Plus d’un million de personnes ont défilé en France, le 19 janvier, contre la réforme des retraites avec en principale ligne de mire le recul de l’âge de départ à 64 ans. © belga image / photo news

Réforme des retraites en France: jusqu’où ira l’épreuve de force?

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Revigorés par le succès de la première mobilisation contre la réforme des retraites, les syndicats se préparent à un combat acharné. Le gouvernement semble ne vouloir transiger qu’à la marge. Légitimité du Parlement contre légitimité de l’opinion.

Le contexte

Le projet de loi de réforme des retraites, dont la principale mesure prévoit un recul de l’âge du départ à 64 ans, a été présenté au Conseil des ministres le 23 janvier, en France, entre deux mobilisations des organisations syndicales unies pour s’y opposer. La première manifestation, le 19 janvier, a rassemblé entre 1,2 et deux millions de protestataires, un succès pour les syndicats. Un deuxième rassemblement est prévu le 31 janvier. La marge de négociation semble faible. Les syndicats s’accrochent au retrait de la mesure d’âge, le président Macron à une réforme «emblématique» de son deuxième mandat. D’autant qu’il peut compter sur les députés Les Républicains pour la faire adopter.

Le combat continue. Fortes de la participation importante de travailleurs lors des manifestations du 19 janvier à Paris et dans plusieurs villes de France – premier acte de la contestation dans la rue de la réforme des retraites voulue par la Première ministre, Elisabeth Borne, et le président Emmanuel Macron –, les organisations syndicales, dont l’union n’a pas encore connu d’entorses, accroissent la pression en appelant à une nouvelle mobilisation le 31 janvier.

Le bras de fer entre les syndicats et le pouvoir semble donc appelé à durer. Et son issue reste incertaine. Professeur de science politique à l’université Bourgogne-Franche-Comté et coauteur de Anatomie du syndicalisme (Presses universitaires de Grenoble, 2021), Dominique Andolfatto décrypte les enjeux de cette bataille, pour les syndicats comme pour Emmanuel Macron.

La première mobilisation contre la réforme des retraites, le 19 janvier, a-t-elle été un succès pour les organisations syndicales?

Ce fut un succès, oui. Les manifestations ont été massives et pacifiques, hormis de rares dérapages du fait de black blocs ou de l’ultragauche qui ont conduit à quelques arrestations. Le cap symbolique du million de personnes dans les rues a été franchi. Cela place cette première journée de manifestation au niveau des plus importantes depuis 1995: cinq ou six ont atteint ou dépassé ce chiffre depuis une trentaine d’années. Pour les syndicats, c’est d’autant plus un succès qu’ils étaient inquiets, craignant de ne pas retrouver un nombre de manifestants au moins comparable à celui de 2019, lors d’un précédent projet de réforme des retraites, finalement abandonné avec la crise du Covid. Ainsi, beaucoup ne se risquaient pas à faire un pronostic, même si le leader de la CGT, longtemps premier syndicat de France et proche du Parti communiste, Philippe Martinez, fanfaronnait en tablant sur «des millions» de grévistes. Toutefois, les syndicats ne doivent pas trop s’enivrer de ce succès, comme cela semble être le cas. Il leur faut garder la tête froide. Cela ne suffira pas pour que le gouvernement relance des discussions avec eux ou amende son projet.

Macron appartient à une génération plutôt asyndicale. Il trouve ces organisations dominées par une pensée économique dépassée.

Dans l’histoire du syndicalisme en France, l’unité des organisations syndicales autour d’un même objectif est-elle rare?

Il existe en France, comme dans beaucoup d’autres pays, un pluralisme syndical. Des raisons idéologiques, culturelles, professionnelles l’expliquent. Cela n’a jamais interdit des rencontres, des alliances, des revendications en commun. Mais cela entretient aussi des divisions, des méfiances réciproques, des tensions et des concurrences. Il y a eu de grands moments d’unité, comme dans les années 1960 entre la CGT (Confédération générale du travail) et la CFDT (Confédération française démocratique du travail). Ensuite, il y eut des ruptures. Puis des retrouvailles, comme à la fin des années 1990 quand la CFDT fit la courte échelle à la CGT pour lui permettre d’intégrer la Confédération européenne des syndicats, à Bruxelles. Dans la période récente, on a vu de nombreuses démarches communes – certes moins visibles que les démonstrations de rue – auprès des pouvoirs publics pour des réformes du droit syndical, un financement obligatoire du syndicalisme par les salariés et l’Etat, la défense du dialogue social pendant la crise du Covid… L’union n’ est donc pas si rare, mais cela fait longtemps qu’elle n’avait pas été aussi démonstrative. La nouveauté se situe plus dans la communication que sur les questions de fond: on voit la volonté de rendre spectaculaire la médiatisation de cette unité.

