chars Leopard
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Livraison des chars Leopard à l’Ukraine: une dangereuse escalade (interview)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La période d’accalmie sur le front militaire devrait être mise à profit pour essayer de sortir de cette guerre, estime Pierre Lellouche, ancien ministre de Nicolas Sarkozy. « Lancer une offensive avec des chars lourds allemands serait un pas vers une cobelligérance. » Une escalade dangereuse.

Secrétaire d’Etat français aux Affaires européennes entre 2009 et 2010 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, Pierre Lellouche pose un regard inquiet sur l’évolution du conflit en Ukraine.

Pourquoi estimez-vous qu’il est temps de s’interroger sur une sortie de guerre ? Pensez-vous que nous sommes à un moment de basculement du conflit ?

Clairement, oui. Nous avons assisté à deux moments importants depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine. Le premier est intervenu lorsque l’armée russe a été défaite devant Kiev, en mars 2022. L’opération qui visait à prendre le contrôle du pays en quelques jours a échoué. Cet échec l’a contrainte à opérer une retraite vers le Donbass. Là encore, cela s’est mal passé. A partir d’avril, alors que les Etats-Unis avaient proclamé qu’ils ne participeraient pas à ce conflit autrement que par des sanctions économiques, ils se sont engagés militairement au côté de l’Ukraine, et lui ont permis de lancer une double offensive très brillante à l’automne, préparée par des « jeux de guerre » au Pentagone. Des revers importants ont été infligés aux Russes, à Kharkiv et à Kherson. Si bien qu’au lieu d’avoir réussi son opération de contrôle total du Donbass, pourtant officiellement annexé le 30 septembre par Vladimir Poutine lui-même, la Russie a dû, lors de ce deuxième tournant, laisser l’initiative de la guerre à l’Ukraine. Il a donc été démontré que le pays pouvait être solidement défendu et qu’une nation ukrainienne s’était forgée dans l’épreuve. Pour les Russes, c’est une défaite sur toute la ligne, y compris avec l’élargissement de l’Otan puisque la mer Baltique devient un lac otanien jusqu’à Saint-Pétersbourg.

Est-on à l’aube d’un troisième tournant du conflit ?

Nous entrons dans une autre phase. La ligne de front sur un millier de kilomètres est à peu près stabilisée. Ni d’un côté ni de l’autre, on n’est capable de lancer de très grosses offensives. L’armée russe a été très affaiblie, a perdu énormément d’hommes et de matériel. Surtout, elle a révélé des dysfonctionnements gravissimes, en matière de commandement, de conduite des opérations et de comportements. Vladimir Poutine en est réduit à taper aveuglément sur les populations civiles et les infrastructures ukrainiennes. Et alors qu’il avaient espéré pouvoir lancer une offensive vers le sud dans la foulée de leurs premiers succès, les Ukrainiens ne peuvent pas vraiment le faire, faute de moyens et parce que les Russes ont concentré à Bakhmout une très forte pression qui a mobilisé beaucoup de forces.

A présent, les deux camps se préparent à la phase suivante. Les Russes mobilisent leur industrie de défense pour reconstituer leur arsenal. Beaucoup d’éléments indiquent qu’ils sont sur le point d’accroître encore la conscription pour disposer de moyens humains supplémentaires.

Par ailleurs, le débat de ces dernières semaines, notamment à Washington et à l’Otan, vise à permettre à l’Ukraine de « changer la dynamique » et de repasser à l’offensive en lui donnant des armements nécessaires à une guerre de mouvement rapide, de sorte à enfoncer les défenses russes. Je crains qu’en faisant cela, on atteigne un palier supplémentaire, périlleux, dans l’escalade. Autant il est justifié d’aider l’Ukraine agressée par la Russie à se défendre, ce que nous avons fait avec succès en montrant que l’armée russe pouvait être stoppée et contrainte à reculer. Autant aider puissamment l’Ukraine à passer à l’offensive en mobilisant des moyens lourds – des chars aujourd’hui, des avions demain – conduit à rentrer irrésistiblement dans une forme de cobelligérance directe avec les Russes, qui pourrait avoir des conséquences considérables sur le conflit. Quand on franchit une étape dans l’escalade, il faut savoir ce qu’on veut.

