Un quart du cobalt congolais est issu de mines artisanales où les creuseurs, souvent très jeunes, travaillent dans des conditions dangereuses. © reuters

RDC: « Au lieu de développer une géopolitique audacieuse, on s’enlise dans des réflexes de pénitence »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Pourquoi la RDC, pays au sous-sol très riche, reste-t-elle si pauvre? Auteur de Cobalt blues, le journaliste Erik Bruyland estime que la Belgique a une lourde responsabilité dans le dépérissement du Congo postcolonial. Il en analyse les conséquences.

« Erik, arrête de nous enquiquiner avec tes histoires congolaises! » Lassé d’entendre ses amis lui reprocher de parler sans cesse de son pays natal, le Congo, et des « vautours » qui ont fait main basse sur les richesses minières de l’ancienne colonie belge, le journaliste Erik Bruyland s’est décidé à écrire le livre qui le tenaillait depuis longtemps. La crise sanitaire, nous confie-t-il, l’a particulièrement aidé à concrétiser ce projet qui relève de la catharsis: les mois de confinement ont été pour lui l’occasion de rassembler ses réflexions sur le dépérissement économique de la République démocratique du Congo et le rôle de la Belgique dans la déconfiture de l’industrie minière katangaise.

Avec, en filigrane, cette question centrale: pourquoi le Congo, souvent qualifié de « scandale géologique » tant son sous-sol est riche en ressources minérales (cuivre, cobalt, coltan, or, diamants…), n’est-il pas devenu un pays prospère, l’un des fers de lance économiques de l’Afrique? Dit autrement, quels mécanismes ont empêché le démarrage, en RDC, d’une économie de transformation du minerai profitant à la population congolaise?

Quand les mines seront épuisées, la dernière occasion de sortir les Congolais de la pauvreté sera passée.

Erik Bruyland est né à Kolwezi, ville créée en 1937 pour abriter le siège des mines de l’Ouest de la société belge Union minière du Haut Katanga (UMHK). Les riches gisements de la cité et des alentours ont été un moteur économique du pays et ont plus que jamais une importance géostratégique pour les acteurs dominants de la scène mondiale. Né sept ans et demi avant l’indépendance du Congo (le 30 juin 1960), l’auteur de Cobalt blues a passé toute son enfance à Kolwezi et y a dirigé l’entreprise familiale de 1978 à 1984. « Ce parcours personnel m’a rendu hésitant et a compliqué l’accouchement de mon livre, avoue-t-il. En tant que Blanc ayant vécu au Congo, je suis forcément suspect aux yeux des experts auto-proclamés de l’Afrique centrale, des compatriotes affairistes qui ont profité de combines lucratives en RDC et des dirigeants de Kinshasa et de Lubumbashi qui craignent que je dévoile leurs agissements et manipulations. »

Remontrances et intimidations

Devenu journaliste au magazine économique Trends en 1985, Erik Bruyland a publié de nombreuses enquêtes sur les traders et aventuriers du secteur minier katangais et leurs transactions. Il a dénoncé le démantèlement et le pillage, par des entreprises étrangères, de la Gécamines (GCM), la compagnie d’Etat congolaise héritière de l’Union minière. Certains de ses articles lui ont valu les remontrances d’instances officielles belges (Louis Michel, Armand De Decker…) et une série d’assignations en justice lancées par l’homme d’affaires belge George Forrest, suspecté de figurer parmi les bénéficiaires de contrats léonins au Katanga. Après son départ de l’hebdomadaire, en 2012, le journaliste est resté en contact régulier avec ses amis et relations en RDC. Il a continué à observer la déconfiture de l’industrie minière dans la partie congolaise de la Copperbelt, la ceinture de cuivre, et l’affaiblissement consécutif de toute l’économie congolaise.

