Le meurtre de Mahsa Amini a provoqué, à l’automne 2022, une révolte de la jeunesse qui a ébranlé le régime iranien. © belgaimage

La contestation ne faiblit pas en Iran: « La République islamique tombera »

Laurent Perpigna Journaliste, correspondant à Beyrouth

Le 16 septembre 2022, Mahsa Amini meurt en garde à vue. Aujourd’hui, la guerre d’usure menée par le régime est venue à bout des manifestations, pas de la contestation. Et un autre futur reste possible.

«Ne vous inquiétez pas pour moi, préoccupez-vous de l’Iran. La République islamique tombera. Chaque jour qui s’ajoute à la durée de ce régime équivaut à une diminution de la durée de vie de ce pays.» Ces mots, écrits par l’activiste Bahareh Hedayat, sont des «rescapés»: ils se sont évadés de la prison d’Evin, où croupit son autrice au côté de centaines de détenus d’opinion. Ils témoignent de la détermination qui unit, depuis un an, plusieurs générations d’Iraniens et d’Iraniennes.

Car ni le temps qui passe ni la glaçante violence des corps de sécurité du régime n’ont permis un retour à la normale. Et c’est une confrontation inédite depuis l’avènement de la République islamique, en 1979, qui continue de se jouer avec, d’une part, un large pan de la population iranienne désireux de s’affranchir de la main de fer des mollahs, et de l’autre, un pouvoir aussi chancelant que jusqu’au-boutiste.

Là où les derniers cycles de protestation qui ont secoué le pays avaient échoué à faire bouger les lignes, ce soulèvement a déplacé des montagnes. Paradoxe ultime, à force de courage, de détermination et d’audace, ses acteurs sont parvenus à briser le huis clos imposé par les autorités et à faire sortir l’Iran de la nuit. C’est encore le cas aujourd’hui: alors qu’à l’approche du premier anniversaire du mouvement, le régime iranien, manifestement inquiet d’un retour de flamme, multiplie les vagues d’arrestations, des citoyens de tous âges continuent de protester et d’élever la voix. Quels que soient les risques.

De la colère…

Tout a commencé avec une scène tristement banale en Iran: le placement en détention, le 13 septembre 2022, d’une jeune femme de 22 ans dont le voile était mal ajusté. Puis ce fut l’engrenage: son décès soudain trois jours plus tard dans un commissariat de Téhéran, le choc, la colère dans les régions kurdes d’où elle était originaire, puis la contagion à l’ensemble du territoire. Un nom, Mahsa Amini, comme symbole de révolte, et un slogan «Femme, vie, liberté» comme étendard.

Elnaz (1), 24 ans, se trouvait à Ispahan, la troisième ville du pays, en septembre 2022. A l’instar de l’immense majorité des Iraniennes, elle perçoit la mort de Mahsa Amini comme un traumatisme irréversible: «L’annonce de son meurtre résonne encore dans ma tête, et me fait toujours aussi mal. Nous, toutes les filles de ce pays, avons connu la violence du régime et des comportements terribles, nous nous sommes identifiées à elle…»

Une onde de choc qui ne connaît pas de distinction de genre. Mahyar, un étudiant en art de 28 ans alors à Téhéran, parle «d’un des moments les plus difficiles» de sa vie: «Voir l’une des jeunes filles innocentes de mon pays se faire assassiner par la police des mœurs m’a été insupportable. Je n’oublierai jamais ces moments, d’autant que pour des raisons professionnelles, j’ai dû me rendre devant l’hôpital où elle venait de mourir.» Golnaz, une Téhéranaise de 32 ans, poursuit: «Son meurtre a provoqué un choc, une détresse et un chagrin profond parmi la majorité des Iraniens, à l’intérieur et à l’extérieur du pays. C’était dévastateur.»