Les fameux chars Leopard que l’Allemagne vient d’accepter de livrer à l’Ukraine (Photo : Artur Widak/NurPhoto via Getty Images)

Les buts de guerre de l’Ukraine ont varié. Aujourd’hui, Kiev souhaite revenir aux frontières de 2014 en reprenant la totalité du territoire, Crimée comprise. Partage-t-on ces objectifs ? Le moment n’est-il pas venu, compte tenu du gel du front militaire, d’essayer de sortir au plus tôt de ce conflit au vu des risques qui y sont associés ? Depuis le début, cette guerre est une tragédie absolue. Elle a des raisons profondes des deux côtés. Contrairement à ce que beaucoup disent, notamment à l’Est de l’Europe, nous ne sommes pas dans un scénario du même ordre qu’en 1939 ; c’est plus un scénario de type 1914, où tout le monde avance d’erreur de calcul en erreur de calcul dans une escalade dont on ne mesure pas les ­conséquences.

La livraison de chars lourds constitue-t-elle, selon vous, une escalade dangereuse dans le conflit ?

Lancer une offensive avec des moyens lourds qui arriveraient de Pologne ou d’Allemagne, ce serait franchir un pas vers une cobelligérance directe entre l’Otan et la Russie. Dans cette histoire, il y a trois guerres en une.

  • Celle entre l’Ukraine et la Russie, qui remonte à la première indépendance de l’Ukraine il y a cent ans.
  • La guerre entre Ukrainiens de l’ouest et de l’est, ensuite.
  • Enfin, le conflit entre Russes et Américains autour de la question « à quelle zone d’influence appartient l’Ukraine ? ».

Depuis vingt ans, une guerre sourde se livre autour de cette question qui est aujourd’hui ouverte puisque les Etats-Unis sont engagés aux côtés de l’Ukraine à hauteur de cent milliards de dollars, dont environ trente rien que pour les armements. L’Europe, elle, a mis quelque cinquante milliards d’euros. Il n’y a pas beaucoup d’exemples dans l’histoire d’une concentration pareille d’efforts sur un pays donné. On ne l’a pas fait pour l’Arménie ou pour la Géorgie. Je crois depuis le début que tout cela aurait dû être traité par la négociation. C’était l’objectif des accords de Minsk. L’Ukraine aurait pu être à la fois neutre et membre de l’UE comme ce fut le cas, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de la Finlande et de l’Autriche.

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Comment expliquez-vous qu’ils n’aient pas produit de résultats ?

Les Ukrainiens n’ont jamais pris les mesures nécessaires pour assurer l’autonomie du Donbass, les Russes, de leur côté, n’ont pas vraiment retiré leurs forces, et les Européens se sont désintéressés du contrôle de l’application des accords. Je vous rappelle que le gazoduc Nord Stream 2 a été ouvert, à la demande des Allemands, après l’annexion de la Crimée par les Russes. C’est pour cela qu’aujourd’hui, je suis quelque peu exaspéré par ce climat de frénésie émotionnelle. Comme le dit justement Edgar Morin, « parler de cessez-le feu, de négociations, est dénoncé comme une ignominieuse capitulation par les belliqueux, qui encouragent la guerre qu’ils veulent à tout prix éviter chez eux ».

L’Ukraine était tout simplement un impensé européen

Toute cette période depuis la fin de l’URSS et la deuxième indépendance de l’Ukraine il y a trente ans a été marquée par l’indifférence totale du monde occidental et européen envers l’Ukraine. Personne n’y allait. Je dois être le seul responsable politique français à avoir été présent sur la place Maïdan en 2004, lors de la révolution orange, et en 2014, lors du renversement du président Viktor Ianoukovytch. L’Ukraine était tout simplement un impensé européen. Quant aux Américains, ils ne se sont intéressés à l’Ukraine les dernières années avant l’invasion russe que pour empêcher toute livraison d’armes sous Barack Obama, puis sous Donald Trump pour savoir si le fils de Joe Biden était dans le conseil d’administration d’une société gazière ukrainienne et s’il était corrompu.

L’Allemagne s’est installée, et a installé toute l’Europe, dans une dépendance totale au gaz russe. Tout le modèle économique allemand était fondé sur l’énergie à bon marché importée de Russie et sur les exportations en direction de la Chine. Dans le même temps, on désarmait massivement en Europe pour faire des économies. Aujourd’hui, on se retrouve avec deux cents chars en Allemagne et deux cents en France. C’est incroyable ! Nous nous sommes installés dans une dépendance à l’égard de la Russie et avons fait comme si le problème de l’Ukraine allait se résoudre de lui-même. Or, il ne s’est pas résolu.

Il n’y avait pas de solution par la négociation, puisqu’en décembre 2021, l’exigence de la neutralité de l’Ukraine avancée par les Russes a une nouvelle fois été refusée. Et pas de solution non plus par une dissuasion suffisamment crédible des Occidentaux pour prévenir les Russes d’envahir l’Ukraine, les Américains avertissant même que l’invasion était imminente, tout en insistant sur le fait qu’ils n’interviendraient pas. Toutes les conditions étaient donc réunies pour un désastre. Et on a eu le désastre.