Comme le titre de son livre le suggère, Cobalt blues a pour fil rouge la ruée vers l' »or bleu », produit dérivé de l’extraction du minerai de cuivre. Le Congo est le principal exportateur de cobalt: plus de 60% de la production mondiale de ce minerai y sont extraits. Les circuits d’approvisionnement sont marqués par la corruption. Un quart du cobalt congolais est issu de mines artisanales où les creuseurs, souvent très jeunes, travaillent dans des conditions dangereuses. L’explosion de la demande de cobalt est due au fait que ce métal est un ingrédient essentiel à la fabrication des nouvelles générations de batteries pour les smartphones, les ordinateurs et les voitures électriques, marché appelé à connaître une forte croissance d’ici à 2030 et au-delà.

Les Chinois ont fait main basse sur toute la chaîne des matières premières congolaises - cobalt, lithium, germanium, terres rares... - indispensables aux technologies du XXIe siècle.
Les Chinois ont fait main basse sur toute la chaîne des matières premières congolaises – cobalt, lithium, germanium, terres rares… – indispensables aux technologies du XXIe siècle.© getty images

Les dix prochaines années cruciales pour le Congo

« Les dix prochaines années seront cruciales pour l’avenir de la RDC, prévient Erik Bruyland. La demande mondiale en cobalt et autres produits stratégiques va battre des records en raison de la relance économique postcoronavirus et de la transition énergétique. Quand les mines congolaises seront épuisées, ce qui finira par arriver, il sera trop tard: la dernière occasion de développer le pays et d’améliorer le sort de sa population sera passée. Voilà pourquoi il est urgent que les Congolais commencent à bénéficier des retombées de l’exploitation du sous-sol de leur pays. »

Vendu à l’état brut, l’or bleu profite peu à l’économie congolaise. La transformation du minerai, acheté à bas prix, est effectuée par de puissants groupes étrangers, dont les plus importants sont le géant anglo-suisse Glencore, premier producteur mondial de cobalt, et la firme chinoise China Molybdenum, qui a racheté à l’Américain Freeport la mine phare de Tenke Fungurume en 2016, et une autre mine de cuivre-cobalt, celle de Kisanfu, il y a six mois. Ces deux producteurs sont les principaux fournisseurs de Tesla, Apple, Samsung, Huawei et autres grosses entreprises du secteur des hautes technologies. Plus de 80% de la production congolaise part vers la Chine – au départ des ports de Dar es Salam, en Tanzanie, ou du Cap, en Afrique du Sud -, où une dizaine de raffineurs assurent la transformation finale en métal cobalt.

Les riches gisements de Kolwezi, au Katanga, ont une importance géostratégique.
Les riches gisements de Kolwezi, au Katanga, ont une importance géostratégique.© getty images

Notre dépendance croissante à la Chine

Erik Bruyland met en garde les Européens contre leur dépendance croissante des géants chinois, qui ont fait main basse sur toute la chaîne des matières premières – cobalt, lithium, germanium, terres rares… – indispensables aux technologies du XXIe siècle. Cette dépendance aux lourdes conséquences géopolitiques aurait pu être évitée, selon lui: « Une multinationale belgo-congolaise prospère aurait pu voir le jour si les dirigeants de la Société générale de Belgique n’avaient pas rejeté, en 1966, l’offre du président Mobutu d’exploiter conjointement les mines de cuivre et de cobalt. Par rancune après la nationalisation de l’Union minière en 1967, les entreprises du groupe de la Générale n’ont plus investi un centime dans la Gécamines. »

Au lieu de développer une géopolitique eurafricaine audacieuse, on s’enlise dans des réflexes de pénitence. » – Erik Bruyland, ancien journaliste à Trends

Néanmoins, la Belgique contrôlait encore, dans les années 1980, ces minéraux congolais qui se révèlent aujourd’hui essentiels à la réalisation du Green Deal, au virage vers une économie plus verte: « Le cuivre et le cobalt étaient toujours raffinés en Belgique et la GCM avait peu de contrôle sur la commercialisation de ses produits miniers, remarque l’auteur. Au milieu des années 1990, il était encore possible de relancer la Gécamines. Une équipe de management professionnel avec une vision à long terme aurait même pu en faire l’une des premières multi-nationales minières d’Afrique. Pour éviter le départ des techniciens belges, Bruxelles devait recommencer à subventionner les trois écoles privées à programme belge au Katanga. Du capital belge aurait pu être injecté pour sortir la GCM du marasme. Mais l’occasion de remettre la société minière d’Etat sur la bonne voie a vite été gâchée. Sous Kabila père et fils, Bruxelles a préféré soutenir de soi-disant intérêts belges. Le complexe minier intégré depuis 1906 a été démantelé pour que des partenaires privés bénéficiant de connexions politiques puissent exploiter ses mines de cobalt et de cuivre. Les ONG et les activistes congolais se souviennent avec amertume de la passivité du gouvernement belge et de la commission d’enquête parlementaire Grands Lacs 2001-2003 sur le pillage des ressources naturelles de la RDC. »

