La délégation belge reçue par les époux Tshisekedi au palais présidentiel. © belga image

Dr. Mukwege, un masque kakuungu et un chef de protocole omniprésent : retour sur une visite royale en RDC hors norme

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

En marge des rencontres officielles, comment s’est déroulé le séjour de Philippe et Mathilde en République démocratique du Congo? Qu’a représenté pour le roi et la reine ce périple Kinshasa – Katanga – Sud-Kivu? Les coulisses d’un voyage royal historique.

Organiser une visite royale à l’étranger est un exercice de haute voltige. Dans le cas du déplacement de Philippe et Mathilde en RDC du 7 au 13 juin, un véritable périple, planifier les différents trajets et rendez-vous a exigé d’innombrables réunions au Palais, discussions avec les autorités congolaises, contacts avec l’ambassade de Belgique à Kinshasa et le consulat belge à Lubumbashi, échanges avec les services du Premier ministre Alexander De Croo – venu à Kinshasa –, avec les cabinets de Meryame Kitir (Vooruit), en charge de la Coopération au développement, et de Thomas Dermine (PS), à la Politique scientifique, ministres qui ont accompagné jusqu’au bout le roi et la reine.

Où se rendre? Qui rencontrer? Quels messages faire passer aux interlocuteurs? Autant de questions à régler avec doigté pour éviter les couacs diplomatiques ou protocolaires. D’où plusieurs changements de programme de dernière minute. Même si les relations belgocongolaises se sont nettement améliorées depuis 2019 et l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, qui a passé plus de trente ans de sa vie à Bruxelles et considère la Belgique comme son «autre Congo», un déplacement officiel dans l’ancienne colonie belge exige à la fois tact et savoir-faire.

L’omniprésent poisson-pilote

On ne s’étonnera donc pas du nombre impressionnant de membres de la Cour engagés dans l’aventure, du chef de cabinet du roi, Vincent Houssiau, à la coiffeuse de la reine. A une exception près, l’ensemble du staff chargé de la communication du Palais a fait le déplacement. Munis d’oreillettes, des agents du détachement de sécurité de la famille royale surveillent les lieux successifs des rencontres, à Kinshasa, au Katanga, puis au Sud-Kivu.

Toutefois, un homme de l’entourage du roi est encore plus visible que les bodyguards aux côtés de Philippe et Mathilde: Alain Gerardy, chef de protocole de la Cour depuis 2017. Cet officier de 54 ans ne quitte pas le roi d’une semelle. Il est visible sur la plupart des images du couple royal prises par les télés et photographes d’agences. Le colonel d’aviation veille au grain, indique la direction à suivre, balise les échanges. Au moment de quitter Bukavu, capitale du Sud-Kivu, des dignitaires locaux se sont approchés de Philippe pour lui offrir un tambour traditionnel. Le chef du protocole s’est empressé de débarrasser le roi de l’encombrant cadeau.

Le Palais tenait à inclure dans le parcours une rencontre avec le Dr Mukwege.

Les journées sont souvent interminables, lors des visites royales. Après une série d’entretiens politiques, de visites de projets et autres rendez-vous, il arrive que le visage du roi exprime de la lassitude, de l’impatience ou de l’ennui. La reine, elle, reste souriante et chaleureuse en toutes circonstances, et le soutient discrètement.

A l’hôpital de Panzi, en banlieue sud de Bukavu, Mathilde a prononcé, sans notes, un discours plein de compassion devant les femmes et jeunes filles victimes de violences sexuelles. «Nous sommes sans voix en écoutant vos témoignages et pleins d’admiration pour votre courage et votre dynamisme face à ce qui vous est arrivé, a-t-elle déclaré avec émotion. Soyez assurées que nous ne vous oublierons jamais. Le roi et moi serons votre voix, ici en RDC ou en dehors du pays.»

Alain Gerardy, chef de protocole de la Cour, se charge d’un tambour offert au roi à Bukavu.
Alain Gerardy, chef de protocole de la Cour, se charge d’un tambour offert au roi à Bukavu. © OR

Soutien royal à Mukwege

La visite des souverains à l’hôpital de Panzi a été l’un des temps forts de leur séjour au Congo. Ils ont été reçus par le docteur Denis Mukwege, fondateur de l’établissement, et ont rencontré le personnel soignant. Le 5 mars dernier, Philippe et Mathilde avaient reçu le prix Nobel de la paix 2018 au château de Laeken. Le couple royal ne cache pas son admiration pour le travail accompli par le chirurgien gynécologue.

Son hôpital, qui n’a cessé de s’étendre, d’étoffer ses équipes et de se doter de nouvelles installations, a pris en charge, depuis fin 1999, près de 70 000 survivantes de viols, mais aussi plus de 50 000 patientes atteintes de pathologies gynécologiques. Chaque jour, cinq à sept femmes victimes de violences sexuelles sont admises en consultation à Panzi. Aux viols de guerre, commis par des rebelles et des militaires, s’ajoutent les viols domestiques et ceux commis par superstitions et fétichisme: des combattants et des civils sont persuadés qu’avoir des relations sexuelles avec un enfant prépubère les immunisera contre des maladies comme le sida, ou encore renforcera leurs chances de découvrir un bon filon minier. Les fistules traumatiques sont causées par les mariages précoces ou des conditions d’accouchement désastreuses.

