Cent cinquante Palestiniens ont été tués en Cisjordanie depuis le 7 octobre. © getty images

La Cisjordanie est sur un baril de poudre: un danger d’extension de la guerre ? (analyse)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La répression préventive des activistes et la «libération» de la violence des colons font craindre une insurrection que Washington tente de prévenir.

Dans la relation entre les Etats-Unis et Israël depuis l’attaque terroriste du Hamas, le 7 octobre, il y a l’indéfectible solidarité entre deux alliés historiques, et puis il y a les tensions, peu ou prou occultées. Tout ce qu’entreprend le gouvernement de Benjamin Netanyahou n’est pas jugé «amazing» par Joe Biden et son administration comme cela aurait pu l’être sous Donald Trump.

La passivité des dirigeants israéliens à l’égard des violences perpétrées par les colons contre les Palestiniens en Cisjordanie depuis un mois fait partie des sujets qui irritent à Washington. Alors qu’ils ont déployé leur arsenal en Méditerranée orientale pour prévenir d’éventuelles extensions du conflit, ce qui semble fonctionner sur le versant nord d’Israël comme l’a montré le discours prudent du chef du Hezbollah libanais Hassan Nasrallah, le 3 novembre, les Américains peuvent légitimement s’inquiéter qu’Israël n’agisse pas avec la même précaution dans les territoires palestiniens occupés. La situation y est à ce point tendue que, selon les médias israéliens, le Shin Bet, l’agence de sécurité intérieure, a dit craindre «une éruption de violences en Cisjordanie si les résidents d’implantations extrémistes n’étaient pas maîtrisés».

Ces exactions sont d’autant plus inacceptables qu’elles sont, dans un certain nombre de cas, couvertes par l’armée.

Sept attaques de colons par jour

Depuis le 7 octobre, cent cinquante Palestiniens au moins ont été tués en Cisjordanie, les uns dans des affrontements de rue avec l’armée, les autres lors d’opérations des forces de sécurité contre des soutiens présumés du Hamas ou d’autres groupes terroristes, et huit, à la date du 7 novembre, dans des actions de colons. Au début du même mois, l’organisation israélienne de défense des droits humains Yesh Din a fait état de «plus de cent incidents de violence et de harcèlement de la part des colons visant au moins 62 villes et communautés palestiniennes». La porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Elizabeth Throssell, a été plus alarmiste encore, le 3 novembre: «La violence des colons, qui atteignait déjà des niveaux records (NDLR: avant le 7 octobre), a […] augmenté de façon spectaculaire avec, en moyenne, sept attaques par jour, dont plus d’un tiers impliquant l’usage d’armes à feu.» Sont symptomatiques de ce climat les événements qui se sont déroulés dans le village de Qusra, au sud-est de Naplouse, les 11 et 12 octobre. Le premier jour, les colons de l’avant-poste de Esh Kodesh ont tué quatre Palestiniens. Le lendemain, lors des funérailles de ceux-ci, ils en ont assassiné deux autres.

Ces exactions sont d’autant plus inacceptables qu’elles sont, dans un certain nombre de cas, couvertes, voire favorisées par l’armée. La même impunité prévaut dans une autre forme de violences des résidents d’implantations israéliennes en Cisjordanie, la «chasse» aux Bédouins. Selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU, 545 personnes appartenant à treize communautés d’éleveurs palestiniens ont été contraintes de quitter leur hameau situé sur des collines depuis le massacre du Hamas aux abords de la bande de Gaza. C’est donc comme si les plus extrémistes des colons profitaient de l’attention portée sur la guerre au Hamas pour accélérer leur «œuvre» de colonisation de ce qui est pour eux la Judée-Samarie.

Des colons extrémistes ont mené plusieurs opérations contre des Palestiniens depuis le 7 octobre, notamment à Qusra.
Des colons extrémistes ont mené plusieurs opérations contre des Palestiniens depuis le 7 octobre, notamment à Qusra. © getty images

L’appui de l’extrême droite

Difficile de ne pas considérer qu’ils sont, en partie, encouragés à de tels actes par la présence au sein du gouvernement Netanyahou de représentants de l’extrême droite, grands supporters de leur cause. Le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, dirigeant du Parti sioniste religieux, est aussi ministre délégué auprès de son homologue de la Défense en charge des «affaires civiles», c’est-à-dire la Cisjordanie. Après l’attaque terroriste du Hamas, il aurait voulu mettre un coup d’arrêt au transfert de fonds dont l’Autorité palestinienne bénéficie au titre du reversement des droits de TVA perçus par Israël. Les Etats-Unis auraient fait pression pour que ce ne soit pas le cas. Le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, leader de Force juive, avait déclaré après une ratonnade de colons, le 5 octobre, dans la localité de Huwara, placée entièrement sous couvre-feu deux jours plus tard, que «nos vies ont la priorité sur la liberté de mouvement (et de commerce) des Palestiniens. Nous continuerons à dire cette vérité et à travailler activement à la mettre en œuvre»…

Benjamin Netanyahou est-il contraint de laisser ses ministres extrémistes agir à leur guise en Cisjordanie dès lors qu’il les a «écartés» de la gestion du conflit à Gaza, eux qui ne figurent pas dans le «cabinet de guerre» qui la pilote? Si c’est le cas, les Etats-Unis ne sont pas prêts de s’en accommoder. «La violence extrémiste contre les Palestiniens doit cesser. Nous veillerons à ce que nos amis respectent cet engagement», a averti le secrétaire d’Etat Antony Blinken, le 3 novembre. Selon The Times of Israël, les dirigeants israéliens l’auraient assuré qu’ils prendraient les mesures nécessaires pour enrayer la vague de violences et que leurs auteurs seraient tenus pour responsables de leurs actes. «Les politiques de la coalition du Premier ministre Benjamin Netanyahou en Cisjordanie ont “exaspéré” l’administration du président américain Joe Biden, “détournant” Washington de sa capacité à fournir un soutien plus complet à Israël au milieu de la guerre contre le groupe terroriste palestinien du Hamas», explique le média israélien en se fondant sur des confidences de deux responsables israéliens parlant sous couvert d’anonymat.

