Emmanuel Macron et le président de la Polynésie, l'autonomiste Edouard Fritch ce 27 juillet. © belga

Macron reconnait une « dette » envers la Polynésie française: regretter n’est pas s’excuser

Si des pays ex-colonisateurs ont exprimé des regrets, très peu ont présenté des excuses. C’est que l’excuse publique est un acte politique risqué, qui peut impliquer des réparations. Mais il est indispensable. Pour les descendants des auteurs comme pour ceux des victimes.

Un article de Victor Huon.

C’était ce mardi à Papeete en Polynésie. Emmanuel Macron a déclaré l’Etat français avait« une dette »envers la Polynésie française pour les essais nucléaires réalisés de 1966 à 1996 dans le Pacifique. Le président français a notamment annoncé que les victimes de ces essais, dont certains souffrent de cancer, devaient être mieux indemnisées. »Cette dette est le fait d’avoir abrité ces essais, en particulier ceux entre 1966 et 1974, dont on ne peut absolument pas dire qu’ils étaient propres », a-t-il déclaré. « C’est tout à fait vrai que l’on n’aurait pas fait ces essais dans la Creuse ou en Bretagne », a convenu le chef de l’Etat, rappelant « l’importance que la nation française soit dotée de l’arme nucléaire ».

Dans son discours, il n’a pas prononcé le mot de « pardon » qui était réclamé par des associations de victimes cependant le président de la Polynésie, l’autonomiste Edouard Fritsch, s’est félicité qu’Emmanuel Macron veuille « enfin que la vérité soit mise sur la table » après « 25 ans de silence ».

Un acte politique risqué

En Belgique, le 30 juin 2020, dans d’autres circonstances, pour d’autres blessures, Philippe, roi des Belges, écrit dans une lettre ses profonds regrets au président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, jour du 60e anniversaire de l’indépendance de l’ancienne colonie. Un sentiment d’urgence. Un acte diplomatique d’un chef d’Etat à un autre. Ce jour-là, le roi ne s’adresse pas aux Belges. Il ne leur intime pas de regarder l’histoire en face, leur histoire. Le souverain entame un processus, le sien, celui de la Belgique. La reconnaissance des blessures qu’elle a infligées. Des plaies vivantes, que la Belgique a trop longtemps choisi de laisser à la guérison spontanée, jusqu’au constat flagrant qu’elles ne se refermeront jamais d’elles-mêmes.

S’excuser publiquement est un acte politique risqué, un processus entraînant l’inévitable reconnaissance des crimes commis. Les Etats entrent en dialogue avec les pays anciennement colonisés et entament un processus de réconciliation.

S’ensuit une coconstruction, un cheminement multilatéral, déterminant la nature et l’étendue des réparations que l’Etat colonisateur octroiera à la population victime. Un mécanisme commun, digne et respectueux, où l’histoire coloniale est assumée comme telle. Ça, c’est le scénario idéal. La réalité est différente.

S’excuser publiquement est un acte politique risqué, un processus entraînant l’inévitable reconnaissance des crimes commis.

Une histoire récente

  • Mars 2008 : l’Italie de Silvio Berlusconi s’excuse pour l’occupation sanglante des régions libyennes de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine, de 1911 à 1942. Elle s’engage auprès de Mouammar Kadhafi à verser cinq milliards de dollars de réparation dans les vingt-cinq ans. Une première en Europe, jamais un ancien pays colonisateur n’avait présenté d’excuses publiques, mais une première ambiguë. Avec cet accord, l’Italie s’assure la coopération libyenne en matière d’immigration et une part importante des échanges commerciaux d’énergie fossile. Un mea culpa aux accents néocoloniaux. Néanmoins, l’Etat italien ouvre une brèche.
Libye en 2010: le leader libyen Mouammar Kadhafi en visite officielle dans l'Italie de Silvio Berlusconi, deux ans après la signature d'un traité d'amitié entre les deux pays.
Libye en 2010: le leader libyen Mouammar Kadhafi en visite officielle dans l’Italie de Silvio Berlusconi, deux ans après la signature d’un traité d’amitié entre les deux pays.
  • Décembre 2012: François Hollande reconnaît les violences et les crimes commis par la France en Algérie. Il n’engage aucune réparation et ne s’excuse pas. Cinq ans plus tard, c’est au candidat à la présidentielle Emmanuel Macron de dénoncer le colonialisme et de le qualifier de crime contre l’humanité. Toujours pas d’excuses.
Algérie: visite officielle du Président français François Hollande en 2012, ici à Tlemcen.
Algérie: visite officielle du Président français François Hollande en 2012, ici à Tlemcen.
  • Octobre 2013: face à un long combat judiciaire et la déclassification de ses archives diplomatiques, le Royaume-Uni reconnaît les horreurs de la répression du mouvement de résistance anticoloniale des Mau Mau au Kenya dans les années 1950. Les survivants et leurs héritiers forcent Londres à assumer son histoire. Le gouvernement de David Cameron promet 19,9 millions de livres de réparations. Ici encore, aucune excuse publique.
  • Mars 2020: le roi Willem-Alexander des Pays-Bas se rend en Indonésie pour sa première visite officielle et y présente ses excuses pour les massacres de la guerre d’indépendance (1945-1949). Mieux encore, achevant 75 ans de déni, il reconnaît la date précise de la déclaration d’indépendance de l’Indonésie, le 17 août 1945.
Indonésie en 2020, première visite officielle du Roi Willem-Alexander des Pays-Bas.
Indonésie en 2020, première visite officielle du Roi Willem-Alexander des Pays-Bas.