Déraillements postcoloniaux

Au moment même où Erik Bruyland rédigeait Cobalt blues, le débat sur le passé colonial s’est emballé en Belgique: prises de position de la diaspora africaine en faveur d’une « décolonisation des esprits », statues de Léopold II vandalisées ou retirées de l’espace public, manifestations du mouvement Black Lives Matter contre le racisme, regrets du roi Philippe pour les « souffrances et humiliations » de la période coloniale, création d’une commission parlementaire chargée de faire la lumière sur ce passé et de proposer des pistes de « réconciliation »…

Le journaliste ne conteste pas l’utilité des débats actuels sur la colonisation, mais déplore que « ces palabres masquent ce qui s’est passé par la suite, après l’indépendance du Congo. » Il explique: « Les relations entre la Belgique et son ancienne colonie auraient pu prendre une autre tournure si Bruxelles avait su adopter, après 1960, les bonnes mesures à des moments historiques. Chaque fois que les Congolais ont tenté de briser l’oppression politique et économique, ils n’ont pu compter sur le soutien de la Belgique. Les responsables politiques belges et congolais sont coresponsables des déraillements postcoloniaux. »

Les responsables politiques belges et congolais sont coresponsables des déraillements postcoloniaux.

L’auteur plaide pour « un Black Lives Matter aussi en Afrique« : « Après des décennies de concentration du pouvoir entre les mains d’une petite élite qui a structuré les leviers économiques pour extraire la richesse du pays, et après des milliards dépensés en coopération au développement aux effets quasiment nuls, il est évident que les solutions ne peuvent venir que des Africains. »

Erik Bruyland
Erik Bruyland

Des regrets, mais pas d’audace

Erik Bruyland poursuit, à contresens du discours officiel actuel: « Aujourd’hui, au lieu de développer une politique eurafricaine audacieuse, la Belgique et d’autres pays européens s’enlisent dans des réflexes de pénitence. » Il reconnaît toutefois que le colonialisme a causé de profondes souffrances et des dommages. Il ne nie pas les crimes et la maltraitance dans l’Etat indépendant du Congo et les atteintes à la dignité humaine au temps du Congo belge. Mais, ajoute-t-il, « la colonisation n’était pas un monopole européen et elle correspondait à une époque où le monde occidental était en pleine expansion liée à sa révolution industrielle. Plus de soixante ans se sont écoulés depuis l’indépendance. Cette période de l’histoire du pays est donc devenue plus longue que les cinquante-deux ans de Congo belge. Plus de 85% de la population congolaise n’a jamais connu la colonisation. Le Congo a construit sa propre histoire. »

Alors que son sous-sol regorge de richesses, la RDC est toujours classée parmi les dix pays les plus pauvres de la planète. Depuis un quart de siècle, les massacres et violations des droits de l’homme sont incessants dans l’Est du pays. « Ce sont surtout ces drames-là qui devraient mobiliser l’opinion, avance Erik Bruyland. Il faut essayer de comprendre pourquoi le Congo est à la traîne, quelles ont été les occasions manquées. Osons même cette question naïve: pourquoi n’existe-t-il pas, en RDC, une  »Cobalt Valley », pendant katangais de la Silicon Valley, la pépinière californienne des start-up et des géants des technologies de pointe? L’histoire de  »l’or bleu », métaphore des bouleversements postcoloniaux congolais, mérite, me semble-t-il, autant d’attention que celle, tant racontée du XIXe au XXIe siècle, du  »caoutchouc rouge », symbole des exactions commises au Congo sous administration léopoldienne. »

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