Le studio de RTLM où officia Georges Ruggiu (seul non-Rwandais à avoir été impliqué dans le génocide), reconstitué pour les besoins de la pièce Hate radio de Milo Rau. © CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE

Il y a 30 ans, le génocide des Tutsis au Rwanda: Georges Ruggiu, l’impossible oubli

François Janne d'Othée

Seul non-Rwandais à avoir été impliqué dans le génocide, le Belgo-Italien a été condamné à douze ans de prison en 2000. Les mots aussi peuvent tuer.

Dans sa modeste maison verviétoise, Georges Ruggiu, 66 ans aujourd’hui, est un homme libre. Du Rwanda, du génocide, il ne veut plus parler. «Pour protéger ma famille», exprime-t-il. Le 1er juin 2000, le tribunal international d’Arusha le condamnait à une peine de douze ans de prison pour incitation au génocide et crimes contre l’humanité. Au cœur de l’accusation: en tant qu’animateur de la Radio télévision libre des Mille Collines (RTLM), la plus écoutée au Rwanda, avoir poussé ses auditeurs hutus à tuer leurs voisins tutsis. Incarcéré à Arusha, il a ensuite été transféré en Italie, son pays d’origine, qui l’a libéré en 2009.

De père sarde venu travailler dans la mine, d’une mère belge institutrice, Georges Ruggiu a été happé dans une spirale dont il n’a pas pu ni voulu s’échapper. Rien ne l’y prédestinait. Il a suivi une formation d’éducateur social, pour s’occuper ensuite de handicapés mentaux et de sans-abri. Mais la société occidentale ne le satisfait pas, lit-on dans «Le voyageur imprudent», un mémoire de 2008 non signé mais dont il est l’auteur. Une rencontre va changer le cours de sa vie. Ernest, son voisin de palier, vient lui demander de l’aide pour une fuite d’eau. Ernest est le frère d’un lieutenant-colonel de l’armée rwandaise. Ils sympathisent. Le Belge rencontre ensuite les amis du voisin, tous des Hutus du Nord, la région du président rwandais, Juvénal Habyarimana. A l’été 1992, c’est le coup de foudre lors du premier voyage au Rwanda. A son arrivée, il est accueilli par «une cinquantaine de personnes», trop heureuses de voir ce Blanc rejoindre leur cause. Ruggiu n’a jamais eu droit à autant d’honneurs. Le coup de foudre est double: il tombe amoureux d’une Rwandaise. On l’emmène visiter un camp de déplacés qui ont fui l’offensive du Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement des rebelles tutsis. L’ambiance au Rwanda est délétère.

Contre les accords d’Arusha

Le Belgo-Italien n’a aucun intérêt financier au pays des mille collines. Par amitié, par «idéal» et par volonté de sortir d’une vie terne, il a adhéré à la cause hutue jusqu’à, petit à petit, se faire le complice de l’innommable. De retour en Belgique, il crée un groupe de réflexion rwando-belge. Publication d’un journal, conférences, envoi de courriers, y compris au roi Baudouin… Il participe à des réunions de la section belge du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), le parti unique, qui entretient des liens avec cette démocratie chrétienne qui voyait dans le Rwanda d’alors un modèle.

Début 1993, c’est la signature des accords d’Arusha pour le partage du pouvoir avec le FPR. Ruggiu souligne la «profonde révulsion» de la population hutue contre ces accords. En février, le FPR rompt le cessez-le-feu, pénètre au Rwanda. On distribue des armes aux citoyens. Les tueries antitutsis redoublent. Ruggiu craint que se fracasse son rêve rwandais, «sa nouvelle vie si excitante», d’autant plus que Habyarimana lui-même, de passage à Bruxelles, l’a sollicité pour améliorer l’image du pays.

Puis vient cette proposition d’occuper un poste de journaliste à la RTLM, nouvel instrument au service du Hutu Power. Il quitte Liège. Mais le poste promis semble inexistant. C’était sans compter ce coup du hasard: à Kigali, le convoi d’Habyarimana passe devant lui. Ruggiu salue vivement… et le convoi s’arrête. Le Belge raconte ses déboires au président. Le lendemain, l’affaire est réglée: il est engagé à la radio. Il restera émerveillé par cet épisode.

La RTLM, «106 sympa», a une liberté de ton jamais connue au Rwanda. Elle se concentre surtout sur l’ennemi intérieur, les alliés du FPR, mais aussi sur les opposants hutus, tous désignés sous le terme de inyenzi, ou cafards. Le ressentiment de Ruggiu cible avant tout la Belgique: «Les Belges sont malheureusement en train de devenir complices des ennemis du Rwanda, et peut-être ennemis eux-mêmes», lançait-il le 23 mars 1994. Des propos lourds de menaces, puisque dix paracommandos belges de la mission de l’ONU seront massacrés à l’entame du génocide déclenché, le 6 avril 1994, par l’attentat contre l’avion d’Habyarimana.

Georges Ruggiu lors d’une de ses comparutions devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda.
© ICTR

Traquer l’ennemi intérieur

Le lendemain de l’attentat, le Belge est à l’antenne et indique les endroits où sont cachés les «cafards». La RTLM diffuse des noms, des numéros de plaques, somme d’arrêter les suspects, ce qui équivalait à une sentence de mort. Ruggiu reconnaîtra les faits. La procureure Carla Del Ponte enfoncera le clou: «Il aurait pu faire le choix de partir, mais non, il est resté.» Réplique de l’accusé: «Fuir mais pour aller où? Si je fuyais, je me serais fait tuer par le FPR, ou traité sans ménagement à mon retour en Belgique.»

«Il aurait pu faire le choix de partir, mais non, il est resté.»

L’avancée des troupes du FPR provoque la débandade de l’armée régulière et des milices génocidaires. Le 14 juillet 1994, Ruggiu fuit vers le Zaïre. La Belgique demande à Kinshasa de l’arrêter. Il se replie en Tanzanie, avant de se planquer au Kenya où il se convertit à l’islam, porte la djellaba et récite des sourates, toujours en quête de son identité. En 1997, la police kenyane l’arrête à Mombasa, d’où il est transféré le jour même vers Arusha. Il circulait alors sous le nom de Trevor Mac Cusker.

En prison, il réalise l’ampleur du désastre. «Il s’agissait bien d’un génocide et malheureusement j’y ai participé», avouera-t-il. Aujourd’hui, Ruggiu s’emmure dans le silence. Son avocat de l’époque comprend cette posture: la moindre prise de parole sur le Rwanda «ne manquera pas d’être mal interprétée ou totalement incomprise», assure Me Jean-Louis Gilissen. Certes, il a payé sa dette à la société. Mais l’énormité des crimes commis ainsi que les souffrances qui en découlent encore, «expliquent l’impossibilité pour de nombreuses victimes du génocide d’envisager que M. Ruggiu puisse jamais bénéficier du moindre effet de l’oubli». Le Verviétois confie vouloir partir sous d’autres cieux, «dans un pays chaud», avec sa femme d’origine arabe. Pour, une fois encore, tenter une nouvelle existence, devenir un autre homme. Et fuir son passé.

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