Ce qui nous mène en Belgique. Un processus est en route. Le démarrage est lent, mais ça avance. En 2002, après la sortie de L’Assassinat de Lumumba, de Ludo De Witte, une commission d’enquête parlementaire est mise en place et Louis Michel, ministre des Affaires étrangères, présente ses « excuses » et ses « profonds et sincères regrets » au peuple congolais pour le rôle de la Belgique dans la mort, en 1961, du Premier ministre congolais. En 2019, devant la Chambre des représentants, c’est Charles Michel qui s’excuse pour la ségrégation, la discrimination et l’enlèvement des enfants métis dans les colonies belges. Enfin, juin 2020. Le roi Philippe franchit une ligne inédite, la reconnaissance du passé colonial de la Belgique. Un acte fort, sans excuses publiques.

La tonalité de la lutte

Les Etats qui ont subi la colonisation n’ont pas attendu les prises de conscience européennes pour leur adresser des demandes et manifester le besoin de reconnaissance et de réparation. Face au silence du Nord, des voix s’élèvent au sud. Les sociétés civiles construisent la mémoire, analysent avec précision les crimes et présentent des demandes concrètes aux pays colonisateurs. Et c’est un processus long. Ainsi, depuis cinquante ans, la communauté caribéenne travaille sur son histoire et ses blessures. Elle a déterminé un plan en dix points, la route à suivre pour réparer les torts commis. Et tout en haut, figurent les excuses publiques. Mais en Europe, c’est le silence radio. Même mutisme en France, après les demandes concrètes formulées par la Tunisie. Du côté de l’Allemagne, qui a reconnu fin mai 2021 le génocide des Héréreros et des Namas (1904-1908) dans son ancienne colonie correspondant à l’actuelle Namibie et a annoncé qu’elle demandera pardon, on refuse jusqu’ici de considérer le terme « réparations » demandé par la Namibie, au profit de « panser les plaies « , sous prétexte que les réparations se font déjà grâce à l’aide au développement.

Du côté de l’Allemagne, on refuse de considérer le terme « réparations » demandé par la Namibie, au profit de « panser les plaies »

Le vocabulaire a son importance. Lorsqu’on regrette, on ne s’excuse pas. Et présenter ses excuses n’est pas demander pardon. En fait, rien dans le droit international ne contraint les Etats à présenter des excuses. Les protocoles et les textes contraignants sont le fruit de larges compromis politiques. Malgré cela, des institutions se font entendre. En 2019, le Parlement européen invite ses membres à s’excuser publiquement pour les crimes de la colonisation. Entamer des processus de réparation est vital pour assurer l’équilibre des sociétés européennes, ajoute l’ONU la même année. Parce que le passé hante les structures du présent.

Namibie dans ce qui était encore le Sud-Ouest africain allemand: les Allemands ont procédé vers 1896 à la pendaison de 312 autochtones.
Namibie dans ce qui était encore le Sud-Ouest africain allemand: les Allemands ont procédé vers 1896 à la pendaison de 312 autochtones.

 » Une excuse publique doit « coûter » « 

En s’excusant, le leader d’un Etat donne l’exemple. Il montre à sa population, à ses institutions et à son gouvernement l’attitude à adopter à l’égard des victimes. Le pays affronte son histoire, les crimes sur lesquels il s’est construit et cherche à se rééquilibrer.

Le concept d’excuses publiques doit répondre à une série de critères : d’abord, l’expression de remords. Laurent Licata, professeur de psychologie sociale à l’ULB, détaille le phénomène : « Le chef d’Etat reconnaît des émotions sincères par rapport à ce qui a été commis. » Ensuite, on exprime de la responsabilité et on s’engage à ce que ça ne se reproduise pas. Souvent, cet engagement va de pair avec des réparations. « Dans les études de psychologie sociale, on a démontré qu’il existe une corrélation entre le sentiment de culpabilité ou la reconnaissance de la responsabilité et le soutien envers des réparations symboliques et matérielles. S’engager dans ce type de réparations est un gage de sincérité. Ça veut dire qu’on prend les choses au sérieux. Une excuse publique doit « coûter ». »

Et de ce coût peut naître un frein.

