Romain Landmeters : " Beaucoup de professeurs expédient ou délaissent cette matière, souvent par manque de temps." © BELGAIMAGE

Congo: « Les politiques n’ont pas les bases de ce qu’on voudrait que nos enfants maitrisent » (entretien)

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

La période de la colonisation par notre pays reste peu enseignée dans les écoles secondaires. Cette carence pèse sur les rapports entre les jeunes Belgo-Africains et la Belgique. Entretien avec Romain Landmeters, historien, spécialiste du fait colonial.

Caroline Désir veut rendre obligatoire l’enseignement de l’histoire du Congo, du Rwanda, du Burundi et de la colonisation belge. La ministre a demandé un état des lieux et sollicité un groupe de travail. Ce dernier devra se pencher sur les référentiels des 5e et 6e années secondaires.  » Cet enseignement sera obligatoire pour tous les élèves, dans toutes les filières, pour tous les pouvoirs organisateurs.  » Même souhait en Flandre où, si les programmes ont été récemment  » corrigés « , cet enseignement n’est toujours pas obligatoire et systématique. Ce que le ministre Ben Weyts (N-VA) promet, lui aussi, de changer.

Romain Landmeters est doctorant FNRS-Fresh en histoire contemporaine à l’université Saint-Louis – Bruxelles (1), au sein du Centre de recherches en histoire du droit, des institutions et de la société (CRHIDI). Il rappelle qu’enseigner la colonisation belge reste la première des revendications des Belgo-Congolais, Belgo-Rwandais et Belgo-Burundais dans la lutte contre les discriminations dont ils sont victimes (2). Or, bien que certains enseignants d’histoire, plus courageux ou mieux préparés abordent la colonisation belge, beaucoup d’autres délaissent cette matière.

Il y a deux ans, dans Le Vif/L’Express, vous releviez que l’histoire coloniale restait peu enseignée. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Pas grand-chose n’a changé. D’ailleurs, nous disposons de très peu d’informations sur l’évolution des travaux des concepteurs des nouveaux référentiels. Si nous constatons peu d’amélioration dans les connaissances des élèves, il me semble crucial d’enquêter sur les pratiques enseignantes, à propos desquelles nous en savons encore moins. Le programme des élèves de 5e et 6e secondaire général date de… 1999 et est toujours d’application. Pour rappel, il y est bien prévu de s’attarder sur les moments clés  » Le monde et l’impérialisme des pays industrialisés  » et  » la décolonisation et les relations Nord-Sud  » et de comprendre les concepts de colonisation et de décolonisation. Par contre, étudier la colonisation spécifiquement belge n’est pas obligatoire ; elle ne prévaut pas sur l’étude de l’entreprise coloniale dans l’Inde britannique ou l’Algérie française.

Étudier la colonisation belge n’est pas obligatoire ; elle ne prévaut pas sur l’étude de l’entreprise coloniale dans l’Inde britannique ou l’Algérie française.

Caroline Désir s’est engagée à rendre obligatoires les cours sur l’histoire du Congo et de la colonisation, déclarant que  » nous ne pouvons plus tolérer cette lacune « .

Je me réjouis qu’une ministre s’en empare enfin. J’espère qu’elle ira jusqu’au bout, même s’il me semble qu’après ses déclarations publiques, elle pourra difficilement faire marche arrière. Quand Marie-Martine Schyns, alors ministre de l’Education (CDH), a demandé à mon centre de recherches un avis sur les nouveaux référentiels ( NDLR : les objectifs du cours) et programme ( NDLR : comment les enseigner) d’histoire à destination des élèves de la 3e à la 6e de l’enseignement qualifiant, nous avons formulé des critiques. L’un comme l’autre répercutent une vision vague, réductrice, voire erronée de la colonisation belge. Marie-Martine Schyns n’a pas donné suite.

Le contenu de l’histoire de la colonisation suscite-t-il également la critique ?