C’est pour cela que quand nous sommes passés de l’indifférence à une frénésie guerrière, les stratèges de salon répétant sur tous les plateaux de télévision que la victoire est au bout du missile Himars, j’ai eu envie de me pincer. Ceux qui ne se sont jamais occupés de l’Ukraine depuis vingt ans sont aujourd’hui ceux qui disent qu’il faut aller à Moscou, renverser Poutine et le traîner devant un tribunal international. Sans savoir ce qu’implique d’infliger une défaite militaire à une super­puissance nucléaire. A supposer même que l’armée russe défaite entraîne un renversement de régime à Moscou, sommes-nous si sûrs que le régime suivant sera démocratique ? Ou bien faut-il craindre, comme Henry Kissinger (NDLR : secrétaire d’Etat américain de 1973 à 1977), qu’il en résulte une phase d’énorme instabilité qui pourrait être exploitée à l’intérieur comme de l’extérieur de la Russie, dans un pays immense qui recèle quinze mille armes nucléaires ?

Je ne sais plus où il est, Emmanuel Macron. Il a dit tout et son contraire

Vous sentez-vous plus proche de la prudence d’un Olaf Scholz que du suivisme proaméricain d’un Emmanuel Macron ?

Je ne sais plus où il est, Emmanuel Macron. Il a dit tout et son contraire. Il a parlé de la France comme d’une « puissance d’équilibre ». On aurait pu espérer que la France aide l’Ukraine sans rompre avec Moscou et se trouve ainsi en position de médiatrice. Dommage que ce rôle échoue aujourd’hui à la Turquie. Le gaullisme aurait-il migré sur le Bosphore ?

Quant à Olaf Scholz, il a eu raison de poser implicitement les questions : « Quelle est l’étape suivante ? », « Que se passe-t-il si l’offensive ukrainienne échoue ou, au contraire, si elle réussit ? », « Qu’advient-il si l’armée russe s’effondre ? ». Les Allemands ont peut-être gardé quelques souvenirs de l’immense bataille de chars de Koursk, en juillet-août 1943, où étaient engagés six mille chars et deux millions de combattants. Quand vous vous lancez dans une escalade, ne faut-il pas savoir comment pouvoir redescendre ? Et, surtout, quel en est le but ? Je suis très inquiet de voir que nos gouvernants se dirigent comme les somnambules de 1914 vers une situation qu’ils ne contrôlent pas. Il faut profiter de cette période d’accalmie sur le front militaire pour essayer – je sais que c’est très difficile – de trouver les voies et moyens d’en sortir. Ils existent. C’est retourner aux frontières du 23 février 2022, organiser des élections sous le contrôle de l’ONU dans les territoires de l’Est de l’Ukraine, et mettre en place un plan de reconstruction de l’Ukraine dont la Russie assurera une partie du financement, et trouver, lors d’une conférence de paix, le modus vivendi pour assurer des garanties de sécurité aux deux parties. Si on ne fait pas cela, la guerre continuera pendant toute l’année 2023. Peut-être sera-t-elle contenue. Peut-être pas. Peut-être que dans trois mois, nous serons en train de livrer des chasseurs bombardiers à l’Ukraine.

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La solution au conflit ne peut pas être militaire ?

Le chef d’état-major des armées des Etats-Unis Mark Milley, le patron militaire du Pentagone, a dit à deux reprises, y compris lors de la réunion de Ramstein, le 20 janvier, que « reprendre militairement, cette année, les territoires perdus sera très très difficile ». Veut-on ­prolonger la boucherie, et jusqu’où ? Se poser la question est légitime, surtout quand quatre puissances nucléaires sont ­impliquées dans le conflit.

En ce qui concerne l’approvisionnement en armes, votre position est-elle de garantir les moyens pour assurer la défense de l’Ukraine et pour prévenir une contre-offensive russe ?

Les démocraties ont montré qu’elles étaient capables de le faire. Le perdant de cette guerre, c’est la Russie. Ce que Vladimir Poutine peut essayer de conserver, ce sont les territoires conquis et les annexer mais il n’y parviendra qu’au terme d’une guerre longue, qui aura aussi des conséquences économiques sur la Russie à long terme. Il a intérêt à négocier. Et nous aussi, nous avons intérêt à négocier parce que nous n’allons pas porter éternellement à bout de bras une situation comme celle-là, avec des conséquences dévastatrices sur les plans économique et politique – surtout en Europe. Je pense que cette guerre est une tragédie pour l’ensemble du continent européen. Le moment est venu de penser ensemble à résoudre ce conflit autrement qu’en livrant des chars

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