Dans la contestation de la réforme des retraites, les syndicats se jaugent, ce qui exclut a priori un renoncement aux revendications principales.
Dans la contestation de la réforme des retraites, les syndicats se jaugent, ce qui exclut a priori un renoncement aux revendications principales. © belga image

Cette unité pourrait-elle être rompue par une attitude plus conciliante d’un «syndicat réformiste» comme la CFDT en cas de geste du gouvernement?

Si le gouvernement ne renonce pas au recul de l’âge de la retraite, la CFDT n’acceptera aucun compromis. Le mandat qui a été donné à son leader, Laurent Berger, lors du dernier congrès du syndicat en juin 2022, est clair: ne rien céder sur ce point.

Le gouvernement peut-il encore faire un geste? Sur l’âge de départ ou sur le critère de la pénibilité?

Pour tous les syndicats, le recul de 62 à 64 ans est rédhibitoire. Une telle mesure ne passera pas. Ou alors il faudrait envisager une trahison d’un des acteurs de l’union, ce qui est impensable. De l’autre côté, le gouvernement serait-il vraiment intéressé à faire une réforme des retraites à 63 ans? Cela deviendrait assez négligeable pour l’équilibre financier recherché. Par contre, les syndicats sont naturellement ouverts à des améliorations de la prise en compte des carrières longues pour le calcul des retraites ou de la pénibilité, ou à une retraite minimale qui se rapprocherait du salaire minimal. Mais on devine que cela ne résoudra pas le problème de financement qui est posé. Cela l’aggraverait, même si, en parallèle, il n’y avait pas de mesures d’âge. Toute conciliation semble donc impossible. On se trouve dans une impasse.

L’ élément le plus redouté par le gouvernement réside-t-il dans des blocages de l’approvisionnement en hydrocarbures ou en électricité qui paralyseraient une partie du pays?

C’est sans doute là qu’il y a le plus d’inquiétude. Quelques poignées de syndicalistes dans les raffineries sont même davantage redoutés que des centaines de milliers de manifestants dans les rues. Mais le gouvernement dispose aussi de l’arme des réquisitions de personnel, qu’il ne s’est pas privé d’employer lors de grèves dans ce secteur, à l’automne 2022. Cela dit, ces réquisitions sont toujours difficiles et des débordements sont toujours possibles. En revanche, pour des raisons pénales, il n’est plus vraiment possible de procéder à des coupures d’électricité. Les syndicalistes qui y recourraient s’exposeraient à des risques juridiques considérables.

Il y a, en France, une aspiration à une autre vie, à une nouvelle vie après le travail. Et elle doit se dérouler dans de bonnes conditions de santé.

Le reproche fait à Emmanuel Macron, depuis le début de son premier mandat, d’avoir «méprisé» les corps intermédiaires et les syndicats, complique-t-il la faculté de faire adopter la réforme des retraites par la population?

C’est, en fait, interpréter la réalité. Emmanuel Macron ne s’est pas plus montré distant à l’égard des syndicats que ses prédécesseurs. Lui et le ministre du Travail les ont autant reçus et écoutés. Mais Macron appartient à une génération plus critique à l’égard des syndicats, une génération plutôt asyndicale. Il trouve ces organisations dominées par une pensée économique dépassée. Il les juge archaïques. Pour lui, les syndicats ont surtout un rôle de médiateur dans les rapports de travail au quotidien.

Le spectre du retour d’un mouvement comme les gilets jaunes, moins structuré et potentiellement plus violent, ne place-t-il pas les syndicats en position de force pour obtenir malgré tout quelque chose de la part du gouvernement?

Ces gilets jaunes ont pratiquement disparu de la scène sociale et politique depuis des mois. Les rassemblements qu’ils ont tenté de relancer le 7 janvier ont fait un flop. On ne les a pas vus davantage ressurgir lors de la manifestation du 19 janvier. C’était effectivement un risque pour les syndicats et un motif d’inquiétude. Mais ils semblent levés pour le moment. Les syndicats ont consolidé leur légitimité.

Qu’est-ce que cette forte contestation du report de l’âge de départ à la retraite, pourtant adopté dans la plupart des autres pays d’Europe, dit du rapport des Français au travail ou à la décision politique?

«Heureux comme Dieu en France», dit un proverbe allemand. Bien des militants, et pas seulement eux, proclament également: «Nous ne voulons pas perdre notre vie pour la gagner.» Bref, il existe en France, et sans doute pas seulement dans ce pays, une aspiration à une autre vie, à une nouvelle vie après le travail. Et elle doit se dérouler dans de bonnes conditions de santé. D’où le rejet d’une réforme qui recule l’âge de la retraite de deux ans, après une précédente réforme du même type, en 2010. Bien sûr, cette aspiration est difficilement conciliable avec des considérations plus froides et responsables de l’équilibre financier des régimes de retraite. On verra très vite où se placera le curseur…

Pour la Première ministre Elisabeth Borne et le président Emmanuel Macron, la réforme des retraites est «juste» et «nécessaire».
Pour la Première ministre Elisabeth Borne et le président Emmanuel Macron, la réforme des retraites est «juste» et «nécessaire». © getty images

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