Les programmes se focalisent essentiellement sur deux périodes, celle de la conquête, sous Léopold II, et celle de la décolonisation, sous Baudouin Ier. Entre les deux, c’est comme si rien ne s’était passé : on évoque finalement peu le système colonial mis en place au Congo (puis au Ruanda-Urundi) de 1908 à 1960, lorsque la Belgique était aux manettes. Le quotidien de la colonisation – qu’est-ce qu’être Congolais(e) à l’époque, vivre sous une domination coloniale, dans un régime raciste où il y a des écoles et une justice pour les Blancs, d’autres pour les Noirs… -est très largement sous-estimé. Si l’on considère en particulier le dernier programme élaboré, les colonisés n’y sont pas, à l’inverse des Blancs, présentés comme des acteurs mais comme un groupe compact indifférencié. Autrement dit, ils sont des  » objets d’histoire « . De plus, le fait colonial est présenté par le biais des concepts de la  » migration  » et du  » développement « . D’une part, c’est tout simplement faux. En 1900, il y avait 2 000 Européens au Congo. Rien à voir l’émigration de la même époque aux Etats-Unis, dite  » de peuplement « . D’autre part, la notion de développement, si elle sous-entend que la colonisation a eu un rôle positif, n’est pas questionnée comme un prolongement de la mission civilisatrice. Enfin, on peut regretter que ce système colonial ne soit pas inscrit dans le temps long. Si l’on aborde pas l’histoire de l’Afrique, on sous-entend qu’il n’y avait rien avant que les Belges ne débarquent.

Que maîtrisent alors les élèves de ce pan de l’histoire ?

Il demeure un pan peu maîtrisé. Et je suis surpris qu’aujourd’hui, tous les politiques y aillent de leur avis dans ce qu’ils croient être un débat, alors que les historiens sont unanimes. On replonge dans une  » congomania  » que nous avions connue il y a dix ans, à la sortie du livre de David Van Reybrouck. Et pourtant, lorsque j’entends les politiques s’exprimer, je crois qu’ils n’ont pas les bases de ce que l’on voudrait que nos enfants maîtrisent. Je pense, par exemple, aux propos de Louis Michel ( NDLR : ancien ministre libéral et ancien commissaire européen). En résumé, lorsqu’il dit que  » bien des citoyens congolais se souviennent qu’il y avait des écoles, des hôpitaux, des routes, une administration « , il sous-entend que la colonisation a aussi été positive. Mettre en balance ses supposés points positifs et négatifs est un exercice complètement dépassé. Il s’agit d’un raisonnement biaisé qui n’a pas de sens dans la démarche historique, d’autant que de nombreux spécialistes ont démontré que ces établissements contribuaient surtout à asseoir la domination belge. Ce type de déclarations est un grand classique, tout comme de dire qu’il faut comprendre les crimes commis sous Léopold II selon les normes et les moeurs de l’époque. Pourquoi a-t-on alors envoyé une commission d’enquête en 1904 ?

Pour Romain Landmeters, les programmes scolaires répercutent une vision vague, réductrice, voire erronée de la colonisation belge.
Pour Romain Landmeters, les programmes scolaires répercutent une vision vague, réductrice, voire erronée de la colonisation belge.© AP.0.0.38508, COLLECTION MRAC TERVUREN ; PHOTO FOREAMI, 1937

Les professeurs sont-ils assez équipés et formés pour enseigner l’épisode colonial et la décolonisation ?

Certains professeurs n’ont pas reçu eux-mêmes cet enseignement à l’université. Par exemple, un étudiant en histoire médiévale qui a obtenu son agrégation n’a pas nécessairement abordé cette période. Beaucoup expédient ou délaissent cette matière, souvent par manque de temps. En revanche, les outils pédagogiques existent ; on ne doit pas en refaire. Peut-être les adapter. Le problème, c’est leur diffusion, ils ne sont souvent pas transmis. Je trouve enfin qu’un travail est nécessaire en matière de formation continue.

A partir de quel âge aborder cette thématique dans le cursus scolaire ?