Mettre l’accent sur les réparations financières constitue un argument pour discréditer les revendications et les demandes des pays victimes de la colonisation. Liliane Umubyeyi, coordinatrice de la recherche chez Avocats sans frontières, va plus loin : « La focalisation sur les réparations financières obscurcit un processus global qui impliquerait d’autres formes de réparations et une prise de responsabilité des anciens Etats colonisateurs », explique-t-elle.

Parce que les excuses publiques entraînent un Etat et ses représentants à prendre la parole pour reconnaître une faute commise auprès d’un autre, elles comportent des risques. Devoir s’engager dans des réparations financières en est un, le fait que d’autres pays lésés se manifestent en est un autre. Dans le contexte colonial coexistent deux points d’achoppement : un premier dans la compréhension de qui est cet autre, et un second dans la définition de la faute, de ce pour quoi on s’excuse.

Réparer le présent

Les sociétés occidentales vivent encore les effets de la propagande coloniale. Au sein des structures qui les façonnent persiste l’héritage vivace des représentations racistes construites à cette époque. Selon Aymar Nyenyezi Bisoka, professeur d’anthropologie décoloniale à l’UMons, une ambiguïté fondamentale réside dans la question « pourquoi devons-nous nous excuser ? ».  » Dès le départ, il y avait l’idée que la colonisation était très importante, car elle aurait eu pour objectif de civiliser les Africains, développe-t-il. On retrouve cette fonction civilisationnelle dans toutes les campagnes de propagande développées en Europe après 1885. « Ce processus bénéfique aurait couvert quelques débordements et non un crime contre l’humanité actant la disparition de cultures entières, la mort et l’exploitation de millions d’individus. » Cette ambiguïté persiste encore aujourd’hui. Tant qu’un discours politique sur l’oeuvre civilisatrice existera, les excuses ne seront jamais sincères. « 

En 2019, un groupe de travail du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme s’est rendu en Belgique pour analyser le niveau de discrimination des personnes racisées et la manière dont la Belgique envisage son histoire coloniale. Parmi les conclusions du rapport, on trouve l’idée que  » les causes profondes des violations actuelles des droits de l’homme résident dans la non reconnaissance de l’ampleur réelle de la violence et de l’injustice de la colonisation « .

Ne pas reconnaître les crimes coloniaux et continuer à se poser la question du bien-fondé de la colonisation entraverait la déconstruction du discours raciste de la propagande coloniale. Selon Liliane Umubyeyi, « les inégalités raciales et le racisme structurel trouvent leur fondement dans des systèmes de hiérarchisation des groupes raciaux et des cultures, qui ont été pensés pendant la période coloniale, justifiant le processus de colonisation des Etats et entraînant les violences et les injustices qu’on connaît. Ces systèmes perdurent toujours dans nos sociétés. »

Mireille-Tsheusi Robert, militante décoloniale et présidente de l’asbl Bamko, insiste sur la nécessité des excuses publiques.  » Tant qu’on ne s’excuse pas, ce qui a été dit et affirmé par la propagande coloniale est jugé vrai.  » Le passé qu’on affronte répare les blessures du présent.

Construire un équilibre

 » La Belgique n’a pas encore compris que la nécessité de retourner dans son histoire et d’affronter son passé est vitale, avant tout pour une question de réconciliation belgo-belge « , précise Aymar Nyenyezi Bisoka.  » Il y a quelque chose de l’ordre de la réparation qui doit se passer dans le mental des Blancs belges qui pensent que la réparation n’est pas pour eux.  » Et pour y arriver, un processus éducatif est nécessaire. Rappeler que le prestige du royaume s’est construit sur l’extraction des richesses du Congo, que les symboles du passé colonial s’exposent dans nos rues et que le racisme hante toujours les mentalités blanches.

L’éducation décoloniale, Mireille-Tsheusi Robert en a fait un métier :  » Je pense que les excuses ne seront valables que si elles entrent dans un processus décolonial qui touche les différents pans de la société, en commençant par des réparations et un programme éducatif en Belgique. Mais ce qu’on oublie, c’est qu’on a aliéné les Congolais. Il faut un programme éducatif auprès des Congolais pour démystifier les Blancs. Eux aussi sont encore sous l’eff et de la propagande.  » Parce que les excuses publiques s’adressent aux peuples colonisés, à leurs diasporas et à ceux qui sont Belges depuis de nombreuses générations.

