Corentin de Salle

« On ne rebâtira jamais véritablement Notre-Dame »

Corentin de Salle Directeur du Centre Jean Gol

L’incendie de Notre-Dame de Paris est tragique. Il a étreint les coeurs de millions de personnes tout autour de la terre, nous rappelant cruellement la fragilité des choses. Et cela avec d’autant plus de force que ce vaisseau de pierre qui a traversé les siècles incarnait précisément la permanence et l’intemporalité. Cette funeste soirée du 15 avril, pourtant, quelque chose a été irrémédiablement détruit.

Certes, le président Emmanuel Macron a promis de « rebâtir » Notre-Dame. Le terme est bien choisi car, quand on évoque les « bâtisseurs », on pense inévitablement à ces hommes du Moyen-Age qui, durant des décennies voire des siècles, élevaient ces oeuvres monumentales.

Nul doute que les meilleurs architectes, ouvriers et artisans de France (et d’ailleurs) seront mobilisés sur ce chantier. Nul doute qu’ils utiliseront des matériaux nobles et s’inspireront du savoir-faire des vieilles corporations. Nul doute que, au terme de longs travaux, le résultat sera stupéfiant. Je pense même que, hormis quelques spécialistes, personne ne sera en mesure de voir la différence.

Mais, nous savons tous que ce ne sera pas la même chose. Ce qui se relèvera sera-t-il encore Notre-Dame ? Oui et non.

Oui, parce que, même défigurée, Notre-Dame a survécu à cette nuit apocalyptique. Cette nef céleste chapeautera toujours fièrement l’île de Saint-Louis. Elle attirera toujours des millions de visiteurs. Elle sera encore et toujours l’inévitable rendez-vous des amoureux. Restaurée, les générations ultérieures oublieront même, au fil du temps, qu’elle a été incendiée. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les vieilles photographies en noir et blanc de villes et capitales européennes incendiées ou détruites par des bombardements durant la Première et la Seconde Guerre mondiale au siècle passé. Cela fait partie effectivement de l’histoire de tous ces grands monuments religieux : quand on les visite, on signale toujours, dans les guides, les incendies, tremblements de terre, inondations, etc. qui, inévitables accidents de parcours, ont eu lieu à tel ou tel siècle. Par ailleurs, l’imaginaire qui entoure Notre-Dame est, lui, immortel. De la même façon que le Phare d’Alexandrie, ravagé par un incendie dans l’Antiquité, est immortel.

Mais, en même temps, ce ne sera plus Notre-Dame. Plus tout à fait Notre-Dame. Car une oeuvre d’art architecturale n’est pas une abstraction, une simple forme, une pure idée. Elle n’est pas immatérielle comme une symphonie. C’est l’incarnation d’une sensibilité dans la matière. La copie ne remplace jamais l’original. Le philosophe allemand Walter Benjamin disait que ce qui distinguait une oeuvre d’art de sa reproduction, même parfaite, c’était cette chose indéfinissable qu’il appelait « l’aura ». Evidemment, à moins d’un éboulement consécutif à l’incendie, la structure de Notre-Dame a heureusement été sauvée des flammes. Elle reste celle des héros médiévaux que Victor Hugo a mis en scène au XIXème siècle. La statuaire, le frontispice et les vitraux sont bien ceux devant lesquels des dizaines de générations se sont recueillies. Mais, une partie de Notre-Dame est morte irrémédiablement. Ce qui ne peut être remplacé c’est la « patine », l’usure des siècles, les rides que le temps imprime sur le visage de pierre. Tout ce qui imite la vieillesse d’un bâtiment est abominablement factice.

Notre-Dame sera-t-elle encore Notre-Dame ?

Notre-Dame sera-t-elle encore Notre-Dame ? La question de l’identité et du changement est un vieux problème philosophique. Les Grecs anciens y ont beaucoup réfléchi. Ce problème est souvent illustré par le paradoxe du bateau de Thésée, du nom du héros mythologique. C’est l’historien latin Plutarque (47-125 après JC) qui mentionne la légende du bateau du mythique Thésée qui aurait été conservé pendant des siècles par les Athéniens. Quand des parties du bateau se dégradaient, les Grecs, nous dit Plutarque, remplaçaient les pièces de bois par d’autres pièces toutes neuves. Les philosophes se disputaient sur la question de savoir s’il s’agissait du même bateau ou d’un bateau différent. Cela amenait ces philosophes à une autre réflexion qui témoignait de leur art du raffinement dans le paradoxe. Imaginons, disaient-ils, que toutes les pièces originelles progressivement ôtées soient conservées soigneusement dans un hangar et que, un jour, on parvienne à les restaurer parfaitement et à les réassembler. Lequel de deux bateaux serait alors le « vrai » bateau de Thésée ? Celui dont on a chaque fois remplacé les parties ou celui qu’on a pu reconstituer ? Les motards qui réparent leur vieille Harley le savent : une moto est immortelle mais une fois que, pièce après pièce, on a absolument tout remplacé, s’agit-il encore de la « même » moto ? Oui et non.

En dépit de son altération, Notre-Dame conservera, il est vrai, son identité. Un point souvent mis en avant pour plaider en faveur de la thèse de la conservation de l’identité en dépit du changement, c’est le fait que, nous aussi, êtres de chair et de sang, nous changeons continuellement. En effet, les cellules de notre corps humain se régénèrent en permanence. Après quelques années, absolument tout est remplacé dans notre corps. Pourtant, on continue à se référer à telle ou telle personne comme étant dotée de la même identité de sa naissance à sa mort. On utilise le même nom pour la désigner. Comment est-ce possible ? Comment l’identité subsiste-t-elle au changement ? Parce que ce qu’elle va devenir existe déjà en elle à titre de potentialité (parmi beaucoup d’autres). C’est la thèse dite « hylémorphique » du philosophe Aristote : toute chose est simultanément forme et matière et toute chose change. En effet, ni la forme ni la matière ne persistent de manière immuable. Pas plus les humains qui naissent, vieillissent et meurent que les montagnes qui s’érodent sous l’action des éléments, que les continents qui dérivent et que les systèmes stellaires qui se font et se défont. Tout au long de l’existence, la matière vivante, on l’a dit, se régénère en permanence. La forme également : qu’est-ce qu’il y a de commun entre un bébé et le vieillard qu’il devient 90 ans plus tard ? Des petites choses impalpables et précieuses : un sourire, un regard, des émotions, etc.

Dès lors, pensons-nous, Notre-Dame sera encore Notre-Dame mais plus tout à fait Notre-Dame. En contemplant sa nouvelle toiture, on ne pourra s’empêcher de la considérer comme une prothèse architecturale, un peu comme les parties d’un temple grec dont on nous dit qu’elles ont été reconstituées. Notre-Dame conservera assurément son identité mais ne sera pas identique à ce qu’elle était. Mais, en réalité, c’est le cas de toutes les choses qui existent et qui vivent sur terre car tout ce qui existe change et tout ce qui vit peut mourir…

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