Aujourd’hui, elle est enseignée en 4e secondaire, dans le qualifiant, et fait partir du programme en 5e et 6e dans le général. Dans le cadre de la mise en place progressive du  » tronc commun  » – le même programme pour tous les élèves jusqu’à l’âge de 15 ans au lieu de 14 ans aujourd’hui – il est prévu de l’avancer en 1er et 2e années. Or, je crains, comme l’exprimait l’historienne Chantal Kesteloot à propos de la Shoah, qu’il s’agisse d’un sujet complexe à aborder avec des élèves si jeunes. La thématique reste fort chargée émotionnellement. Si l’on convie un témoin en classe, il est indispensable de préparer sa venue en amont et d’être capable de mesurer le niveau émotionnel que cela va susciter.

En Flandre, le référentiel et le programme ont été corrigés et s’appliquent depuis la rentrée scolaire de 2019.

Malgré tout, vous pointez un fossé entre les avancées et les perspectives de la recherche récente sur la période coloniale et leur intégration dans les programmes et les manuels scolaires ?

Ce fossé demeure et tend à se creuser. Il suffit de consulter la bibliographie scientifique des programmes et des manuels. Elle date ! Or, une nouvelle génération d’historiens explore désormais de nouveaux champs de recherche. Ainsi, ils étudient l’organisation du travail dans une grande compagnie coloniale d’extraction d’huile de palme, en croisant des archives d’un consortium qui deviendra Unilever et les témoignages des descendants d’ouvriers agricoles congolais ; ou s’intéressent aux femmes congolaises, les ménagères et les concubines des Blancs, à leurs maigres moyens de résistance, elles qui furent longtemps réduites à des figures pittoresques du paysage colonial.

La Flandre pourrait-elle servir d’exemple ?

L’histoire du Congo colonial n’y est pas non plus obligatoire. Mais le référentiel et le programme ont été corrigés en 2014 et ils s’appliquent depuis la rentrée scolaire de 2019. Les deux chevilles ouvrières de la révision sont deux experts de renom, Bruno De Wever, professeur à l’UGent, et, surtout, Karel Van Nieuwenhuyse, professeur à la KULeuven, la référence en matière d’enseignement de l’histoire de la colonisation. Pour chaque période historique, d’ailleurs, ils ont fait appel à des experts de renom. Leur axe, qui est neuf, peut, de fait, nous servir d’exemple, parce qu’ils proposent une histoire non eurocentrée. Tout au long de leur cursus, quand les élèves étudient une période de l’histoire, on les conduit à se poser la question : que se passe-t-il ailleurs, dans d’autres sociétés ? Cela les amène à décentrer leur regard et à comprendre que tout ne n’est pas né en Europe.

Cet enseignement peut-il encourager un changement des représentations collectives ?

Il permet de construire une mémoire collective partagée. L’histoire de la colonisation n’est pas une histoire à part. Elle doit enfin être considérée comme faisant partie intégrante de l’histoire de la Belgique. Mais on ne peut pas mettre toute la pression, toute la charge sur le dos des enseignants. Nous disposons d’autres leviers, des budgets à disposition en Belgique francophone. On peut mobiliser le patrimoine en le  » réparant « . Je pense par exemple au square Patrice Lumumba, du nom de l’un des héros de l’indépendance du Congo, à Bruxelles. Ce type d’hommage est un acte symbolique, qui a son utilité, un geste de réparation. On peut également mobiliser l’éducation permanente… Surtout, intégrer le fait colonial belge dans le décret mémoire me parait urgent. En 2017, un appel à projets d’un montant de 60 000 euros a financé six projets en lien avec la thématique. Le ministre-président Pierre-Yves Jeholet peut rendre cette initiative davantage pérenne. Elle contribuerait également à déconstruire des préjugés et des stéréotypes racistes.

(1) Sa recherche doctorale est jusqu’à présent intitulée Les cerveaux noirs (jaunes rouges) entre (dé-)colonisation et discrimination. Les élites culturelles burundaises, congolaises et rwandaises en Belgique (1945-1975).

(2) Sarah Demart et al., Des citoyens aux racines africaines : un portrait des Belgo-Congolais, Belgo-Rwandais et Belgo-Burundais, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2017.

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