Patrice Lumumba en 2001, une commission parlementaire belge a conclu à la
Patrice Lumumba en 2001, une commission parlementaire belge a conclu à la « responsabilité morale » de la Belgique dans l’assassinat du leader congolais.

Selon une étude de la Fondation Roi Baudouin publiée en 2017, 80 % des Belges afrodescendants déclarent vivre des discriminations au quotidien et 86 % d’entre eux se sentent perçus comme des étrangers. Ils sont quatre fois plus au chômage que les autres Belges, pour un niveau d’éducation supérieur à la moyenne nationale. Pour bâtir cette réconciliation, un nouvel équilibre est nécessaire, celui des privilèges.  » Dans une partie de la population, cela peut faire peur. L’idée n’est pas de retirer des privilèges pour les donner à d’autres, mais de permettre à tout le monde d’y accéder, d’acquérir des droits fondamentaux « , précise Liliane Umubyeyi.

Ensuite, la Belgique pourra se préparer à énoncer des excuses sincères et dignes. Mais pas seule, pas selon ses termes. Une réconciliation ne pourra passer que par un processus de coconstruction, un dialogue avec les pays de l’Afrique des Grands Lacs. Déterminer ce pour quoi on s’excuse, sous quelle forme et jusqu’où iront les réparations. Eviter ce qu’Aymar Nyenyezi Bisoka nomme  » le monologue du bourreau  » : lorsqu’un Etat colonisateur décide seul et selon ses termes de la manière dont il va présenter ses excuses et entamer des réparations, il est juge et partie.

A côté de cela, les pays victimes de la colonisation mettent en place leurs propres processus indépendants. Le 30 juin 2020, jour du 60e anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo (RCD), l’association Bamko de Mireille-Tsheusi Robert a lancé les Assises décoloniales. Le projet s’étale sur dix ans, réunissant une centaine d’experts africains originaires de RDC, du Burundi, du Rwanda et de la Belgique, pour qualifier avec précision les dommages commis par la colonisation et envisager des réparations justes et dignes. Les excuses publiques ne seront qu’une étape du processus de réconciliation.

Le « pardon » de la France

Le 27 mai 2021, c’était au tour de la France, par la voix du président Macron en visite à Kigali, de reconnaître ses responsabilités dans le génocide, pour avoir soutenu le régime raciste de l’époque. Mais sans demander pardon. Pour le président Kagame, homme fort du pays depuis 1994, ce discours a été un acte d' »immense courage « , avec  » plus de valeur que des excuses « .

Macron reconnait une

Le « pardon » de la Belgique au Rwanda

Six ans exactement après la date fatidique du 6 avril 1994, celle de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana qui a fait basculer le Rwanda dans le génocide des Tutsis, la Belgique, dirigée depuis peu par le Premier ministre Guy Verhofstadt, retrouve le chemin de Kigali. Le 7 avril 2000, debout devant des fosses communes où s’entassent les dépouilles de 50000 Rwandais, le libéral flamand, accompagné de Louis Michel (Affaires étrangères, MR) et André Flahaut (Défense, PS), prononce des paroles que la foule écoute dans un silence de plomb : « Un dramatique cortège de négligences, d’insouciance, d’incompétences, d’hésitations et d’erreurs a créé les conditions d’une tragédie sans nom. J’assume ici les responsabilités de mon pays, des autorités politiques et militaires belges. Au nom de mon pays, au nom de mon peuple, je vous demande pardon. » Des propos que le président rwandais Paul Kagame a qualifiés d' »héroïques ». Ambassadeur de Belgique au Rwanda durant les années tragiques (1990-1994), Johan Swinnen estimait, lui, dans Le Vif/L’Express en 2012 « qu’on n’a pas recueilli les dividendes de notre travail diplomatique des années 1990, ni de notre engagement militaire pour la paix, ni de la demande de pardon formulée en 2001. On s’est un peu humiliés cette année-là. [Verhofstadt et Michel] ont donné l’impression qu’on disculpait le nouveau pouvoir, et que nous étions les coupables de tous les maux du Rwanda. Or, la Belgique n’a pas à rougir. »

7 AVRIL 2000 A LA TRIBUNE, LOUIS MICHEL, LE PRÉSIDENT PASTEUR BIZIMUNGU, GUY VERHOFSTADT ET LE VICE-PRÉSIDENT PAUL KAGAME.
7 AVRIL 2000 A LA TRIBUNE, LOUIS MICHEL, LE PRÉSIDENT PASTEUR BIZIMUNGU, GUY VERHOFSTADT ET LE VICE-PRÉSIDENT PAUL KAGAME.© BELGAIMAGE

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