Une personnalité qui dérange

Reçu avec tous les honneurs en Europe et aux Etats-Unis, où il a récolté des fonds pour son hôpital, «l’homme qui répare les femmes» est une figure populaire dérangeante pour le pouvoir congolais. Critique acerbe de l’action gouvernementale à la fin du règne de Joseph Kabila, qu’il a appelé à démissionner, il continue à dénoncer l’inexistence de l’Etat, qui «abandonne la population à son propre sort». Il agace aussi certains dirigeants congolais quand il stigmatise, avec force, l’impunité qui règne en RDC, où des militaires accusés d’être impliqués dans des exécutions, tortures, viols et pillages commis il y a une vingtaine d’années – dont Gabriel Amisi, surnommé Tango Four – occupent toujours des postes de premier plan dans l’armée.

Denis Mukwege reçoit la presse belge.
Denis Mukwege reçoit la presse belge. © belga image

Le Dr Mukwege est, par ailleurs, dans le collimateur de Kigali. «Dénoncer l’impunité des criminels de guerre, c’est ouvrir une boîte de Pandore, car de hauts responsables rwandais figurent également parmi les personnes suspectées d’avoir commis des violations des droits de l’homme», signale le cinéaste belge Thierry Michel, auteur de L’Empire du silence (2022), documentaire retraçant l’enchaînement des violences qui ravagent et ruinent le Congo depuis un quart de siècle. Le 12 juin, à Panzi, devant la presse, Denis Mukwege a évoqué sans détour «l’agression du Rwanda» au Congo, à travers le M23, le mouvement rebelle qui poursuit ses attaques au Nord-Kivu. Il a appelé la Belgique à «porter un plaidoyer très fort» auprès de l’Union européenne et de l’ONU.

Ce contexte tendu explique pourquoi le projet d’une visite de Philippe et Mathilde au prix Nobel a suscité, nous glisse-t-on, quelques réticences du côté des autorités belges. Le voyage royal en RDC a été reporté à plusieurs reprises pour cause de pandémie, puis, fin février, en raison du déclenchement par la Russie de la guerre en Ukraine. Avant ce dernier report, le programme établi ne comportait pas de rencontre avec le Dr Mukwege. Un rendez-vous médiatisé sur place était, d’après nos sources, considéré comme délicat: il risquait de déplaire à Kinshasa. Le Palais a néanmoins obtenu d’inclure l’hôpital de Panzi dans le parcours de juin.

Un second discours plus faible

Ce voyage royal a commencé sous le signe de l’histoire belgo-congolaise. Le 8 juin, à Kinshasa, la journée des souverains a débuté par une cérémonie d’hommage aux anciens combattants de la Force publique, l’armée du Congo belge. Philippe a ensuite remis un masque géant kakuungu de l’ethnie Suku au Musée national, prêt de longue durée de l’ AfricaMuseum, à Tervuren.

Un masque kakuungu a été remis solennellement au Musée national, à Kinshasa.
Un masque kakuungu a été remis solennellement au Musée national, à Kinshasa. © belga image

Sur l’esplanade du Palais du peuple, il a réaffirmé «ses plus profonds regrets» – déjà exprimés par lettre il y a deux ans, depuis Bruxelles – pour les blessures du passé colonial. «Ce régime était celui d’une relation inégale, en soi injustifiable, marqué par le paternalisme, les discriminations et le racisme. Il a donné lieu à des exactions et des humiliations», a-t-il ajouté. Son second discours en RDC, prononcé à l’université de Lubumbashi, au Katanga, et adressé en priorité aux jeunes, a laissé nombre de ses auditeurs sur leur faim. Un conseiller du Palais convient que cette intervention-là n’avait pas le niveau de la première.

L’accueil de la population congolaise a touché le roi Philippe.

Dans sa jeunesse, Philippe a eu pour mentor le roi Baudouin, souverain belge tombé amoureux du Congo, tout comme son père Léopold III et son grand-père Albert 1er. Le roi actuel, qui n’avait jamais mis les pieds en RDC avant ces jours-ci, s’intéresse de longue date aux liens historiques tissés entre la monarchie et l’ancienne colonie, fondée par son aïeul Léopold II. Lors de la visite royale qui s’est achevée le 13 juin, le souverain n’a pas caché, lors d’échanges informels, qu’il espérait depuis des années entreprendre ce voyage. Il a rappelé qu’il s’était rendu, en tant que prince puis comme chef d’Etat, dans le monde entier, mais que le Congo représentait à ses yeux une destination toute particulière. L’ accueil de la population congolaise à Kinshasa, au cœur du Katanga et au Sud-Kivu l’a touché, laisse-t-il entendre.

Un film qui inquiète

Bien avant de monter sur le trône, Philippe s’est informé sur les crises qui ont touché le Congo après l’indépendance. La reine et lui ont par ailleurs apprécié les documentaires du cinéaste belge Thierry Michel, Mobutu roi du Zaïre (1999), et le tout récent L’Empire du silence. En revanche, la sortie prochaine d’un long métrage sur le passé congolais susciterait une certaine inquiétude au Palais. Il s’agit du drame historique que l’acteur et réalisateur américain Ben Affleck consacre au régime de terreur qui prévalait entre 1885 et 1908 dans ce qui était alors la colonie privée de Léopold II.

Le film est basé sur le livre du journaliste Adam Hochschild, Les Fantômes du roi Léopold (1998), qui a fait grand bruit en Belgique lors de sa sortie. L’ auteur estime que cette politique coloniale a coûté la vie à au moins huit millions de Congolais, chiffres contestés par des historiens belges. Le film met en lumière de façon romancée l’histoire de trois personnages – un missionnaire noir américain, un journaliste d’investigation et un espion irlandais – qui ont dénoncé les abus du système léopoldien et posé les bases d’un des premiers mouvements de défense des droits de l’homme de l’histoire. Dans l’entourage du roi Philippe, on craint, nous glisse-t-on, que le film soit caricatural.

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