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… au vent d’espoir

Presque instantanément, alors que dans la ville kurde de Saghez des dizaines de femmes assistant aux obsèques de Mahsa Amini enlèvent leur voile en signe de protestation, l’ensemble des 31 provinces du pays se soulèvent. A deux mille kilomètres de là, dans la région aussi reculée que tourmentée du Sistan-et-Baloutchistan, les foules prennent également les rues d’assaut. Behrooz, un Baloutche de 28 ans, raconte: «Pour la première fois depuis l’arrivée des mollahs, le peuple réalisait enfin que la République islamique n’est pas un monstre invincible et immortel. C’est inévitable: si le régime et ses méthodes n’ont pas évolué depuis quarante ans, le peuple, lui, a changé

«Ce mouvement est différent, affirme Golnaz. Ses acteurs sont plus conscients et plus intrépides qu’avant et s’unissent partout pour des changements significatifs.» Et bien que la question du port du voile obligatoire reste centrale dans la contestation, la jeunesse entend aller plus loin: «Le manque de liberté et les discriminations sociales, mais également le fait de ne pas avoir d’air pur, l’angoisse de manquer d’eau potable, la crainte de ne pas bénéficier de bons médecins dans les deux prochaines décennies parce qu’ils émigrent tous, la liste de nos souffrances et de nos peurs est longue», pointe Mahyar.

Répression brutale

Acculé, le régime iranien a rapidement sorti les grands moyens et adapté sa réponse à la menace. Violences, arrestations, pressions, licenciements, le pouvoir a fait feu de tout bois.

Bahar, une Kurde de 24 ans, assure avoir craint pour sa vie, «entendu les balles siffler» tout près d’elle à plusieurs reprises. «A Sanandaj, ce fut dramatique. Les forces de sécurité ont laissé la place aux pasdarans (NDLR: les Gardiens de la révolution, organisation paramilitaire), qui tiraient sur la foule à l’automitrailleuse. Les manifestants n’étaient pas les seuls en danger, toutes les personnes se trouvant dans les rues l’étaient aussi», se souvient-elle.

Depuis Erbil, capitale du Kurdistan irakien, Jila Mostajer a, pendant tous ces mois, minutieusement documenté la répression du mouvement pour le compte d’Hengaw, une des rares ONG dédiées aux droits de l’homme encore en activité en Iran. «La violence, ici, est méticuleusement planifiée par le gouvernement, depuis l’arrestation des citoyens jusqu’à leur détention, leur interrogatoire puis leur poursuite, violant systématiquement les droits humains les plus fondamentaux, y compris la loi elle-même», détaille-t-elle. L’ONG affirme ainsi avoir reçu «de nombreux témoignages» de personnes ayant perdu un proche dans les manifestations, qui se seraient vu proposer une somme d’argent en échange de leur silence. «Ceux qui acceptaient avaient le droit d’enterrer les leurs. Pour les autres, la police imposait des inhumations de nuit et sans la présence de la famille», poursuit Jila Mostajer.

Une répression implacable du pouvoir a répondu aux manifestations au nom du slogan «Femme, vie, liberté».
Une répression implacable du pouvoir a répondu aux manifestations au nom du slogan «Femme, vie, liberté». © belgaimage

Pour la large et bruyante diaspora iranienne, se positionner en faveur d’un changement de régime, c’est irrémédiablement mettre ses proches encore sur place en danger de mort. C’est également le cas pour les activistes: «Depuis le commissariat et sous la contrainte, ma mère m’a appelé pour me prévenir qu’elle se suiciderait si je n’arrêtais pas de travailler pour l’ONG», rapporte Arsalan Ahamadi, installé au Kurdistan irakien et membre d’Hengaw.

Une impitoyable traque qui dure depuis douze mois, en Iran et à l’extérieur du pays, et qui ne s’est pas arrêtée en même temps que les manifestations. Il y a quelques jours, c’est la journaliste Nazila Maroufian qui faisait la Une de l’actualité: arrêtée à de multiples reprises, elle a dénoncé publiquement les agressions sexuelles qu’elle a subies en détention. «C’est une pratique très répandue, et face à la recrudescence de témoignages de jeunes femmes abusées par les militaires, ces derniers ont commencé à filmer ces actes de torture, afin de les dissuader de parler en menaçant d’envoyer les vidéos à leurs proches», s’indigne Bahar.

Un mouvement toujours en vie en Iran et au-delà

La persistance de ce mouvement de contestation est presque miraculeuse. Avec au moins, selon des sources concordantes, cinq cents morts – dont de nombreuses exécutions – et des dizaines de milliers d’arrestations, le rouleau compresseur répressif a mis en lumière un fait déjà largement éprouvé: le régime de la République islamique est, par essence, irréformable.