Arrestations massives

La Cisjordanie n’est pas seulement le théâtre des exactions des colons extrémistes. L’armée israélienne y mène aussi des opérations pour éviter que les Palestiniens, encouragés par l’attaque terroriste du Hamas et solidaires de la population de Gaza soumise à d’incessants bombardements, n’ouvrent un deuxième front. Cette politique inclut la répression des manifestations de colère des civils et l’arrestation de militants présumés du Mouvement de la résistance islamique ou d’activistes suspectés d’inciter à la violence. A propos de la première dimension de cette action, Elizabeth Throssell, du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, a expliqué, le 3 novembre, que «les forces israéliennes ont de plus en plus recours à des tactiques et à des armes militaires dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre». Ce constat n’est pas étranger au lourd bilan en pertes humaines enregistré depuis le 7 octobre, quelque 140 Palestiniens tués quand on soustrait ceux morts sous les balles des colons.

La Cisjordanie est une bombe sociale et politique dont la déflagration menace aussi l’Autorité palestinienne.

Emblématique de la deuxième dimension de cette action est l’interpellation de la Palestinienne Ahed Tamimi, 22 ans, dans son village de Nabi Saleh, le 6 novembre. La toute jeune fille s’était rendue célèbre en 2017 en frappant des soldats israéliens engagés dans la répression de rassemblements s’opposant à la reconnaissance, par les Etats-Unis de Donald Trump, de Jérusalem comme capitale d’Israël. Libérée en juillet 2018, Ahed Tamimi a poursuivi le combat contre l’occupation de la Cisjordanie. Il lui est reproché d’avoir posté sur Instagram un appel à «massacrer des Israéliens dans toutes les villes de Cisjordanie, de Hébron à Jénine», l’accompagnant d’une référence à Hitler. Narimane Tamimi, sa mère, a assuré que ce n’était pas elle qui avait écrit ce message, évoquant une usurpation de compte. «Quand elle essaie d’ouvrir un compte sur les réseaux sociaux, il est aussitôt bloqué», a-t-elle plaidé.

La bande de Gaza et la Cisjordanie
La bande de Gaza et la Cisjordanie © National

Contexte de précarité

Cet épisode répressif conjugué à la libération de la violence des colons s’inscrit dans un climat propice à la révolte des Cisjordaniens, au-delà de la communion avec le sort des Gazaouis. La suspension des permis de travail accordés par Israël, la rupture des échanges avec la bande de Gaza, les restrictions de déplacements en Cisjordanie même, la fermeture des écoles, obligeant certaines mères à renoncer à leur emploi, sont autant de facteurs qui provoquent un asséchement des rentrées financières et un ralentissement de l’activité économique. Cette dégradation, certes conjoncturelle mais promise à s’inscrire dans une certaine durée, se greffe en outre sur un contexte marqué, depuis plusieurs années, par l’absence de perspectives de progrès au plan politique. Au contraire, les gouvernements israéliens successifs n’ont cessé de favoriser l’implantation de colonies ou l’extension de celles existantes. En 1993, année de la signature des accords de paix d’Oslo, la Cisjordanie comptait 116 300 colons. En 2021, on en dénombrait 465 400. Depuis 2007, on estime que, en moyenne, 13 586 Israéliens sont venus grossir les rangs des habitants d’implantations chaque année…

La Cisjordanie est une bombe sociale et politique dont la déflagration menace Israël mais aussi l’Autorité palestinienne. Aussi horrible soit-elle, l’attaque terroriste du 7 octobre a dopé le «prestige» du Hamas aux yeux de nombre de Palestiniens parce que le groupe islamiste a réussi à «mettre à genoux» Israël. «Cela fait 75 ans que l’on souffre. Maintenant, c’est au tour des Israéliens», entend-on dire dans les rues de Ramallah ou de Jénine. Cette disposition tranche avec la méfiance qui s’est installée dans une partie de la population à l’égard des dirigeants de l’Autorité palestinienne, coupables de ne pas avoir réussi à améliorer son sort après la signature des Accords de paix de 1993 et soupçonnés de traîtrise en raison de leur volonté de continuer à entretenir des relations de coopération avec l’Etat hébreu. La Journée de la colère, le 19 octobre, marquée par des appels à la démission du président Mahmoud Abbas et par une marche empêchée par la police sur la Mouqata’a, le siège de l’Autorité palestinienne, a mis ce danger en exergue.

Pour Israël, outre une possible situation insurrectionnelle en Cisjordanie, la conséquence du climat actuel pourrait résider dans de nouvelles actions terroristes sur son sol. Trois attaques ont été enregistrées à Jérusalem le 12 octobre, le 30 octobre et le 6 novembre, perpétrées par des habitants de l’est de la ville, à majorité palestinienne. La dernière a coûté la vie à une soldate de vingt ans. Son agresseur, tué par les forces de sécurité, était âgé de 16 ans. Voilà à quoi mène aujourd’hui d’être jeune en Israël et en Palestine.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire