est aussi importante. Dans l’absolu, la force aérienne peut être un game changer sur le terrain, mais la mise en œuvre est complexe. N’oublions pas que ces avions servent avant tout de soutien aux troupes au sol, qui devront réaliser des percées.

On ne peut pas simplement se contenter de pilonner sans coordination. L’arme aérienne a tout son sens dans ce genre de conflit, mais elle ne doit pas être isolée.

Estelle Hoorickx

On est dans un schéma qui fait parfois penser aux tranchées de la guerre 14-18, et ce dont les Ukrainiens ont besoin en masse, ce sont des tanks, de l’artillerie, des obus. Afin de pouvoir percer les lignes de défense russes qui ont été fortement renforcées au cours des derniers mois.

On ne peut donc pas simplement se contenter de pilonner sans coordination. L’arme aérienne a évidemment tout son sens dans ce genre de conflit, mais elle ne doit pas être isolée.

Récemment, des missiles nord-coréens ont été retrouvés sur le champ de bataille. Et ce alors que Poutine et Kim Jong-un semblent plus proches que jamais. A quel point l’arrivée potentielle d’un acteur comme la Corée du Nord – dont la puissance militaire est colossale – peut-elle redistribuer les cartes ?

Pouvoir compter sur des alliés tels que la Corée du Nord et l’Iran, c’est évidemment à l’avantage des Russes. Dans un contexte où, parallèlement, l’aide occidentale apportée à l’Ukraine diminue.

Cependant, cette aide nord-coréenne est aussi symbolique : la Russie veut montrer qu’elle n’est pas isolée comme on aurait pu le prétendre, que l’Occident n’est pas tout, et que des puissances non occidentales peuvent aussi leur tenir tête. Avec cette alliance nord-coréenne, le but des Russes n’est pas de changer le cours de la guerre. C’est une manière de parler aux autres puissances qui auraient à choisir un camp.

Ukraine
L’Ukraine manque toujours de munitions.

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