Pourtant, malgré les risques, beaucoup d’Iraniennes ne portent plus le voile dans l’espace public. «Pour enrayer cela, le gouvernement a commencé à adopter de nouvelles lois, explique Elnaz. Par exemple, si une femme se trouve sans voile dans une voiture, les caméras de surveillance du trafic l’identifient, on lui inflige une amende et cela peut amener les autorités à confisquer son véhicule. Dans les rues, les femmes sans hijab identifiées par la vidéosurveillance perdent leur compte bancaire et leur carte SIM. Elles doivent se rendre au tribunal pour débloquer leur téléphone.»

Pourtant, rien ne semble entamer la détermination de Iraniennes. Aveu d’impuissance, le pouvoir n’hésite pas à qualifier leur démarche de pathologique, allant jusqu’à leur préconiser des traitements psychiatriques. «Le régime a tenté de rendre les rues et les espaces publics iraniens peu accueillants pour nous, enchaîne Golnaz. Ces mêmes lieux publics où de nombreuses femmes et filles iraniennes, dont moi-même, ont été victimes d’abus, de violences, d’insultes et de harcèlement.»

Alors que les vagues d’arrestations se multiplient à l’approche de l’anniversaire de la mort de Mahsa Amini, les Iraniens et les Iraniennes ne désarment pas. Si les activistes se montrent assez partagés quant à la possibilité d’une reprise des manifestations dans un tel contexte répressif, ils continuent de croire dur comme fer à un prochain anéantissement du régime.

Dissensions au sein du régime

Une espérance qui n’est pas dénuée de peurs pour beaucoup d’Iraniens, encore échaudés par les rêves brisés de 1979. Un danger mis en lumière par les dissensions de plus en plus visibles au sein même du régime, comme le souligne David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris): «Une partie du système devient maximaliste alors que d’autres sont de plus en plus circonspects, y compris chez les conservateurs. On retrouve ainsi une ligne de faille entre d’un côté le clergé, très largement conspué dans le pays, et de l’autre, certains groupes de Gardiens de la révolution. Nombre de pasdarans ne sont pas convaincus par la pertinence d’un renforcement des lois sur l’obligation de rétablir le voile, précisément parce qu’ils ont très bien perçu que leurs intérêts seraient menacés si le processus révolutionnaire allait jusqu’au bout.» Et de poursuivre: «Loin d’une ouverture démocratique, il existe un risque potentiel d’établissement d’une dictature militaro-islamique qui se serait débarrassée préalablement du clergé.» Une vision que partage Bernard Hourcade, directeur de recherche émérite au CNRS: «Les divisions au sein d’amis de quarante ans se font de plus en plus fortes. Tous savent qu’il faut des changements pour garder le pouvoir, et qu’il faudra se débarrasser de certains…»

Des dissensions apparaissent au sein du régime du guide Ali Khamenei. Au point de menacer les religieux?
Des dissensions apparaissent au sein du régime du guide Ali Khamenei. Au point de menacer les religieux? © belgaimage

Autre phénomène inquiétant, ce que David Rigoulet-Roze qualifie de «talibanisation rampante» chez une frange d’ultraradicaux, peut-être pas étrangère à l’empoisonnement de centaines d’écolières cette année. Encore un paradoxe terrible, puisque c’est précisément à l’occasion de l’avènement de la République islamique que les jeunes Iraniennes ont eu accès au système éducatif, universités comprises.

En Iran, l’optimisme malgré tout

Depuis le Sistan-et-Baloutchistan, Behrooz croit dur comme fer qu’un autre futur est possible: «L’effondrement économique est un énorme problème pour les Iraniens. Mais avoir le sentiment constant d’étouffer est bien plus grave encore, être privé de liberté est la pire chose qui puisse arriver à un peuple. Ce n’est qu’une question de temps avant d’assister à une nouvelle vague de protestations.» Mahyar, lui, est parti poursuivre ses études en Europe. «J’ai 28 ans sur le papier, mais depuis que j’ai émigré, je me sens comme un enfant qui a besoin de regarder et d’apprendre beaucoup de choses à nouveau, éclaire-t-il. Dans un autre monde, j’ai besoin de reconstruire mes pensées, mes croyances et mes visions.»

Le mot de la fin revient à Elnaz: «La mort de Mahsa Amini nous a fait reprendre nos esprits et réaliser que nous avons été soumis à la violence pendant des années et que nous avions gardé le silence sans raison. Cette époque est révolue.» Sans conteste, les prochaines semaines seront brûlantes en Iran.

(1) A la demande des intéressés, les prénoms ont été changés. Tous ces entretiens se sont menés à distance et avec des mesures de sécurité renforcées pour ne pas les compromettre.

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